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Rénover Cleveland : démolition, racisme et agriculture urbaine dans l’Amérique abandonnée

Un autre déclin urbain est-il possible ? Dans leur dernier ouvrage, Max Rousseau et Vincent Béal éclairent les ambiguïtés d’une politique qui organise la décroissance et la ségrégation raciale de Cleveland, entre management par les algorithmes et verdissement de la ville.

Recensé : Vincent Béal et Max Rousseau, Plus vite que le cœur d’un mortel. Désurbanisation et résistances dans l’Amérique abandonnée, Caen, Grevis, 2021, 245 p.

Nous sommes dans la Rust Belt [1], dans l’envers méconnu de la première puissance mondiale, l’Amérique qui connait la désurbanisation, marquée par la crise des subprimes, le racisme et la ségrégation. Nous sommes plus précisément à Cleveland, sur le terrain de recherche de Vincent Béal et Max Rousseau [2]. Nous voyageons avec eux dans un paysage urbain marqué par les destructions de maisons, la pauvreté, les héritages encore vivaces de politiques urbaines ségrégationnistes, mais aussi les jardins collectifs, les fermes urbaines, la résilience, l’invention d’un nouveau modèle urbain dans « les ruines du capitalisme » (Paddeu 2021). Nous sommes dans les rues d’une ville qui a connu l’âge d’or de la Manufacturing Belt [3], mais qui a changé « plus vite que le cœur d’un mortel », citation empruntée par les auteurs à Charles Baudelaire, et dans laquelle vivent encore, survivent parfois, des populations ghettoïsées.

Une recherche à la portée militante assumée

Plus vite que le cœur d’un mortel s’inscrit dans le courant de la géographie critique. Ouvrage au caractère militant assumé, il reprend à son compte une tradition vivace aux États-Unis et en Grande-Bretagne fondée sur les travaux de Mike Davis (1990) ou David Harvey (1973 ;1989). Cette géographie d’inspiration marxiste vise à mettre en évidence les mécanismes le plus souvent invisibilisés de domination de classe à l’œuvre dans l’organisation de l’espace. Dans le cas de Cleveland, la destruction massive de logements selon des critères techniques opaques au nom de la protection de la valeur des biens immobiliers, de la sécurité ou d’une démarche de préservation environnementale masquerait ainsi un véritable tour de force d’une bourgeoisie majoritairement blanche organisant la relégation d’une population vulnérable essentiellement noire. L’ouvrage est volontairement accessible : il vise sans ambiguïté à sensibiliser des lecteurs au-delà des cercles de chercheurs et enseignants en sciences sociales. Le choix même de l’éditeur, la maison d’édition indépendante et associative Grevis (Caen), participe de cette démarche militante des auteurs.

En se focalisant sur Cleveland, Max Rousseau et Vincent Béal donnent à voir le paysage à la fois familier et méconnu des shrinking cities de la Rust Belt : familier, car le thème de la décroissance urbaine des villes industrielles du nord-est des États-Unis est désormais bien balisé ; méconnu, car Cleveland demeure discrète, en particulier par rapport à Detroit, ville des grands constructeurs automobiles américains et symbole de la crise. L’originalité de la démarche des deux chercheurs repose sur la manière dont ils s’attachent à restituer la parole d’acteurs de premier plan de cette destruction planifiée d’une partie de Cleveland. Ils assument ainsi une démarche d’enquête fondée sur l’intersubjectivité et la mise en évidence d’une politique urbaine biaisée par des dimensions sociales et raciales.

La démolition au service de la ségrégation sociale et raciale

Le cœur de l’ouvrage vise à expliquer la politique de destruction massive des logements vacants ou jugés non viables économiquement menée depuis la crise des subprimes de 2008. Ce projet apparaît étroitement lié à l’histoire de la ségrégation aux États-Unis et à la manière dont les mécanismes de relégation des ménages noirs persistent malgré les victoires obtenues par le mouvement des droits civiques. La Banque foncière qui, depuis 2008, encadre les opérations de démolitions, reprend ainsi un zonage racial établi sous l’administration Roosevelt. Les pages sur la politique du « redlining », qui consiste, pour faire simple, à marquer au feutre rouge sur les cartes les quartiers noirs, sont saisissantes. Ces cartes ont en effet orienté le comportement des habitants, mais aussi des acteurs privés (banques, assurances, agents immobiliers), et en conséquence les quartiers noirs, associés à une valeur foncière quasi nulle, ont connu une forte décapitalisation et une détérioration rapide du bâti.

Retracer les multiples crises traversées par la ville permet de comprendre le traumatisme provoqué par la désindustrialisation et la manière dont des banques peu scrupuleuses exploitent les populations captives et vulnérables du centre, notamment via les prêts hypothécaires à risque. Dans la pratique, les ménages les plus pauvres surpayent l’accès à la propriété. Dès lors, lorsque la crise éclate, les saisies pour défaut de paiement des ménages surendettés se multiplient, et les autorités du comté mènent une politique de destruction planifiée des logements devenus vacants. Cette réaffirmation de la division raciale de l’espace est d’autant plus claire que la politique de démolition des quartiers populaires de la ville de Cleveland, où se concentrent les familles afro-américaines, est portée par le comté de Cuyahoga, dont l’électorat et les élites politiques sont majoritairement issus des classes moyennes supérieures blanches. En ce sens, les très nombreuses illustrations et les cartes jouent un rôle important dans la démarche scientifique et pédagogique de l’ouvrage. La carte la plus importante sans doute est celle des démolitions et réhabilitations financées par la Banque foncière. Le constat est sans appel : alors que les quartiers centraux (Central, Kinsman, Slavic Village, Downtown) situés à l’est de la rivière Cuyahoga, les plus marqués par la crise, sont en voie de destruction rapide, les réhabilitations sont importantes dans la couronne péricentrale de la ville, au contact des suburbs du comté. La rationalité financière et immobilière à l’œuvre arrange fortement les affaires de l’électorat aisé et blanc du comté.

