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Que recouvre l’intérêt des promoteurs pour la biodiversité ?

Les références à la « biodiversité » dans les projets urbains comportent de nombreuses ambiguïtés. Tanguy Louis-Lucas s’est intéressé au rôle joué par les promoteurs dans la montée en puissance de cette thématique.


Dossier : L’urbanisme écologique : un nouvel impératif ?

Les promoteurs immobiliers occupent une place prépondérante dans les projets urbains. Responsables de projets à l’échelle du bâtiment, leur métier a progressivement évolué vers l’aménagement urbain, intégrant donc la conception d’espaces extérieurs, en raison notamment de la baisse de capacité d’investissement du secteur public. Les plus grandes entreprises de ce secteur sont ainsi devenues de véritables opérateurs urbains (Citron 2016).

Malgré l’intégration de différentes dimensions du développement durable dans leurs pratiques professionnelles depuis plus d’une dizaine d’années sous l’impulsion de réglementations, telles que la loi grenelle sur l’environnement (2010) [1], la biodiversité (c’est-à-dire l’intégration d’espèces animales et végétales diversifiées et la prise en compte de leurs interactions réciproques avec leur milieu) reste souvent un point aveugle des projets (Taburet 2012 ; Clergeau 2020). Pourtant, ce domaine d’action suscite un intérêt croissant de ces opérateurs avec la reconnaissance d’une demande de « nature » par les citadins et leurs représentants élus (Bourdeau-Lepage 2013) et la création de certifications, telles que le label Biodivercity, témoignant de la montée en puissance de la prise en compte de la biodiversité dans les projets (Lemonnier 2021).

Que révèle cette montée en puissance de la biodiversité chez les opérateurs urbains ? Répond-elle à des exigences de la commande publique ? Répond-elle à une demande distincte d’une demande de verdissement, ou sa présence s’apparente-t-elle à une offre de solutions proposées par les opérateurs pour limiter les caractéristiques négatives de la ville (par exemple : îlots de chaleurs, manque d’espaces verts…) ?

Les réponses à ces questions, présentées dans cet article [2], sont issues de l’analyse des réponses à un questionnaire adressé aux principaux promoteurs immobiliers français, c’est-à-dire certaines des plus grandes entreprises de ce secteur opérant à l’échelle nationale (176 réponses), et de dix-sept entretiens semi-directifs réalisés auprès de cadres et représentants de ces entreprises.

Réglementation et concurrence : le moteur des projets urbains

Les opérateurs urbains privés font face à une montée des exigences publiques dans les projets pour prendre en compte la biodiversité. Les répondants soulignent ainsi l’évolution de la réglementation nationale : loi Grenelle sur l’environnement (2010), loi biodiversité (2016) [3], discussion autour du principe de zéro artificialisation nette inclus dans le projet de loi portant sur la lutte contre le dérèglement climatique et le renforcement de la résilience face à ses effets. Les changements dans la réglementation sont donc le premier vecteur de prise en compte de la biodiversité selon l’ensemble des répondants à notre enquête.

Les promoteurs, bailleurs, investisseurs ou constructeurs, sans l’incitation administrative et réglementaire, ils n’auraient pas pris le chemin tout seuls, […] la loi et la réglementation ont poussé tout le monde à se poser ces questions [4].

Outre la réglementation à l’échelle nationale, l’évolution de la commande publique à l’échelle des collectivités a joué un rôle majeur. Dans le contexte actuel de coproduction urbaine publique et privée, la volonté d’intégrer la biodiversité semble surtout provenir des collectivités. À propos de la biodiversité, on serait ainsi passé de « la commande à l’exigence [5] » pour les opérateurs, soulignant ainsi le renforcement des revendications des collectivités sur ce sujet.

Aujourd’hui, il y a une vraie prise de conscience, nos projets sont rechallengés (sic) après les municipales [2020] pour une meilleure prise en compte de ces aspects [6].

D’après les promoteurs interviewés, l’intégration de biodiversité dans les projets serait accélérée par une sensibilisation accrue des collectivités. Les commanditaires publics réclameraient de plus en plus cette intégration en contraignant les opérateurs privés. Cependant, ces exigences semblent principalement orientées vers une biodiversité avant toute chose visuelle.

La biodiversité comme « vitrine verte »

Les promoteurs se disent en effet avant tout jugés et sélectionnés par les collectivités et les élus en fonction des rendus graphiques des projets. Ces éléments visuels (figures 1 et 2) permettent aux commanditaires de distinguer ces projets, qui alimentent la compétition entre des territoires reconnus pour leur « valorisation » de la biodiversité, dans l’intention d’attirer de nouveaux investisseurs et habitants (Arnould et al. 2011 ; Bourdeau-Lepage 2019).

