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Lutter contre la périphérisation en Allemagne : des politiques contre-productives ?

En Allemagne, certains territoires ruraux cumulent déclin démographique, décrochage économique et stigmatisation. Joséphine Lécuyer montre que les politiques visant à lutter contre cette périphérisation contribuent souvent in fine à renforcer leur dépendance vis-à-vis des grands centres urbains.

Après la réunification allemande, les « nouveaux Länder [1] » issus de l’ex-RDA ont subi des départs de population massifs et un effondrement de leur industrie (Brenke 2010 ; Zielinski 2011). Le décalage entre Est et Ouest n’a cessé de s’accentuer depuis, y compris dans les espaces ruraux. Trente ans plus tard, ces derniers continuent de faire face à d’importantes difficultés structurelles : vieillissement rapide accentué par le départ des jeunes, taux de chômage élevé, mais aussi manque de main-d’œuvre qualifiée, manque d’infrastructures et de services d’intérêt généraux, notamment dans le domaine des soins.

Le concept de périphérisation (Peripherisierung), développé dans la continuité des travaux sur le déclin urbain et la décroissance (Schrumpfung), permet d’appréhender conjointement les inégalités est/ouest et rural/urbain (Roth 2016). Née en Allemagne dans les années 2000, cette notion envisage la décroissance à travers les relations de pouvoir et de dépendance, insistant sur les conditions de la réunification comme cause des difficultés structurelles actuelles des nouveaux Länder.

Des politiques publiques spécifiques ont été mises en place pour soutenir ces territoires en difficulté, et tout particulièrement les espaces ruraux [2]. Elles sont le plus souvent fondées sur les principes du développement néo-endogène. Autrement dit, elles sont décidées par les échelons supérieurs mais reposent sur une implication des acteurs à l’échelle locale. Ainsi, face au creusement des inégalités et à la montée de l’extrême droite, un grand programme fédéral de développement rural a été lancé en 2017 [3]. Ce programme alloue des fonds sur le modèle des appels à projets et des concours, autour de thématiques identifiées comme prioritaires : digitalisation, démographie, vie associative, etc. Il revient donc aux acteurs locaux de constituer leur projet, de le soumettre et, s’il est sélectionné, de le mettre en place.

Notre étude [4] porte plus particulièrement sur le Land de Mecklembourg-Poméranie, un territoire globalement rural dont cet article analyse les dynamiques de développement. Quelles formes y prend la périphérisation ? Quels sont les stratégies et les outils mobilisés par les acteurs locaux pour le développement de leur territoire ?

La périphérisation, cumul de difficultés structurelles

La périphérisation renvoie à quatre grandes dynamiques (Bernt et Liebmann 2013) que l’on retrouve très nettement dans le cas du Mecklembourg-Poméranie. Tout d’abord, les pertes migratoires (Abwanderung) : le Land a perdu un cinquième de ses habitants dans les trente ans suivant la réunification, certaines parties du territoire étant plus touchées que d’autres. Le Mecklembourg-Poméranie était le Land le plus jeune d’Allemagne en 1990, il est aujourd’hui celui qui vieillit le plus rapidement.

Ensuite, le décrochage économique (Abkopplung) : alors que l’Allemagne est globalement en situation de plein-emploi, le taux de chômage reste élevé dans le Mecklembourg-Poméranie. Paradoxalement, le manque de main-d’œuvre s’accroît dans des secteurs clés du Land comme le tourisme mais aussi certains emplois qualifiés.

La troisième dimension composant la périphérisation est la dépendance, économique mais aussi politique (Abhängigkeit) : le Land est un des seuls d’Allemagne dont la capitale (siège du parlement puisque l’Allemagne a un système fédéral) n’est pas un grand centre de pouvoir, le centre économique du Mecklembourg-Poméranie étant la ville portuaire et universitaire de Rostock.

Enfin, la dernière dimension de la périphérisation est la stigmatisation (Stigmatisierung) : malgré son littoral attractif qui fait du Land une destination touristique prisée, le Mecklembourg-Poméranie souffre d’une réputation associée à la xénophobie et au « désert » (manque de services publics comme les écoles ou les médecins, mais aussi manque d’habitants tout simplement) (Neu 2006). De plus, comme évoqué plus haut, le territoire est stigmatisé comme Land de l’Est, avec une image de retard de développement mais surtout de xénophobie. Les émeutes racistes des années 1990 (comme à Rostock-Lichtenhagen en 1992), combinées aux résultats élevés des partis d’extrême droite (figure 1) ont durablement donné aux nouveaux Länder une image raciste (Heinrich 2018).

