À ce jour, il n’existe en France aucun musée, au sens d’institution culturelle pérenne, qui donne à voir l’histoire sociale des quartiers populaires. Le musée urbain de Suresnes est sans doute ce qui s’en rapproche le plus, mais sa démarche est centrée sur l’histoire du logement social de l’entre-deux-guerres, et en particulier sur le rôle d’Henri Sellier, fondateur de la cité-jardin de Suresnes. Alors, à quand un musée qui retracerait l’histoire des quartiers populaires français des XXe et XXIe siècles, et celle de leurs habitants, à la manière du Tenement Museum de New York ? Issue d’une initiative associative dans les années 1980, cette structure s’est peu à peu institutionnalisée, grâce notamment au soutien d’universitaires. Accueillant (avant la pandémie) près de 250 000 visiteurs par an (figure 1), le musée a été récompensé par de nombreux prix professionnels et le bâtiment a été classé monument historique national. La clé de ce succès est à rechercher dans son parti pris scénographique : présenter le quotidien des migrants fraîchement arrivés dans le Lower East Side, à travers la reconstitution in situ de la vie des anciens habitants d’un immeuble ordinaire du quartier entre les années 1880 et 1930 [1]. Le résultat est un musée qui bouscule les conceptions traditionnelles en mettant en avant le rôle de migrants ordinaires et pauvres dans la construction des États-Unis.
© Tenement Museum.
Déconstruire les représentations stigmatisantes des quartiers populaires
Sur le fond, le propos d’un tel musée dans le contexte français serait différent de celui du modèle new-yorkais : il consisterait à jeter un autre regard sur l’histoire des quartiers populaires. Ceux-ci continuent en effet d’être stigmatisés comme des lieux de danger sanitaire, social ou encore politique, comme l’a encore démontré la crise du Covid-19 [2]. Si, depuis les années 1970, ce sont les grands ensembles de logement social qui incarnent la « crise des banlieues » (Canteux 2014), les taudis et les bidonvilles des années 1950 ou les « lotissements défectueux » de l’entre-deux-guerres cristallisaient jadis des représentations analogues (Fourcaut 2000 ; Cohen 2013 ; Blanc-Chaléard 2016). Tout au long du XXe siècle, les quartiers ouvriers et la banlieue sont ainsi apparus comme un territoire repoussoir, image inversée de la ville-centre riche et dynamique, en particulier en région parisienne. À travers la dénonciation des maux des quartiers populaires – insalubrité, épidémies, pauvreté, chômage, délinquance –, ce sont ses habitants qui sont bien souvent désignés comme responsables. Pourtant, un tout autre récit, plus proche de ce que révèlent de ces territoires les recherches en sciences sociales, peut être transmis à ceux qui veulent bien prêter l’oreille. Celui d’un territoire agraire et maraîcher devenu industriel en quelques dizaines d’années (figures 2 et 3), qui a connu un accroissement vertigineux de sa population grâce à l’arrivée de migrants venus des quatre coins de la France, de l’Europe et de l’empire colonial français, et qui a joué un rôle essentiel dans la croissance économique du pays. En contrepartie, ce territoire a subi la pollution, la surmortalité, puis la désindustrialisation. Mais il est aussi devenu le lieu de formes de solidarités sociales et économiques spécifiques, d’une intense créativité artistique, de politiques locales innovantes et d’une diversité démographique, sociale et culturelle peu commune.
Le quartier du Fort est encore à dominante maraîchère en 1947, puis fortement urbanisé en 1959. © IGN.
Reconstituer des logements pour raconter l’histoire de leurs habitants
Sur la forme, raconter cette histoire des quartiers populaires à l’échelle micro d’un immeuble, comme dans le cas du Tenement Museum, apparaît comme le choix le plus à même d’en rendre compte de manière incarnée, vivante et innovante, susceptible d’intéresser un large public. Cette échelle a d’ailleurs depuis longtemps été adoptée par la littérature (La Vie mode d’emploi de Georges Perec en 1978, L’Immeuble Yacoubian de Alaa al-Aswany en 2002) ; plus récemment par des recherches historiques et sociologiques spécialisées (Lévy-Vroelant 1996 ; Bourillon 1999 ; Sirna 2004 ; David 2016 ; Habouzit 2017 ; Langrognet 2018) et grand public (le documentaire Les Enfants du 209 rue Saint-Maur, Paris Xe de Ruth Zylberman). Elle offre en effet une plongée dans la vie quotidienne de familles ordinaires, à plusieurs époques, sous ses différents aspects. Visiter des logements reconstitués in situ permet au visiteur, au gré de l’immersion dans les différentes pièces et dans les trajectoires personnelles des habitants, d’être matériellement sensibilisé à des problématiques collectives : l’évolution du confort, de l’hygiène et des pratiques culturelles (cuisine, salle de bains et toilettes), de la consommation et des loisirs (à travers l’ameublement et les objets domestiques), la vie intime (la chambre), les relations entre générations, entre hommes et femmes, les rythmes de vie (les espaces collectifs et parties communes), mais aussi les formes d’engagements politiques, les crises économiques, les transformations du territoire, ou encore la santé, les effets de la pollution et les maladies professionnelles. L’histoire des quartiers populaires parisiens ne saurait, par ailleurs, se comprendre sans revenir sur la longue histoire des différentes migrations qui ont façonné le peuplement des quartiers populaires : migrations intérieures, internationales, coloniales.
