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La crise des subprimes : portrait social

Quelles ont été les conséquences sociales et urbaines de la crise des subprimes ? Un ouvrage d’Isaac Martin et Christopher Niedt brosse le portrait sociologique des ménages expulsés de leur logement aux États-Unis.

Recensé : Isaac William Martin et Christopher Niedt, Foreclosed America, Stanford : Stanford University Press, 2015, 112 p.

Les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19 suscitent des comparaisons avec les précédentes crises économiques mondiales, à commencer par la dernière en date, celle des subprimes [1]. Née aux États-Unis et ayant éclaté en septembre 2008, après la faillite de la banque Lehmans Brother, cette crise a été étudiée par de nombreux économistes qui ont mis en lumière ses mécanismes structurels, au premier rang desquels figurent la dérégulation et la mondialisation des marchés financiers (Brender et Pisani 2009), ainsi que leur emprise croissante sur la sphère productive réelle [2]. Ses conséquences sociales et urbaines sont en revanche moins connues, même si elles ont fait l’objet de plusieurs travaux (Rugh et Massey 2010 ; Vorms 2009). Paru en 2015 et non traduit à ce jour, Foreclosed America d’Isaac Martin et Christopher Niedt permet de combler ce manque pour le cas états-unien, en s’intéressant à l’épicentre et aux victimes originelles de cette crise : les ménages en accession à la propriété expulsés à la suite d’une saisie hypothécaire (« foreclosure ») en raison de leur incapacité à rembourser leur crédit immobilier. À partir de données inédites, Foreclosed America (que l’on peut traduire par « L’Amérique sous saisie ») dresse un portrait précis du profil social et des trajectoires des ménages et des quartiers frappés par la crise des subprimes – non dénué d’enseignements sur la place relative de la propriété, de l’épargne privée et de la solidarité dans le système de protection sociale français.

10 millions d’Américains

Les analyses de Martin et Niedt reposent sur l’exploitation d’une source statistique originale : le National Suburban Poll, un sondage national réalisé entre 2008 et 2012 auprès d’un échantillon aléatoire stratifié de ménages américains résidant dans les suburbs, ces zones urbaines et périurbaines situées à proximité des centres métropolitains [3] où se sont concentrées la majorité des saisies. Les auteurs se focalisent sur les trois vagues du sondage réalisées en 2010, 2011 et 2012 (au « pic de la crise »), soit un échantillon de 4 536 individus, au sein duquel ils vont dénombrer et étudier ceux déclarant avoir perdu leur logement personnel en raison d’une incapacité à rembourser leur crédit hypothécaire depuis 2007, qui représentaient 5 % de l’échantillon ajusté.

Au regard des données administratives et bancaires sur lesquelles reposent la majorité des travaux académiques portant sur les saisies immobilières de la crise des subprimes, le National Suburban Poll présente trois caractéristiques qui en font une source sans égale pour analyser le profil social et les trajectoires des individus et des espaces touchés par les expropriations. Comportant une question sur la saisie d’un logement depuis 2007, mais n’étant pas spécifiquement destiné aux personnes expropriées, ce sondage permet tout d’abord de déjouer le stigmate de l’expulsion et d’améliorer le taux de réponse des délogés à l’enquête, ainsi que de mener des comparaisons avec les individus n’ayant pas subi de saisie au cours de la période. Réalisé à l’échelle nationale, ce sondage offre ensuite l’occasion de dépasser les résultats établis sur des contextes locaux et de produire des connaissances sur l’ensemble du territoire états-unien. Enfin, réalisé à partir d’un numéro de téléphone mobile, le National Suburban Poll permet d’étudier les individus après l’expulsion, là où les autres enquêtes fondées sur le téléphone fixe des enquêtés perdent leur trace en même temps que ces derniers perdent leur logement.

Sur cette base, Martin et Niedt avancent un premier résultat majeur, celui de quantifier le nombre de personnes ayant subi une saisie immobilière entre 2007 et 2012 en raison d’un défaut de crédit : nombre qu’ils estiment à près de 10 millions d’individus, soit près de 5 % des individus adultes résidant sur le territoire états-unien ! Les auteurs rappellent ensuite les causes ayant mené à une crise d’une telle ampleur, à commencer par les lois de dérégulation du marché du crédit adoptées dans le giron des réformes néolibérales des années 1980, qui ont notamment permis la diffusion de prêts immobiliers à haut risque auprès de populations à bas revenus (des prêts à taux variables, octroyés non pas sur la base des revenus et capacités de remboursement actuels des ménages, mais sur la base de la valorisation monétaire virtuelle de leur bien immobilier, dépendant ainsi directement de l’évolution du marché [4]). Mais derrière le temps court de la crise immobilière et financière, Martin et Niedt soulignent une autre cause, plus structurelle, de l’ampleur des saisies. Il s’agit de la place matérielle et symbolique centrale qu’occupe la propriété du logement dans la société états-unienne, dont 69 % des ménages étaient propriétaires en 2007 à la veille de la crise (contre 57 % en France à la même date), et où l’accession à la propriété résidentielle fonctionne à la fois comme un substitut au faible développement de l’État social (« homeownership as the American alternative to a European welfare state », p. 14), notamment à l’absence d’un système de retraites par répartition [5], et comme un modèle de citoyenneté (au sens où les qualités d’un bon citoyen sont celles que requiert le statut de propriétaire [6]) (Purser 2014).

