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Quand la terre se fait entendre en ville

Donner la parole à la terre, voilà ce que propose Flaminia Paddeu dans un ouvrage passionnant. Elle part à la rencontre de celles et ceux qui cultivent en ville et redonnent au vivant une place centrale dans nos environnements urbains.

Recensé : Flaminia Paddeu, Sous les pavés la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Paris, Éditions du Seuil, « Anthropocène », 2021, 448 p.

Sous les pavés, la terre propose de nouveaux récits d’agricultures urbaines à travers un voyage transatlantique passionnant. À coups de bêche, de grelinette, de matières grises, de collectifs, de vivants humains et non humains, le livre dessine de nouveaux sillons pour une terre en partage. En plaçant le sujet des agricultures urbaines au cœur de sa pensée, Flaminia Paddeu, maîtresse de conférences en géographie à l’université Sorbonne Paris Nord, offre un ouvrage riche sur les plans théoriques et empiriques pour penser les mondes urbains des métropoles des Nords (France et États-Unis) et décortiquer les formes d’agricultures urbaines passées, existantes et souhaitées. Une démarche comparative à l’intersection des questions sociales et écologiques nourrie d’un travail empirique itératif mené depuis 2010 de New York à Paris, en passant par Détroit. De ces enquêtes, plusieurs méthodes qualitatives émergent, notamment celles des entretiens et des observations, qui permettent à l’auteure de cartographier les pratiques agricoles et les mouvements sociaux de justice environnementale et alimentaire faisant de ce texte un récit vivant. Flaminia Paddeu s’appuie sur les études environnementales critiques de l’anthropocène et mobilise les théories et les travaux sur la justice sociale, environnementale et alimentaire.

Des agricultures urbaines

Le choix d’utiliser le pluriel pour parler d’agricultures urbaines souligne la polysémie qui entoure ce terme dans les récits urbains. L’auteure explicite en trois parties, elles aussi au pluriel (« Nouvelles équations », « Retours à la terre » et « Lignes de partage »), ces différentes histoires liées aux agricultures urbaines. Ces « s » illustrent la diversité des pratiques agricoles : celles « hors-sol » déployées dans la verticalité des immeubles urbains et/ou celles « ancrées au sol » ; celles déployées à l’échelle micro et à l’échelle macro ; celles à tradition paysanne ou « low-tech » et celles qui embrassent la modernité et les technologies associées « high-tech » ; celles encore des résistances sociales, celles qui délient, et surtout celles qui lient…

La première partie, « Nouvelles équations », retrace le recul ou la disparition de l’agriculture urbaine sur la période du XIXe siècle jusqu’à la première moitié du XXe siècle dans les trois contextes géographiques étudiés (chap. 1). L’auteure explique que « les forces conjointes de l’urbanisation, de l’industrialisation et des transformations du système agricole mènent l’agriculture urbaine au bord de la rupture métabolique » (p. 49). Ce concept de rupture du métabolisme emprunté à Marx, outre qu’il rappelle que ce dernier n’était pas insensible aux questions écologiques (Foster 2011), désigne « l’aliénation matérielle des êtres humains vis-à-vis des conditions naturelles de leur existence dans la société capitaliste » (p. 63). Cet éloignement entre l’être urbain et la terre conduit à des dérives nourricières et alimentaires (chap. 2). Les concepts de justice alimentaire et de justice environnementale viennent étayer les propos de l’auteure et montrent le lien entre la pratique de l’agriculture urbaine et le souhait de se réapproprier le contenu de son assiette et d’évoluer dans un environnement sain.

La deuxième partie, « Retours à la terre », prolonge la réflexion sur la notion de justice alimentaire qui « s’intéresse aux dimensions politico-économiques du contrôle des ressources alimentaires » (p. 129). Flaminia Paddeu décrit dans ce troisième chapitre l’énergie entourant les agricultures urbaines pour faire germer de multiples formes de désobéissance, de protestation ou encore de résistance face à certains projets urbains pouvant être parfois « inutiles et imposés » (p. 144-145). Les communs agricoles urbains se dessinent. Certain·e·s jardiniers deviennent dès lors des militant·e·s qui modèlent et occupent l’espace. Le jardinage en guise « d’arme », à l’image du guerilla gardening, lancé à New York dans les années 1970 par l’artiste Liz Christy, où les bombes de graines font depuis fleurir les bitumes aux États-Unis et en Europe principalement (p. 117-123). Ces pratiques alternatives favorisent la visibilité de ces interstices bourgeonnants pour reprendre le contrôle de la terre contre les inégalités structurelles.