Quand les algorithmes et l’agriculture urbaine contribuent à légitimer une politique d’exclusion

Institution en apparence apolitique et technocratique, la Banque foncière permet ainsi au comté de Cuyahoga de prendre le pouvoir sur la ville de Cleveland. Les auteurs exposent le biais racial qui se cache derrière les algorithmes utilisés par cette institution créée pour solder les effets du krach immobilier. Ce sont en effet les algorithmes qui « décident » quelles seront les propriétés vouées à la destruction ou à la rénovation, échappant au contrôle politique des habitants concernés. Institution non élective, la Banque foncière n’est accessible au public que par l’intermédiaire d’un formulaire standard sur un site internet. Les auteurs confrontent la rationalité financière et technique des arguments du directeur de l’établissement à la détresse sociale, économique mais également politique des habitants, privés de leur pouvoir civique. Derrière la typologie des habitations (« condamnées », « vulnérables », « ayant encore de la valeur », etc.) se cachent des stratégies qui ne disent pas leurs noms, en particulier celles visant à « retenir » ou attirer des résidents solvables, en majorité blancs, tout en excluant les habitants les plus pauvres, très majoritairement noirs, du centre. La Banque foncière est ainsi en mesure « d’assembler » des terrains après destruction des logements jugés insalubres, une forme de « remembrement » urbain mis au service de nouveaux investisseurs, en particulier autour du quartier de l’Université de Cleveland (University Circle).

Aux côtés de la technicisation de ces politiques d’exclusion, des coopératives d’agriculture urbaine et de jardinage qui exploitent les terrains libérés participent de leur légitimation. Elles permettent leur verdissement et offrent un paysage attrayant aux yeux des investisseurs, un greenwashing de mesures alliant valorisation de l’immobilier et ségrégation raciale. Dans ce cadre, l’agriculture urbaine est loin d’être un phénomène secondaire, et elle prend diverses formes selon les intérêts des acteurs engagés. De la ferme pédagogique jusqu’à la volonté de tendre vers la sécurité alimentaire, de l’action spontanée des habitants jusqu’aux projets phares de marketing urbain portés par la municipalité, les fermes urbaines sont l’objet de tensions fortes et constituent un laboratoire « post-urbain » de premier plan. Certes, Cleveland demeure une ville, mais en partie vidée de ses habitants, démolie, évidée et dont les terrains sont parfois revalorisés par l’agriculture urbaine.

Entre espoir et avertissement : le « modèle » Cleveland

Les auteurs reviennent également sur le « modèle de Cleveland », régulièrement brandi par le Labour Party britannique sous la houlette de Jeremy Corbyn. Ces commentateurs ont notamment accordé une attention particulière à la manière dont l’Université de Cleveland, à travers ses nombreuses dépendances (46 000 employés au total d’après les auteurs), participe au développement de sa périphérie immédiate, en plein cœur des quartiers déshérités de la ville. En donnant les moyens à des habitants de se constituer en coopératives qui fournissent des services à l’université, celle-ci pacifie les relations dans son voisinage immédiat et peut étendre son emprise spatiale. L’Université de Cleveland, et en particulier deux conglomérats hospitaliers (University Hospitals et Cleveland Clinics), sont des acteurs transnationaux disposant ainsi d’une base territoriale solide et d’un capital immobilier considérable. Cette association entre capitalisme mondialisé et coopératives locales, présentée comme un modèle dans certains cercles militants, pose question. Non seulement les coopératives sont fortement dépendantes de l’université qui recourt à leurs services, mais cet établissement et les deux hôpitaux qui, comme elle, s’affirment comme des acteurs du développement territorial, contribuent à légitimer la politique de démolition à l’œuvre.

L’épilogue de ce « roman de Cleveland » sonne comme un avertissement sur les effets du libéralisme appliqués à la ville : Cleveland peut en effet être le précurseur de logiques contre lesquelles l’Europe et la France ne sont pas immunisées, mais aussi un laboratoire urbain susceptible d’inspirer de nouvelles formes d’actions publiques et civiques.

Bibliographie

  • Davis, M. 1990. City of Quartz. Excavating the Future in Los Angeles, New York : Verso Books.
  • Harvey, D. 1973. Social Justice and the City, Athens : University of Georgia Press.
  • Harvey, D. 1989. The Condition of Postmodernity. An Enquiry into the Origins of Cultural Change, Cambridge (USA) : Blackwell Publishers.
  • Paddeu, F. 2021. Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Paris : Éditions du Seuil, « Anthropocène ».

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Pour citer cet article :

Pierric Calenge & Maie Gérardot, « Rénover Cleveland : démolition, racisme et agriculture urbaine dans l’Amérique abandonnée », Métropolitiques, 11 mars 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Renover-Cleveland-demolition-racisme-et-agriculture-urbaine-dans-l-Amerique.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2013

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