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L’École de la rénovation urbaine : un nouveau bricolage idéologique ?

La loi Borloo de 2003 aurait marqué un tournant majeur dans les politiques publiques sur les territoires dits « sensibles ». Une enquête sur l’École de la rénovation urbaine, créée deux ans plus tard pour former les professionnels à cette politique, conduit à nuancer ce constat. La formation qu’elle dispense relève plutôt d’un hybride idéologique, qui accueille aussi bien les héritages de la politique de la ville des années 1980 que la gestion managériale aujourd’hui mise en avant.

La loi Borloo de 2003 sur la rénovation urbaine est souvent présentée comme un moment charnière dans l’histoire récente des modes d’intervention publique dans les territoires dits sensibles [1]. La rénovation urbaine aurait remisé au placard une politique de la ville essoufflée, incertaine (Jaillet 2000), bureaucratisée, sans projet et sans dynamique, en fermant le dossier brûlant des 751 Zones Urbaines Sensibles ouvert depuis plus de vingt ans. Le discours des décideurs politiques et des experts d’alors aurait rayé d’un trait de plume une politique jugée « molle » et « inefficace », fondée sur le principe « erroné » d’une réparation sociale et bâtie des territoires. « Difficilement évaluable », celle-ci aurait peiné à enrayer efficacement les violences et les pauvretés endémiques des quartiers. Serait donc venu le temps d’une ambitieuse rénovation urbaine, « enrayant les errements passés », orchestrée par une nouvelle agence de l’État (l’Agence nationale pour la rénovation urbaine ou ANRU), dispensant avec l’aide du 1 % patronal une aide efficace pour de « vrais projets », matériellement visibles sur le terrain : la destruction des « barres » et « tours » et la reconstruction de quartiers mixtes en termes de peuplement [2].

Quelques années après le lancement du programme de la rénovation urbaine, on peut toutefois nuancer cette lecture de la rupture idéologique. Une enquête sur les réseaux d’acteurs gravitant autour de l’École de la rénovation urbaine et des savoirs qui y sont transmis conduit en effet à infléchir ce récit [3]. L’École de la rénovation urbaine est un lieu de formation destiné aux bailleurs sociaux, financé principalement par l’ANRU elle-même, l’Union sociale pour l’habitat et la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Espace de transmission entre décideurs nationaux, experts et acteurs locaux, elle apparaît donc comme un observatoire privilégié pour saisir la cohérence de ce nouveau dogme – si son existence était vérifiée – et les modalités de sa circulation. Contre toute attente, cette étude montre que la rénovation urbaine réemploie plus qu’elle ne rompt avec les registres idéologiques de la politique de la ville. Les convictions et savoir-faire de ceux qui forment à la rénovation urbaine comme de ceux qui ont été formés empruntent largement – plus qu’on aurait pu l’imaginer – à l’ancienne politique de la ville. Soulignons bien que notre propos n’est pas, ici, de parler des pratiques mais bien des discours de ceux qui mettent en œuvre ces programmes.

Un large partenariat autour de l’ANRU

L’École de la rénovation urbaine a été créée en 2005, soit deux années après la constitution de l’ANRU, par l’Union sociale pour l’habitat, avec les principaux partenaires de la politique nationale de rénovation urbaine : l’ANRU, la CDC, l’école de commerce ESSEC (qui propose un parcours certifiant « chef de projet rénovation urbaine » en deux ans, animé en relation avec l’École de la rénovation urbaine) et la Caisse de garantie du logement locatif social (CGLLS). Située à Aubervilliers, en plein cœur de la Seine-Saint-Denis, mais à proximité de Paris, cette institution, destinée initialement aux bailleurs sociaux, a été fondée avec le projet de leur proposer des outils nécessaires à la conduite de projets de rénovation urbaine afin qu’ils puissent « acquérir une culture urbaine plus large ». L’École s’est donc associée à l’IFMO (Institut de formation de la maîtrise d’ouvrage de la ville), ancien lieu de formation des cadres des offices HLM, créé en 1983 à l’initiative de l’Union des HLM [4], de la CDC et du ministère du Logement, auxquels se sont joints l’ANRU, la Fédération des SEM [5] (Sociétés d’économie mixte) et les collectivités locales.

Le public qui fréquente cette école (toutes les générations sont représentées) s’est aujourd’hui ouvert à d’autres univers professionnels : collectivités territoriales, institutions d’État type Direction départementale des Territoires. Aussi cette école constitue-t-elle, avec l’ANRU elle-même, qui organise des stages et moments d’échange, ou l’AFPOLS, Association pour la formation professionnelle des organismes de logement social, l’un des lieux de référence pour la formation à la rénovation urbaine. L’assistance aux stages à l’École de la rénovation urbaine légitime la qualification des cadres du parc social, tant dans leur organisation interne qu’au sein des divers partenariats de terrain. Il peut être donc recommandé d’en suivre pour conforter sa carrière. Animée par une directrice fondatrice s’appuyant sur un conseil d’orientation pédagogique et une quarantaine d’enseignants vacataires, l’école mobilise des professionnels de l’urbanisme, parmi lesquels on trouve peu d’universitaires, quelques chercheurs praticiens venant notamment du CSTB et surtout des experts ou consultants privés aux prises avec le terrain, des enseignants acteurs bien implantés dans l’univers du conseil, en moyenne après une vingtaine d’années d’expérience.