Le « droit à la terre (vivante) en ville »

L’auteure décrit par la suite (chap. 4) les différents savoir-faire et savoir-cultiver, plus ou moins respectueux et coopérants avec les autres vivants, ce qui questionne la place octroyée aux vivants humains et non humains en milieu urbain (p. 169), dans la lignée de la pensée sur les biophilic cities, qui rappelle que les formes de vie auraient leur importance dans la planification urbaine (Beatley 2011). L’agriculture urbaine permet de nouer, d’éduquer, de transmettre, de sensibiliser et contribue à insérer des « populations marginalisées » (p. 153). Elle renforce la justice sociale et alimentaire, et constitue l’une des réponses alternatives aux modèles sociaux, économiques, écologiques ou symboliques du système agroalimentaire conventionnel globalisé. Si pour certain·e·s l’agriculture urbaine permet (partiellement) de s’émanciper de ce système globalisé, elle constitue pour d’autres un loisir, un passe-temps apprécié. Mais est-elle accessible à toutes et tous ? Flaminia Paddeu rapporte des témoignages variés de cette idée d’agriculture urbaine, justifiant les « s » associés au sous-titre de l’ouvrage, elle soulève cette question du droit à la terre et converse avec celles et ceux qui pratiquent ces espaces (chap. 5). Donner la parole aux personnes présentes dans ces jardins collectifs, c’est aussi rendre compte de celles qui sont absentes. Les femmes, très investies, sont souvent en retrait des fonctions décisionnelles traduisant, selon Flaminia Paddeu, « la reproduction d’une forme de domination masculine au sein de l’agriculture urbaine » (p. 179). Au-delà de la répartition genrée, l’auteure aborde également la question des minorités raciales, et ce notamment à Détroit.

La géographe poursuit cette cartographie des pratiques agricoles comparatives en s’inspirant de celles qui prennent place dans les « ruines du capitalisme » et en faisant référence à l’anthropologue Anna Tsing (chap. 6). Sous les pavés, la terre porte les empreintes anthropiques, elle est marquée parce que polluée, et les denrées cultivées ne peuvent être consommées à cause du risque potentiel de toxicité (p. 234). Certes, les savoir-faire et savoir-cultiver s’exercent, mais la récolte n’a pas la même saveur. L’auteure avance l’idée de « reterrestrialiser » ces terres pour retrouver des sols sains, fertiles et cultivables et plus largement retrouver un « droit à la terre en ville » (p. 224), ou pourrait-on dire un « droit à la terre vivante en ville ». Celle qui en plus d’être un levier de résistance et d’émancipation pour certaines populations locales permettrait de retrouver toutes formes de vies.

L’agriculture urbaine, objet politique

La troisième et dernière partie, « Lignes de partage », questionne ces multiples formes de vie associées à l’agriculture urbaine. Une première étant la vie sociale, où l’agriculture permet ces liens (chap. 7) : ces lieux sont habités et fonctionnent parce qu’ils font l’objet d’une appropriation sociale (p. 261). L’agriculture urbaine dresse également la sociologie d’un territoire. Si certains espaces sont composés de groupes dont l’homogénéité genrée, raciale et sociale s’apparente à un entre-soi, d’autres sont plus éclectiques et inclusifs. Néanmoins, la formalisation de la pratique par les autorités publiques, et ce notamment aux États-Unis, fait de l’agriculture urbaine une question politique, où le pouvoir s’y exerce de manière subtile.

Flaminia Paddeu s’inscrit dans les travaux menés par la géographie urbaine radicale pour décortiquer la manière dont la néolibéralisation façonne en partie les espaces et les formes d’agricultures urbaines (chap. 8). Elle interroge cette nouvelle forme de reproduction du capital via le récit de la durabilité et décrit les transformations et l’institutionnalisation de l’agriculture urbaine dans les politiques publiques urbaines, qui jusqu’alors n’y était pas intégrée (p. 298-304). La durabilité urbaine légitime et participe à la progression des pratiques néolibérales urbaines. Elle cite notamment les travaux de Marion Ernwein, qui démontre que l’austérité encourage les municipalités à trouver des astuces pour co-construire ou co-gérer avec les citadins (p. 313). À travers l’agriculture urbaine, l’individu ou le jardinier joue un rôle central, il devient co-producteur d’espace public et de services publics. Par ailleurs, l’agriculture urbaine participe d’une part à ces processus néolibéraux via la « gentrification verte » ou ces choix politiques ne sont pas nécessairement en adéquation avec les modes de financements ou de subventions qui sous-tendent ces pratiques d’agricultures urbaines.

