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Débats

Les limites du droit au logement opposable : entre ineffectivité et effets pervers

Instauré depuis la loi DALO de 2008, le droit au logement opposable connaît de nombreuses difficultés de mise en œuvre. Au-delà des retards souvent dénoncés, l’analyse des modalités pratiques de son application montre qu’il tend à la fois à exclure les plus démunis et à renforcer les logiques de la ségrégation socio-spatiale.

Depuis 2008, la loi sur le droit au logement opposable, dite loi « DALO », offre aux sans-domicile et aux mal-logés une possibilité de recourir à la justice administrative pour accéder à un logement adapté. Dès lors que le classement « prioritaire et urgent » de la situation du ménage d’un requérant par une commission de médiation départementale (COMED) DALO n’est pas suivi d’une proposition de logement adaptée, le préfet est susceptible d’être condamné par le juge administratif [1].

La publication conjuguée des rapports du comité de suivi de son application et de la Fondation Abbé-Pierre sur l’état du « mal-logement » remettent tous les ans le DALO sous le feu des projecteurs, aux alentours de la mi-janvier. Ces importants travaux insistent principalement sur l’accumulation des condamnations de l’État à la suite des retards en matière de relogement des ménages dont la situation est jugée « prioritaire et urgente » par les COMED. Ainsi, les critiques les plus courantes et publicisées de la mise en œuvre du DALO se concentrent sur l’inapplication de décisions juridico-administratives. En revanche, les difficultés des mal-logés et des sans-domicile à faire valoir leur droit sont moins souvent décrites et expliquées, de même que le processus de relogement des ménages dont la situation est jugée « prioritaire et urgente ».

En s’appuyant sur des données nationales et localisées, collectées dans le cadre d’une recherche doctorale, cet article propose d’étudier les limites et les effets pervers de la mise en œuvre de l’obligation de résultat en matière de logement qui s’impose désormais aux représentants de l’État. Il analyse, d’une part, l’effectivité réduite des décisions d’application du DALO, qui demeure inaccessible à une grande partie des sans-domicile ou des mal-logés, et, d’autre part, les effets pervers du processus d’attribution de logement aux ménages désignés comme « prioritaires », qui accentue certaines formes de ségrégation urbaine.

Une effectivité réduite du droit au logement opposable

Si de nombreux sans-abris et mal-logés n’ont pas recours au DALO, notamment parmi les plus démunis (Lévy et Laumet 2012), les requérants représentent tout de même une part de plus en plus significative des demandeurs de logements sociaux : le nombre total de recours déposés auprès des COMED s’élève, en effet, à 559 842 au 17 février 2015, et il connaît une croissance annuelle régulière. Néanmoins, une majorité toujours plus large de requérants ne parvient pas à faire valoir leur droit – le taux de décisions favorables des COMED a chuté de 40,1 % à 33,4 % entre 2008 et 2015 – quand bien même la situation de nombre d’entre eux pourrait être jugée « prioritaire » au regard des critères légaux d’éligibilité au DALO. Le traitement des recours tend, en effet, à exclure les plus pauvres, qui sont aussi les plus éloignés des institutions publiques et les moins conformes aux attentes des acteurs des politiques de l’habitat (Weill 2012). Or, c’est paradoxalement là où le recours au DALO est le plus intense et où les taux de décisions favorables des COMED ou les condamnations du juge administratif sont les plus importants que les opportunités de (re)logement des ménages « prioritaires » sont les plus limitées. Au 5 mars 2015, 59 502 d’entre eux étaient encore en attente d’un logement adapté, dont 44 013 en Île-de-France, certains d’entre eux ayant validé leur recours début 2008. De manière générale, plus les prix de l’immobilier sont élevés et plus la capacité du parc social à absorber la demande se révèle limitée dans un département, plus l’intensité du recours au DALO et le retard de l’offre de logement aux ménages prioritaires y sont importants.