Quatre mondes professionnels y sont représentés, révélateurs des croisements de références et de cultures qui s’y opèrent. Le premier est proche des bailleurs sociaux. Le bureau d’études « Habitat et territoires conseil », qui succède au CREPAH, ancien bureau d’études de l’USH, y est fortement représenté. Il travaille en étroite relation avec la branche orientée sciences humaines du CSTB (Centre scientifique et technique du bâtiment) défendant notamment la médiation et l’ingénierie sociale avec le bureau ACT Consultants. Un deuxième monde professionnel est constitué par les enseignants et intervenants attachés à l’ESSEC qui défendent une approche managériale du projet territorial et du développement économique. Leur investissement dans cette école est à comprendre comme l’expression d’une volonté de former des « dirigeants responsables vis-à-vis de leur entreprise et de la société dans laquelle agit leur entreprise » (Loche et Talland 2009). Un troisième pôle est constitué d’architectes et d’urbanistes, présents autour de projets architecturaux et urbains de logements, de commerces et de réaménagement de cœurs de villes, expressions du retour formel à la ville ordinaire. Enfin, un quatrième monde professionnel est représenté par des spécialistes de la finance et de l’immobilier visant l’optimisation de plus-values foncières issues du réaménagement de ces territoires.

En pratique, l’offre de cours s’organise autour de plusieurs grandes thématiques : une première sur les questions architecturales et urbanistiques, une deuxième sur les « stratégies urbaines », la définition de « projets » et le management, une troisième sur les techniques d’accompagnement et de « gestion » de la rénovation urbaine. Le vocabulaire de l’entreprise apparaît particulièrement prégnant, comme en témoigne la récurrence de mots tels « gestion », « boîte à outils » et « management ». Le volet plus architectural s’attache aux questions relatives à la « durabilité » de ces territoires, à leur « qualité paysagère et urbaine » ou encore à leur sécurité. Le volet stratégique des enseignements concerne la conduite de projet, la communication, la « dynamique économique » et les stratégies financières de l’opération. Le volet plus gestionnaire de la formation concerne les « outils de la concertation » des habitants, la gestion urbaine de proximité, le « fonctionnement social et urbain des quartiers ». À ces grands domaines s’intègre un ensemble important de formations pointues sur des outils juridiques, techniques et financiers, nécessaires à la mise en œuvre d’opérations de rénovation urbaine. S’ajoutent également des formations sur les relations inter-acteurs qui sont au cœur du dispositif : l’enseignement met en avant la compréhension mutuelle des logiques, la capacité de chacun à maîtriser son positionnement et surtout le pragmatisme qui met entre parenthèses les valeurs de l’acteur pour prôner une techné tournée vers l’efficacité et laissant de côté l’évaluation des programmes, confiée par la loi à une structure interministérielle, l’Observatoire national des zones urbaines sensibles.

Entre participation habitante et gestion managériale

Ce programme de cours illustre bien les différents courants au sein de l’École de la rénovation urbaine, une préoccupation gestionnaire et une volonté de développer économiquement ces territoires, enfin le souhait de mener une politique avec la diversité des acteurs concernés. Pour la plupart des intervenants rencontrés, l’école représente des références communes tant sur le plan des méthodes, des approches que des postures professionnelles. Un enseignant évoque l’idée « d’un entre-soi de gens qui se comprennent par un certain nombre de réflexes professionnels proches […] même si chacun développe ses approches, avec ses sensibilités particulières » (extrait d’un entretien). L’École de la rénovation urbaine apparaît au cœur d’un réseau de professionnels qui se reconnaît un monde commun de méthodes, de manières de faire et de penser.

L’impression de consensus qui s’en dégage s’accompagne d’un effacement de l’idéologie sous-tendue. Ainsi les divergences qui existent effectivement entre les différents intervenants tendent-elles à être minorées. Par ailleurs, l’École, qui propose volontiers une explicitation des termes, des attendus et des moyens du projet de la rénovation urbaine, reste silencieuse sur les fondements idéologiques de la rénovation et ses conséquences possibles. Dans la formation proposée, les références à l’histoire sont peu nombreuses, de même que les références à des exemples étrangers comme le Royaume-Uni. La question des usages tend enfin à être dissoute dans la problématique de la gestion de l’opération, de son accompagnement et de l’adaptation des habitants « pour passer d’une gestion au fil de l’eau à une gestion stratégique et différenciée des territoires ». L’idée est de s’inscrire dans un dispositif visant à « faire avec ce qui est donné ». Quant à la notion de « projet » visant à « transformer les quartiers », celle-ci permet surtout de soutenir « les revendications des habitants d’un autre urbanisme que celui des années 1970 [6] » et d’appuyer une seule alternative à cet urbanisme autoritaire : une perspective de ville idéale s’appuyant sur les principes du développement durable, favorable aux éco-quartiers, à la gestion des déchets, à la qualité des espaces extérieurs et à la compétitivité économique.