Quand vous êtes sur un concours et que vous remettez des perspectives du projet [pièces graphiques d’un dossier], […] les élus se tourneront souvent vers l’image la plus flatteuse [7].

Figure 1. Perspective graphique du projet de cluster des médias dans le cadre des Jeux olympiques de 2024, remporté par le groupement mené par Sogeprom

Source : https://projets.ouvrages-olympiques.fr/cluster-des-medias.

Figure 2. Perspective graphique du projet « Révélation Lumière » à Noisy-le-Grand, dans le cadre du concours Inventons la Métropole du Grand Paris 2, remporté par BNP Paribas Real Estate

Source : https://presse.realestate.bnpparibas.fr/metropole-grand-paris.

La capacité des commanditaires à juger de la qualité écologique des projets conçus par les opérateurs semble discutable. Selon les promoteurs rencontrés [8], la biodiversité serait même instrumentalisée par les élus, à des fins de popularité ou électoralistes. « Vitrine politique », « exemplarité et communication », « être réélu », « satisfaire les attentes des électeurs » sont les expressions utilisées lorsqu’on interroge les opérateurs privés sur les motivations des commanditaires. Ainsi, « il faut que ce soit visible et […] vert, il faut que ça exprime un message [9] ».

Cet impact visuel serait également très important pour les citadins, selon les promoteurs. Des recherches récentes corroborent notre enquête : la population préférerait des surfaces végétalisées [10] à des surfaces minérales [11] sur les trottoirs (Bonthoux et al. 2019).

Cette demande de « verdure » semble faire écho aux aménités que la biodiversité apporterait. Mobilisée par les promoteurs pour répondre aux demandes qui leur sont faites, celle-ci renverrait alors à une vision utilitariste anthropocentrique de la nature. Dans cette optique, les espaces naturels devraient avoir un usage pour avoir de la valeur (Maris et al., 2016), comme le souligne l’extrait ci-dessous :

L’aspect biodiversité va être : est-ce que les organismes arrivent à survivre avec ces bâtiments, […] mais ça les habitants ne vont pas le voir […], ils s’en fichent, par contre là où ça va avoir un impact c’est les choses qui se voient, qui vont avoir un usage et un impact direct [12].

En effet, selon les promoteurs, la plupart des citadins, qu’ils soient usagers des projets qu’ils conçoivent ou élus des territoires qui les portent, partagent une attente forte pour des services de régulation et les aménités (figure 3). Cette appréciation de la demande, bien que similaire à certaines recherches récentes (Lapointe et al. 2019), semble réductrice et ne tient pas compte des valeurs relationnelles associées à la nature (Chan et al. 2016). La biodiversité s’apparente donc selon les promoteurs à une solution contre les « caractéristiques environnementales urbaines négatives » : îlot de chaleur, ruissellement, manque d’espaces verts. L’utilisation du terme renvoie à une nature et à des espaces verts qualitatifs (voir aussi Clergeau et al. 2021), c’est-à-dire des lieux qui auraient fait l’objet d’un travail approfondi par les opérateurs. Ce travail aurait pour objectif d’« optimiser » l’environnement préexistant pour qu’il rende plus de « services », comme le stipule l’un des critères du label Biodivercity (voir plaquette du label). La biodiversité est donc assimilée aux termes d’une nature accordée à des exigences relevant de la production économique et du marché, sans la fonctionnalité et la diversité définies par les écologues.

Figure 3. Services apportés par la biodiversité les plus attendus par les citadins, les élus et les usagers selon les promoteurs immobiliers

Classification selon Gomez-Baggethun et Barton 2013.

Les promoteurs perçoivent davantage une demande de « service lié à la nature » qu’une demande intrinsèque de biodiversité de la part des citadins. Pour eux, la biodiversité se réduit à une nature esthétique verdoyante fournissant des bénéfices, gage de « qualité » dans un projet urbain selon les critères du marché immobilier. A contrario, les collectivités et l’État semblent être le moteur de l’action à travers la réglementation et la commande publique, pour répondre aux attentes de leur électorat et garantir un haut niveau d’attractivité des territoires.

Une demande floue qui interroge

La qualité des « services rendus » par la biodiversité conçue et imaginée par les promoteurs demeure incertaine, tant elle dépend de nombreuses variables peu ou pas maîtrisées par ces opérateurs urbains. Cette situation interroge la légitimité de ces acteurs à concevoir ces espaces et à mobiliser les « services écosystémiques » comme des arguments de vente.