L’examen localisé des pratiques des acteurs des politiques de l’habitat des personnes défavorisées permet d’affiner la compréhension des difficultés à rendre effectif le droit au logement (Weill 2013). L’incapacité des agents de la préfecture ou de la direction départementale de la cohésion sociale à faire respecter les décisions des COMED ou du juge administratif peut non seulement être liée à la faiblesse de l’offre de logement social, mais aussi aux résistances des élus locaux et des bailleurs, qui invoquent volontiers le motif de la « mixité sociale » pour refuser l’accueil de ménages jugés indésirables. Tandis que les élus rechignent à voir leurs stratégies de peuplement remises en cause par le DALO (Desage et al. 2014), les bailleurs sociaux défendent les franges les plus attractives de leur parc, a fortiori lorsqu’il s’agit d’organismes privés. C’est, d’ailleurs, dans les départements où la situation est la plus tendue que les bailleurs conservent la possibilité de refuser des ménages, parmi ceux que leur désigne le préfet au titre du DALO. Là où le système fonctionne au « cas par cas » et où les recours au DALO sont les moins fréquents, les agents de l’État local parviennent à imposer le relogement des ménages, quitte à essuyer un premier refus des bailleurs les plus sélectifs. À l’inverse, le système de « gestion de flux » qui caractérise les départements où le recours au DALO est le plus important permet aux bailleurs de « piocher » parmi les ménages « prioritaires ». Non seulement l’application du DALO est limitée par la tendance au non-recours des plus précaires des mal-logés ou des sans-abri, mais elle tend à exclure les moins solvables parmi les demandeurs de HLM passés à travers les mailles des filets des COMED, ou ceux dont le style de vie n’est pas suffisamment conforme aux attentes des bailleurs sociaux. L’éviction des plus précaires n’empêche toutefois guère l’aggravation de la ségrégation spatiale en milieu urbain, qui résulte en partie des conditions pratiques de mise en œuvre de la loi.

Une tendance au renforcement de la ségrégation urbaine

Lorsqu’ils ne doivent pas se contenter d’une place d’hébergement, les ménages « prioritaires » sont majoritairement orientés vers les zones les plus pauvres des grandes agglomérations, qui sont souvent aussi des quartiers « prioritaires » de la politique de la ville. Lorsque la loi s’applique, l’offre d’habitat se concentre a fortiori dans les quartiers les plus défavorisés, malgré les appels répétés de parlementaires, de droite comme de gauche, à « faire évoluer la loi » [2]. Ceux-ci énoncent notamment le fait que les objectifs de la rénovation urbaine étaient déjà difficiles à concilier avec l’application du droit au logement, avant que celui-ci ne devienne opposable (Driant 2008). Aussi l’application d’une circulaire ministérielle limitant à 30 % la part des propositions de logement au titre du DALO situées en zones urbaines sensibles (ZUS) [3] s’avère-t-elle une véritable gageure.

C’est ce que montre l’analyse cartographique (cf. figure 1) d’un extrait du fichier des propositions de logement et d’hébergement au titre du DALO sur le territoire de la communauté urbaine de Strasbourg (CUS) en 2009 et 2010 [n = 562]. La part des offres de logement au titre du DALO situées dans ces « quartiers sensibles » s’élève à 35,9 %, soit plus du double de la proportion de la population de l’agglomération résidant en ZUS, alors que cette population a diminué depuis 1999. Du reste, 25,9 % des propositions se situent dans des quartiers ciblés par le contrat urbain de cohésion sociale (CUCS), qui présentent parfois des taux de chômage supérieurs et des revenus médians inférieurs aux ZUS de l’agglomération et où le parc de logement social est également majoritaire. Caractériser les IRIS d’habitat [4] qui composent la CUS par le revenu fiscal des ménages permet, en outre, de constater que l’essentiel des logements proposés aux « prioritaires » se situe dans des zones où ce revenu est inférieur à la médiane (81 %). Si l’application du DALO contribue à la ségrégation, ce n’est cependant pas seulement en raison de la structure de l’offre de HLM, qui se situe en grande partie dans les quartiers ciblés par la politique de la ville, mais aussi à travers le processus de filtrage des candidatures au sein d’un parc HLM lui-même hiérarchisé.

Figure 1 : Localisation de l’offre d’habitat aux ménages prioritaires DALO sur le territoire de la CUS selon le revenu fiscal médian des quartiers (2009-2010)

Source : Pierre-Édouard Weill, INSEE–DGI/DDCS Bas-Rhin, 2007.

Pour les « prioritaires » DALO, comme pour les autres demandeurs de logements sociaux, les propriétés sociodémographiques du ménage conditionnent, en effet, la nature des propositions. Les personnes seules sont souvent réorientées vers un foyer ou une structure d’hébergement, d’autant plus que les petits appartements sont rares dans le parc social. En revanche, les couples bi-actifs avec moins de trois enfants, souvent parmi les ménages les plus solvables, ont tendance à être orientés vers les franges moins paupérisées du parc social. Leur destin résidentiel diffère aussi de celui des familles nombreuses, le plus souvent étrangères : résidant dans des foyers ou chez un parent dans des quartiers populaires, celles-ci sont le plus souvent (re)dirigées vers ces territoires. Non seulement le turnover y est plus fort qu’ailleurs et les loyers moins onéreux, mais les bailleurs s’efforcent ainsi de « protéger » les segments les plus valorisés de leur parc en évitant d’y envoyer les familles jugées « à risque ».