Figure 1. Carte des résultats du parti d’extrême droite Alternative pour l’Allemagne (AfD) en 2021

Source : Bundeswahlleiterin 2024.

Des atouts difficiles à valoriser

Face à ces constats négatifs, quelles perspectives se dessinent pour le développement du Land ? L’option généralement privilégiée, en particulier à l’échelon local, est la valorisation du patrimoine naturel. Malgré d’importants atouts touristiques (littoral de la mer Baltique, nombreux lacs, réserve classée de chênes millénaires), de nombreuses difficultés viennent limiter le développement du tourisme. Le modèle du tourisme de masse a déjà contribué à bétonner une partie du littoral et la question de la soutenabilité de ces installations se pose de plus en plus. Concernant la valorisation d’un tourisme raisonné plus respectueux de l’environnement, le manque d’infrastructures de logement, de restauration, de transport, vient renforcer les préjugés d’une région peu développée. Plusieurs sites touristiques pourraient être davantage mis en valeur, mais la concertation entre acteurs locaux fait défaut. En effet, plusieurs acteurs rencontrés évoquent les difficultés à réunir autour d’une même table des acteurs publics et privés peu habitués à coopérer, un héritage de la période communiste et son fonctionnement planificateur (Lécuyer 2021).

Une autre option envisagée est le développement du marketing territorial pour attirer de nouveaux habitants. De manière générale, à l’échelon du Land comme aux échelons inférieurs, les politiques publiques s’orientent vers la lutte contre le « tournant démographique » (Demografischer Wandel), c’est-à-dire la diminution du nombre d’habitants combinée au vieillissement. Un problème se pose fortement dans les territoires les plus touchés : le thème de l’adaptation au tournant démographique est difficile à traiter politiquement, et est fortement connoté négativement (Küpper 2011). Les élus peuvent craindre de devenir impopulaires avec des mesures pro-décroissance, tout comme en France (Dormois et al. 2021). On retrouve ces préoccupations démographiques à l’échelle de l’Allemagne, mais les stratégies développées dans le Mecklembourg-Poméranie pour attirer de nouveaux habitants ou retenir ceux qui y vivent encore sont relativement moins efficaces qu’à l’échelon fédéral. La réputation négative du Land est difficile à contrer, malgré un important travail d’image et de marketing territorial visant à changer cette image. Certains slogans comme « Vivre là où les autres partent en vacances » mettent l’accent sur la proximité avec la nature, d’autres comme « Revenir à la maison… pas seulement pour Noël » s’adressent davantage aux personnes originaires du Land parties étudier ou travailler ailleurs. D’autres campagnes valorisent plutôt le faible coût du logement et l’accès facilité à la propriété (figure 2). Ces publicités se heurtent cependant au problème de la raréfaction des services publics, au manque de transports en commun, mais aussi à la couverture inégale du réseau téléphonique et internet, un frein majeur au télétravail ou à l’installation d’entreprises.

Figure 2. Copie d’écran du portail internet « Anheuern in MV », dédié au marketing territorial du Land

Traduction : « Vie de famille. Les enfants sont entre de bonnes mains et je peux aller travailler l’esprit tranquille. C’est comme ça que ça se passe dans le Mecklembourg-Poméranie / Les conditions pour concilier famille et travail sont particulièrement bonnes dans le Mecklembourg-Poméranie grâce à un système de garde d’enfants couvrant l’ensemble du territoire. / Style de vie & Habitat. Quatre chambres. Cent mètres carrés ? Ce n’est pas un problème. Dans le Mecklembourg-Poméranie, le logement n’est pas un luxe. Grâce aux prix avantageux des loyers et des terrains à bâtir, se loger est abordable et il n’est pas impossible de devenir propriétaire. / En découvrir davantage. »