On retrouve finalement dans les enseignements de l’École toutes les dispositions d’esprit, de valeurs et de mots constitutifs de la Cité par projets évoqué par Boltanski et Chiapello (1999) pour décrire « l’univers réticulaire » d’un monde professionnel articulant l’impulsion de transformations sociales et spatiales (dans l’esprit de la politique de la ville) et la gestion du quotidien (pratiquée par les bailleurs sociaux) dans une perspective d’adaptation aux injonctions politiques actuelles : mise en réseau, connectivité et réactivité des acteurs, médiation, régulation, réajustement, flexibilité. Ainsi, loin d’être un dogme porteur d’une mutation des manières de penser l’action publique dans les territoires sensibles, la rénovation urbaine apparaît davantage comme un bricolage méthodologique et idéologique inédit, un hybride révélateur des transformations à l’œuvre au sein de l’État. De ce point de vue, on peut lire la rénovation urbaine comme une tentative de cohabitation inédite des lectures socio-économiques portées par des univers professionnels différents : celui des gestionnaires du logement social français, celui des héritiers des approches sociologiques développées dans les années 1970 et 1980, attentives au respect des usages des habitants, et celui de l’économie gouvernée par l’efficacité des politiques publiques. Entre ces mondes divers, soucieux de rigueur budgétaire et de plans harmonieux de peuplement pour les uns, d’appropriation de l’espace habité et de la compétence des usagers pour les autres, et d’efficacité des partenariats publics privés pour les derniers, une convergence originale s’établit autour de notions telles la « gestion de projet », la « participation », le « management » et « les usages de l’habitat ».

Chacun à leur façon, les intervenants s’attachent à tenir ensemble l’héritage issu des années 1970 et 1980 d’une pensée marquée par l’idéal d’une transformation sociale par et avec le local, ainsi qu’une approche pragmatique, gestionnaire et économique, fortement influencée par le management tertiaire. C’est le partage de cette culture hybride, ainsi que leur engagement dans le monde de l’expertise, qui constituent la culture commune des formateurs recrutés à l’École de la rénovation urbaine.

On l’imagine bien, ce rapprochement des références et des mondes sociaux qui les soutiennent n’est pas sans contradiction – l’approche managériale et le développement territorial mené avec et pour les habitants sont loin de converger naturellement (Deboulet 2006 ; Rapport du comité d’évaluation et de suivi de l’ANRU 2007). Selon les formateurs et leur capacité à construire un discours, l’espace de tensions entre ces différents pôles idéologiques et professionnels apparaît plus ou moins bien assumé. Et nous avons parfois rencontré de la gêne, chez ces professionnels, à justifier leurs discours pédagogiques à l’égard d’attentes contradictoires qui témoignent plus largement d’une reconfiguration des références politiques.

Ces remarques conduisent ainsi à nuancer le discours de la rupture entre la politique de la ville et le programme national de rénovation urbaine, dont on constate qu’il ne se vérifie ni dans les réseaux de formation, ni dans l’expansion d’un nouveau « dogme » de la démolition au sens religieux (Epstein 2007) effaçant sur son passage les anciennes convictions liées à la politique de la ville engagée depuis les années 1980 (attention au contexte bâti et social, aux populations et à leur accompagnement). On relève néanmoins la constitution de combinaisons idéologiques inédites favorisant le développement de postures et de pratiques professionnelles nouvelles telles un management des situations d’habitat et un usage stratégique de la participation.

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En savoir plus

Boltanski, Luc et Chiapello, Ève. 1999. Le nouvel esprit du capitalisme, Paris : Gallimard

Deboulet, Agnès. 2006. « Le résident vulnérable. Questions autour de la démolition », Mouvements, n°47-48

Epstein, Renaud. 2007. Les Opérations de rénovation urbaine. Systèmes d’action et logiques d’acteurs, Rapport de recherche, Ministère de l’Emploi, de la Cohésion Sociale et du Logement Plan Urbanisme Construction Architecture, Programme « Renouveler l’urbain au nom de la mixité ? »

Jaillet, Marie-Christine. 2000. « La politique de la ville, une politique incertaine », in Regards sur l’actualité, Paris : La Documentation française, p. 2-45.

Loche, Bernard et Talland, Chantal. 2009. Quand les quartiers réinventent la ville. Les acteurs de la rénovation urbaine, Paris : Autrement.

Rapport du comité d’évaluation et de suivi de l’Agence nationale de la rénovation urbaine. 2007, Paris : La Documentation française.

Le site web de l’École de la rénovation urbaine

Pour citer cet article :

Claire Carriou & Yankel Fijalkow, « L’École de la rénovation urbaine : un nouveau bricolage idéologique ? », Métropolitiques, 18 mars 2011. URL : https://metropolitiques.eu/L-Ecole-de-la-renovation-urbaine.html

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