« Des gens comme tout le monde »

Après les avoir dénombrés, les auteurs mettent en lumière le profil des individus délogés : en termes d’âge, de sexe, de race, de diplôme, de statut d’emploi, de niveau de revenus, de statut familial, ou encore de problèmes financiers déclarés. Sur ce plan, Martin et Niedt avancent l’une des thèses fortes de l’ouvrage : le fait que la population des personnes expropriées présente des caractéristiques et une diversité sociales proches de la moyenne de la population adulte états-unienne (« as diverse as American adults as a whole », p. 3), dont elle ne diffère par aucune caractéristique significative. Bref, que les dépossédés ressemblent, en moyenne, à Monsieur tout le monde (« the dispossessed look pretty much like every one else », p. 22).

Ce résultat majeur repose sur un traitement particulier des données statistiques : la distinction entre les deux groupes d’individus déclarant et ne déclarant pas avoir perdu leur logement depuis 2007 pour cause de défaut de paiement, et, au sein de chaque groupe, le calcul de la part de chaque catégorie sociale. Si l’on constate une surreprésentation significative de certaines minorités raciales au sein du groupe des personnes expropriées (les individus africains-américains et hispaniques représentaient respectivement 19 % et 17 % des personnes déclarant avoir perdu leur logement, soit une proportion significativement supérieure à leur poids dans l’échantillon total), les auteurs rappellent qu’en valeur absolue la majorité des personnes délogées étaient blanches (54 % des personnes expropriées).

Dans un second temps, Martin et Niedt construisent des modèles statistiques plus sophistiqués permettant de mesurer l’effet propre de chaque variable sur la probabilité de connaître une saisie immobilière (des modèles dits de régression, qui mettent en œuvre un raisonnement « toutes choses égales par ailleurs »), à l’issue desquels seules trois variables affichent une influence directe et significative sur le risque d’expropriation : le faible niveau de revenus, le fait d’être divorcé et le fait d’avoir perdu son emploi dans les mois précédant la saisie. Mais là encore, les auteurs insistent sur le fait que seuls 33 % de l’échantillon des personnes délogées cumulaient ces trois caractéristiques.

L’autre grand apport de l’ouvrage est de documenter les conséquences de la crise des subprimes dans un grand nombre de domaines, comme la trajectoire résidentielle ultérieure des individus expropriés, leur rapport au quartier, ou encore leurs attitudes et comportements politiques après l’expulsion. Sur le premier point, les auteurs montrent par exemple que seuls 19 % des individus dont le logement personnel a fait l’objet d’une saisie depuis 2007 sont parvenus à redevenir propriétaires au moment de l’enquête (les autres étant en location ou hébergés). Sur le plan de la localisation, 53 % des personnes expropriées résidaient toujours dans une suburb, tandis que 58 % habitaient un quartier situé à moins de 30 minutes de leur ancien lieu de vie – quartier qu’ils estiment propices à un nombre et une intensité de problèmes sociaux (chômage, coût du logement, délinquance) significativement supérieurs à la perception qu’ont leurs voisins et les individus non délogés de leur propre quartier.

À l’issue de cette photographie statistique, les mobilités produites par la crise des subprimes apparaissent à la fois comme des trajectoires de déclassement résidentiel durable et comme des mobilités spatiales de proximité, qui contribuent à dégrader fortement l’expérience et l’image qu’ont les personnes expropriées de leur nouveau quartier.

Le paradoxe de l’invisibilité des expulsions

L’ouvrage analyse également les conséquences de l’expropriation sur les attitudes et les comportements politiques des délogés, saisis à partir d’indicateurs électoraux et de confiance envers le gouvernement et les institutions. À cet égard, les individus déplacés présentent une propension significativement supérieure à la non-inscription sur les listes électorales (38 % d’entre eux contre 23 % de ceux n’ayant pas connu de saisie), à l’abstention lors de l’élection présidentielle de 2008 (43 % contre 27 %), et au fait de se déclarer « désabusé » (disillusioned) en matière politique.