Le chapitre final ouvre la voi(e)(x) à des réflexions et des pistes concrètes de mise en œuvre afin d’instituer des « communs agricoles urbains » (p. 392). Envisager des « pistes d’alliances sociales, raciales et spatiales, mais aussi entre humains et non-humains pour réfléchir aux manières de répondre à ces problèmes inhérents aux communs » (p. 338). L’auteure met ainsi en relation les champs de la géographie urbaine radicale et la géographie du droit pour recomposer une scène ontologique et politique entre l’espèce humaine et les autres formes de vies. Consciente que les vivants non humains posséderaient une agentivité, l’auteure, avec la pratique de l’agriculture urbaine, illustre cette puissance propre aux vivants dans leurs usages spécifiques de l’espace.

Cultivons les possibles

Sous les pavés, la terre est un ouvrage inspiré et inspirant, et, soulignons-le, entièrement rédigé en écriture inclusive, ce qui n’enlève rien à la lecture parfaitement fluide et agréable. Cet ouvrage témoigne, grâce aux nombreux contre-récits, qu’il existe des résistances face à une agriculture urbaine néolibérale. Elles sont le fruit d’une réappropriation de ces moyens de production par les habitants. Ce récit sème ainsi des graines pour imaginer un monde commun, entre « résistance », « subsistance » et « persistance ». Alors que dans les espaces ruraux, où les monocultures épuisent la fertilité des sols, les abeilles s’éteignent, décimées par l’agriculture chimique, a contrario, dans les aires urbaines, sonne l’heure de solutions curatives, avec une diminution, voire une disparition, de l’utilisation des pesticides. De la même manière, quand dans les mondes ruraux des milliers d’hectares de terres agricoles sont accaparés par les grandes puissances industrielles (Leclair 2022), cet écrit nous éclaire sur le « droit à la terre » en ville, pour que la terre, en tous lieux, se maintienne en espace politique.

Après lecture de ce livre, mettre les mains dans la terre revêt une signification politique particulière : les sols urbains foulés, souvent bétonnés, pourraient être considérés comme des sols qui portent et nous élèvent grâce à leur grande diversité (Joimel et al. 2021), et non plus seulement comme des sols invisibles et tristement menacés (Davodeau 2021). Les grandes métropoles tant décriées, identifiées comme délétères, pourraient bien devenir l’un des endroits précieux où de nouveaux agencements prennent forme. Sous les pavés, la terre n’est pas muette, comme l’écrit poétiquement Marielle Macé (2019). Elle a à dire, à faire entendre. La terre écrit et communique. Elle crée et consolide des alliances. À l’image des plantes qu’elles laissent pousser pour nous indiquer l’état de santé de son sol : si ce dernier est saturé en eau, la renoncule rampante (Ranunculus repens) sera présente pour lui donner de l’air ; quant au grand plantain (Plantago major) ou à la patience sauvage (Rumex obtusifolius), ils nous signifieront des sols compactés ou non oxygénés. La terre donne à voir, à toucher, à sentir, à faire et défaire. À qui y sera attentif, elle trace des lignes de vies, plutôt courbes que droites. Elle invite à faire place à d’autres voix et à d’autres formes d’existence. À imaginer de nouveaux récits pour (co)habiter de manière élargie dans ce monde abîmé. À quiconque vous posera la question « où allons-nous demain ? » (Morizot 2021), après lecture du livre de Flaminia Paddeu vous répondrez peut-être : « cultiver les possibles ».

Bibliographie

  • Beatley, T. 2011, Biophilic Cities. Integrating Nature into Urban Design and Planning, Washington, DC : Island Press-Center for Resource Economics, « Biophilic Cities : What Are They ? », p. 45‑81.
  • Davodeau, É. 2021. Le Droit du sol. Journal d’un vertige, Paris : Futuropolis.
  • Foster, J. B. 2011. Marx écologiste, Paris : Amsterdam.
  • Joimel, S., Grard, B. Vieublé Gonod, L. et Chenu, C. 2021. « Le fonctionnement écologique des villes  : et si on pensait aux sols  ? », Métropolitiques, mai.
  • Leclair, L. 2022. Hold-up sur la terre, Paris : Éditions du Seuil.
  • Macé, M. 2019. Nos cabanes, Lagrasse : Verdier.
  • Morizot, B. 2021. Sur la piste animale, Arles : Actes Sud.

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Pour citer cet article :

Dolorès Bertrais, « Quand la terre se fait entendre en ville », Métropolitiques, 8 septembre 2022. URL : https://metropolitiques.eu/Quand-la-terre-se-fait-entendre-en-ville.html

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