Une autre perspective de développement se situe dans la proximité relative de grandes villes extérieures au Land. Hambourg rayonne en effet sur la partie occidentale du Mecklembourg, et Stettin, en Pologne, sur l’est de la Poméranie-Occidentale. Dans une moindre mesure, Berlin, au sud, reste un pôle attractif relativement proche (figure 3). Plusieurs avantages découlent de cette proximité. Le premier est que de nombreux habitants du Land peuvent continuer à y habiter tout en allant, par exemple, travailler à Hambourg, grâce à l’autoroute, le moyen le plus rapide de se rendre dans la métropole, en particulier depuis les espaces ruraux mecklembourgeois. Cet avantage n’est pas valable pour la ville de Stettin, la barrière de la langue restant un obstacle pour la plupart des Allemands. En revanche, de nombreux Polonais travaillent à Stettin et viennent s’installer en Poméranie-Occidentale, du côté allemand de la frontière. Plusieurs villages et petites villes ont vu leur population augmenter à nouveau, voire des services rouvrir grâce à l’arrivée de ces nouveaux habitants (Lada et Frelak 2012). Autre avantage de cette proximité, les métropoles représentent des viviers de touristes potentiels, notamment pour des séjours courts le week-end. Enfin, l’atout principal du Land étant le foncier disponible, plusieurs communes accueillent des entrepôts ou des zones de stockage pour des entreprises basées dans les grandes villes, créant ainsi de l’emploi et des revenus pour les communes.

Figure 3. Le Land de Mecklembourg-Poméranie dans son environnement régional

Source : Bundeswahlleiterin 2024.

Des politiques de développement aux effets contrastés

Le point le plus remarquable mis en évidence par l’enquête de terrain est que la majorité des mesures mises en œuvre par le gouvernement fédéral en matière de développement rural contribuent finalement à renforcer les inégalités entre territoires. En effet, elles fonctionnent théoriquement selon les logiques de développement endogène, mais reposent principalement sur des appels à projets et des concours. Cette logique de sélection valorise uniquement les meilleurs dossiers, et écarte donc de fait les territoires les plus en difficulté. Ces derniers sont les moins aptes à répondre aux critères de sélection et restent souvent à l’écart des financements, par manque de temps ou de personnel suffisant pour déposer une candidature, ou encore par méconnaissance des attendus implicites de ce type de dossier. Le bon fonctionnement de ces politiques est donc entravé dans les territoires les plus périphérisés, qui bénéficient de moins de ressources. Dans une région comme le Mecklembourg-Poméranie, particulièrement touchée par les quatre dimensions de la périphérisation, les politiques ciblées sur un problème (la démographie, l’emploi, l’accès au numérique, etc.) s’avèrent donc inefficaces, voire renforcent l’écart entre territoires « gagnants » et « perdants ».

En outre, les stratégies de développement mises en œuvre à l’échelon local ont, elles aussi, des effets négatifs potentiels. Dans les régions périphérisées, un grand nombre de mesures sont tournées vers le renforcement de l’attractivité des territoires. Comme vu plus haut, celles visant à attirer de nouveaux habitants sont relativement inefficaces. Celles visant à augmenter l’attractivité touristique peuvent, d’une part, renforcer le risque de dépendance à une clientèle extérieure et, d’autre part, avoir des conséquences négatives pour les habitants : la mise en tourisme peut par exemple contribuer à dégrader les ressources naturelles ou à instaurer des restrictions sur l’utilisation de ces espaces (Depraz 2007). Les politiques de développement tournées vers le tourisme augmentent également les dépenses à destination d’une clientèle citadine externe et non des habitants eux-mêmes. Ces derniers, qui manquent souvent d’infrastructures (éducation, santé), se retrouvent avec des équipements essentiellement destinés à des touristes.

Les stratégies mises en œuvre par certains acteurs locaux peuvent finalement renforcer la périphérisation à long terme, notamment la dépendance aux grands centres urbains. Ainsi, la mise à disposition de zones vacantes à destination d’entreprises hambourgeoises ou polonaises peut créer des revenus pour les communes accueillantes, mais les entreprises conservent le plus souvent leurs employés et transforment le paysage, dégradant ainsi une des rares ressources disponibles. Et quand elles contribuent à créer de l’emploi localement, les postes à plus haute responsabilité restent souvent occupés par des personnes habitant dans les grands centres urbains. Enfin, valoriser la proximité d’une métropole voisine en tant que centre d’emploi à travers le marketing territorial peut attirer ou maintenir les habitants dans la région, mais cela les contraint à de longs trajets quotidiens qui réduisent finalement leur qualité de vie et introduisent de nouvelles dépendances, par exemple à l’automobile et au coût de l’énergie.

Bibliographie

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Pour citer cet article :

Joséphine Lécuyer, « Lutter contre la périphérisation en Allemagne : des politiques contre-productives ? », Métropolitiques, 28 octobre 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Lutter-contre-la-peripherisation-en-Allemagne-des-politiques-contre-productives.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2093

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