Outre la légitimité des promoteurs, nos résultats mettent en question celle des collectivités et des élus à juger le critère de biodiversité des propositions des opérateurs. Une meilleure formation des opérateurs et des collectivités pourrait améliorer significativement la prise en compte de la biodiversité dans les projets.

En faisant porter cette compétence aux promoteurs immobiliers, les collectivités donnent à la biodiversité le statut d’un service : celle-ci devient une offre d’un catalogue qu’on insère (ou non) à la demande du client. Ce constat invite à remettre en question l’élargissement de l’offre des opérateurs privés vers la production de contenus et la gestion d’espace (par exemple : le rôle de gestionnaire et d’accompagnement pédagogique pour les citadins) (Peynichou 2018) compte tenu de leur légitimité sur le sujet de la biodiversité.

Enfin, ces résultats invitent à repenser la demande de biodiversité par rapport à la demande d’espace vert dans les projets urbains, et à questionner le rôle du promoteur immobilier vis-à-vis de ce sujet qui prend de plus en plus d’ampleur dans les opérations urbaines. Il serait particulièrement utile d’interroger la légitimité de cet acteur, les échelles temporelles et spatiales de son action, mais aussi son rôle dans l’orientation des politiques et la concrétisation des intentions qu’ils formulent.

Bibliographie

  • Arnould, P., Le Lay, Y.-F., Dodane, C. et Méliani, I. 2011. « La nature en ville : l’improbable biodiversité », Géographie, économie, société, vol. 13, n° 1, p. 45-68.
  • Bonthoux, S., Chollet, S., Balat, I., Legay, N. et Voisin, L. 2019. « Improving nature experience in cities : What are people’s preferences for vegetated streets ? », Journal of Environmental Management, vol. 230, p. 335-344.
  • Bourdeau-Lepage, L. 2019. « Végétaliser les villes  : une question ancienne  ? », Métropolitiques [en ligne].
  • Bourdeau-Lepage, L. 2013. Dossier « Nature(s) en ville », Métropolitiques [en ligne].
  • Chan, K., Balvanera, P., Benessaiah, K., Chapman, M., Díaz, S., Gómez-Baggethun, E., Gould, R., Hannahs, N., Jax, K., Klain, S., Luck, G., Martín-López, B., Muraca, B., Norton, B., Ott, K., Pascual, U., Satterfield, T., Tadaki, M., Taggart, J. et Turner, N. 2016. « Opinion : Why protect nature ? Rethinking values and the environment », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 113, n° 6, p. 1462-1465.
  • Citron, P. 2016. Les Promoteurs immobiliers dans les projets urbains. Enjeux, mécanismes et conséquences d’une production urbaine intégrée en zone dense, thèse de géographie, Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne.
  • Clergeau, P. (dir.). (2020). Urbanisme et biodiversité, vers un paysage vivant structurant le projet urbain, Rennes, Éditions Apogée.
  • Clergeau, P., Jarjat, P., Raymond, R. et Ware, S. 2021. « La place du vivant non humain en ville de plus en plus plébiscitée par les citadins », Revue internationale d’urbanisme, n° 9.
  • Gómez-Baggethun, E. et Barton, D N. 2013. « Classifying and valuing ecosystem services for urban planning », Ecological Economics, vol. 86, p. 235-245.
  • Lapointe, M., Cumming, G. S. et Gurney, G. G. 2019. « Comparing ecosystem service preferences between urban and rural dwellers », BioScience, vol. 69, n° 2, p. 108-116.
  • Lemonnier 2021. « Certification environnementale : toujours plus de bâtiments certifiés en Europe », Batiweb [en ligne].
  • Maris, V., Devictor, V., Doussan, I. et Béchet, A. 2016. « Les valeurs en question », in Valeurs de la biodiversité et services écosystémiques, Paris, Éditions Quæ, p. 21-38.
  • Peynichou, L. 2018. Quand les promoteurs immobiliers produisent la ville de demain : étude de deux projets urbains de standing en France et au Mexique, thèse d’aménagement du territoire et d’urbanisme, Université Paris-Est Marne-la-Vallée.
  • Taburet, A. 2012. Promoteurs immobiliers privés et problématiques de développement durable urbain, thèse de doctorat de géographie sociale et régionale, Université du Maine.

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Pour citer cet article :

Tanguy Louis-Lucas, « Que recouvre l’intérêt des promoteurs pour la biodiversité ? », Métropolitiques, 20 septembre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Que-recouvre-l-interet-des-promoteurs-pour-la-biodiversite.html

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