Or, ce phénomène de ségrégation est aggravé par les nombreux refus de relogement des ménages « prioritaires », notamment parmi les moins défavorisés d’entre eux. Les caractéristiques sociales des ménages déterminent, en effet, l’acceptation ou le refus du logement proposé. Ceux qui se montrent insatisfaits des propositions des bailleurs peuvent invoquer l’éloignement du logement de leur lieu de travail, ou encore de leur quartier d’origine, où ils souhaitent conserver leurs habitudes et leurs relations. Le motif de refus le plus fréquent reste néanmoins la « mauvaise réputation » du quartier, a fortiori parmi les ménages les moins défavorisés, et ce d’autant plus qu’ils résident dans des quartiers moins stigmatisés. Les ménages cumulant le plus de difficultés sociales et économiques se résignent, par contre, davantage à s’installer dans des zones où la pauvreté s’accroît. C’est notamment le cas des familles issues d’une immigration récente, dont la connaissance de la géographie sociale de l’agglomération est limitée. Des tensions apparaissent alors entre ces nouveaux arrivants et des locataires mieux « établis » (Elias et Scotson 1997), qui dénoncent pour certains la « dégradation » de leur quartier induite.

L’expérience du DALO montre ce que la mise en œuvre d’une obligation de résultat fondée sur la mobilisation du droit par des administrés et leurs éventuels soutiens peut concrètement générer, dans un contexte de retrait de l’État-providence. Non seulement l’application de la loi est limitée, mais la détermination d’un « optimum » d’intervention publique par le recours à la justice administrative produit des effets pervers. Si la comptabilité des besoins « urgents » et « prioritaires » en matière de logement apparaît d’autant plus « juste » qu’elle se fonde sur le recours à la justice, elle exclut de fait les demandeurs de logement qui ne font pas ou ne parviennent pas à faire valoir leur droit. Dans de telles conditions, la mise en œuvre du DALO aboutit paradoxalement à une évaluation à la baisse des besoins en matière de logements sociaux, qui vient légitimer l’écroulement des aides à la pierre depuis la fin des années 1980. Tout se passe comme si le DALO ne venait qu’entériner l’avènement d’une conception résiduelle du logement social à travers une opération de construction de la demande par l’action publique, qui consiste, en définitive, à cibler les « moins pauvres des plus pauvres ». Le tri des requérants met ,en effet, de côté les demandeurs les plus démunis, mais la faiblesse endémique de l’offre de logement social limite également son accès aux fractions supérieures des classes populaires, renvoyées vers le « droit commun » et l’accession à la propriété (Girard et al. 2013).

Bibliographie

  • Desage, F., Morel Journel, C. et Sala Pala, V. (dir.). 2014. Le Peuplement comme politique(s), Rennes : Presses universitaires de Rennes.
  • Driant, J.-C. 2008. « Le droit au logement opposable. Un révélateur des contradictions du logement social », Études foncières, n° 134, p. 5‑7.
  • Elias, N. et Scotson, J. L. 1997. Les Logiques de l’exclusion. Enquête sociologique au cœur des problèmes d’une communauté, Paris : Fayard.
  • Girard, V., Lambert, A. et Steinmetz, H. 2013. « Propriétés et classes populaires : des politiques aux trajectoires », Politix, n° 101, p. 7-20.
  • Lévy, J. et Laumet, D. 2012. « Le DALO : la fraude morale de l’État », in Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore), L’Envers de la fraude sociale. Le scandale du non-recours aux droits sociaux, Paris : La Découverte, p. 83‑103.
  • Weill, P.-É. 2012. « Qui sait faire valoir son droit ? Compétence statutaire et attribution d’un statut de “prioritaire” », Sociologies pratiques, n° 24, p. 93‑105.
  • Weill, P.-É. 2013. « Le droit au service des personnes défavorisées ? Les effets pervers de la mise en œuvre du droit au logement opposable », Gouvernement et Action publique, vol. 2, n° 2, p. 279‑302.

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Pour citer cet article :

Pierre-Édouard Weill, « Les limites du droit au logement opposable : entre ineffectivité et effets pervers », Métropolitiques, 14 septembre 2015. URL : https://metropolitiques.eu/Les-limites-du-droit-au-logement.html

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