Au-delà de l’originalité de ces données – mesurer les conséquences politiques de trajectoires résidentielles et de rapports au quartier – ces résultats permettent de résoudre l’un des paradoxes marquants de la crise de subprimes : son invisibilité. En effet, alors qu’elle a conduit au plus grand déplacement de population de l’histoire états-unienne récente (« greatest mass displacement of our lifetimes », p. 18), la crise des saisies immobilières reste selon les auteurs « une crise d’invisibilité » (p. 18), au sens où elle n’a pas donné lieu à des mobilisations collectives et publiques comparables à son ampleur (contrairement par exemple à celle des années 1930). Martin et Niedt expliquent cette « crise d’invisibilité » à la fois par le caractère inadapté des méthodes d’enquête habituelles (notamment les sondages téléphoniques au domicile) pour recenser et suivre les personnes privées de leur logement, par le fait que les expulsions conduisent souvent à une mobilité descendante et de proximité (les ménages se relogeant souvent dans un périmètre géographique proche de leur ancien domicile), mais également par le stigmate de la saisie immobilière qui fait apparaître leurs victimes comme des personnes « irresponsables », voire « délinquantes » (delinquent homeowners), empêchant ainsi ces dernières de se fédérer et de mobiliser afin de protester publiquement contre leur sort.

Une crise inégalitaire

Ouvrage indispensable pour la connaissance des effets sociaux et urbains de la crise des subprimes, Foreclosed America présente deux limites, qui constituent les défauts de ses qualités. D’une part, si le fait de se placer à une échelle nationale permet de tirer des enseignements généraux sur l’événement et constitue un vrai apport de l’analyse, cette échelle empêche dans le même temps de se montrer sensible aux variations régionales et locales de la crise des subprimes. Or les procédures d’expropriation, et plus largement les questions urbaines et de logement, ne sauraient faire l’impasse sur des analyses localisées, en raison des différences de cadre juridique entre les différents États fédérés, mais également des effets de contexte qui structurent les logiques du marché immobilier.

D’autre part, les usages et les interprétations des données statistiques tendent à minimiser les inégalités sociales qui transparaissent pourtant largement de ces données. Là encore, insister sur ce qui rapproche plutôt que sur ce qui divise les individus délogés entre eux et au regard du reste de la population états-unienne présente une force critique particulière : celle de défaire le statut d’exceptionnalité et le stigmate économique et moral qui entourent les personnes ayant été expropriées en raison de leur crédit impayé. Une telle perspective n’en revient pas moins à euphémiser les inégalités sociales d’exposition à l’expropriation et à ses conséquences. Ainsi, y a-t-il lieu de s’étonner que les individus blancs (« white ») constituent, en valeur absolue, la majorité des personnes délogées (54 %) alors qu’ils forment la majorité de l’échantillon lui-même ? N’était-il pas plus intéressant de privilégier une lecture classique en termes de sur- et de sous-représentation, et d’insister sur la très nette surreprésentation des minorités raciales (« black », « hispanic » and « other nonwhite ») parmi les personnes expropriées (46 %) au regard de leur poids bien plus faible dans la population sondée (moins d’un tiers de l’échantillon) ? D’autant que cette surreprésentation n’est pas sans lien avec l’exclusion historique des ménages non blancs du marché du crédit conventionnel, et de leur obligation séculaire de se reporter sur les formes de crédit les plus onéreux et les plus risqués, qu’il s’agisse des « loan sharks [7] » de la période ségrégationniste (Bittman 2019) ou des subprimes de l’époque contemporaine (Rugh et Massey 2010). De même, on pourra regretter que les auteurs ne croisent pas les trajectoires résidentielles postérieures à l’expropriation avec les caractéristiques des ménages, et s’interdisent ainsi de montrer d’éventuelles inégalités sociales de reclassement.

Ces quelques critiques n’enlèvent rien à la grande qualité de l’ouvrage, dont les analyses mais également les préconisations politiques finales (comme l’adoption d’un moratoire sur les saisies immobilières) entrent en résonance avec la crise sanitaire et économique actuelle (que faire face à l’augmentation attendue des impayés de crédit et de loyer des ménages privés de revenus pendant le confinement ?), et plus largement avec les réformes récentes du système de protection sociale qui, en faisant la part belle aux logiques d’épargne privée et de capitalisation individuelle, rendent ce dernier plus vulnérable aux aléas drastiques du marché.

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Pour citer cet article :

Camille François, « La crise des subprimes : portrait social », Métropolitiques, 11 juin 2020. URL : https://metropolitiques.eu/La-crise-des-subprimes-portrait-social.html

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