Au-delà de l’objectif de reconstitution de plusieurs logements d’époque dans un immeuble désaffecté, un important travail de recherche en archives (figures 4 à 6) et par entretiens est essentiel à la mise au jour des parcours biographiques de ses anciens habitants, à travers lesquels le public abordera concrètement les thématiques en question. Retracer les expériences individuelles des habitants du passé, dans le cadre d’une visite guidée qui laisse toute sa place au dialogue, constitue un élément central du dispositif scénographique. Celui-ci vise à susciter l’émotion et l’empathie, et à développer le sentiment d’identification du visiteur ; autant de choix muséographiques résolument contemporains qui permettent de marquer le public. Il apparaît ainsi possible d’associer à un dispositif scénographique immersif et ludique, les outils et méthodes des sciences sociales. Un tel musée apparaîtrait non seulement comme un instrument de vulgarisation des travaux scientifiques les plus récents, mais aussi comme une chambre d’écho où les débats actuels sur la vie dans les quartiers populaires seraient remis en perspective et soumis à la critique.
© DR. Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, 97FI/622254 A1.
Cette photo a été prise au cours de la réhabilitation de la cité, dans les années 1980-1990. © Patrice Lutier.
© Archives municipales de Saint-Denis, 1F32
Construire la mémoire populaire d’une métropole ouverte sur le monde
Un tel musée aurait toute sa place en banlieue nord de Paris, en particulier sur le territoire de la communauté d’agglomération de Plaine Commune, qui reflète singulièrement l’histoire des quartiers populaires. Pour autant, ce territoire se transforme à marche forcée dans le cadre des politiques de rénovation urbaine associées au développement du Grand Paris et sous la pression foncière. Pour que le musée du logement populaire ne soit pas un accélérateur de la gentrification qui touche de manière croissante la première couronne de banlieue parisienne, il ne devra pas chercher à donner une image nostalgique et idéalisée du « populaire » du temps passé, mais au contraire exposer les différentes facettes, y compris négatives, de cette histoire. Pour cela, il est nécessaire d’associer les habitants du territoire à ce projet. Les associer par le recueil de leur mémoire, par leur participation à l’enquête historique, à la collecte des objets et meubles, mais aussi dans la gestion et l’animation du lieu. La parole des habitants des banlieues populaires sur le passé de ces quartiers est en effet essentielle pour donner à entendre leurs difficultés mais aussi mettre en valeur leurs ressources. En ce sens, l’objectif du musée est aussi de valoriser le maintien de logements (sociaux ou non) accessibles pour les classes populaires de ce territoire.
Destiné à accueillir les habitants du voisinage, des quartiers populaires voisins, mais aussi des visiteurs venus des quartiers centraux, d’autres régions, voire d’autres pays, ce musée permettra de promouvoir une autre image de ces quartiers où habitent et travaillent ceux qui font vivre la métropole parisienne. Les écoliers, collégiens et lycéens sont au cœur de ce projet initié par des chercheurs et des enseignants, qui constatent chaque jour les difficultés de leurs élèves à se penser et à penser leurs parents ou grands-parents comme des acteurs historiques à part entière. C’est pourquoi l’association pour un musée du logement populaire [3], qui porte ce projet depuis 2014, souhaite que l’immeuble qui sera investi pour le développer ne soit pas seulement un cadre pour raconter le passé de la banlieue populaire, mais aussi un espace investi par les habitants et scolaires, pour réfléchir, débattre, se former et approfondir les recherches sur le quotidien des classes populaires et l’habitat en banlieue, dans une perspective d’éducation populaire. Nous avons la conviction qu’une telle structure, en valorisant l’histoire des classes populaires urbaines et l’intérêt pour leur vie quotidienne – au même titre que l’on patrimonialise les modes de vie de la noblesse, de la bourgeoisie, ou encore de la paysannerie – peut contribuer à susciter chez ces jeunes gens un intérêt pour leur propre histoire et celle de leur territoire. Cette démarche entend plus largement favoriser la formation d’une mémoire renouvelée parmi les habitants du Grand Paris, la mémoire d’une métropole ouverte sur le monde et fière de l’être. Favoriser l’émergence de ce projet dans un territoire qui doit accueillir les Jeux olympiques de 2024 offrirait enfin un outil nécessaire pour lutter contre les préjugés attachés à ces quartiers populaires, en transformant les regards sur ses habitants.
© Amulop.
© Amulop.
Bibliographie
- Blanc-Chaléard, M.-C. 2016, En finir avec les bidonvilles. Immigration et politique du logement dans la France des trente glorieuses, Paris : Publications de la Sorbonne.
- Bourillon, F. 1999. « Un immeuble dans Paris », Cahiers d’histoire, vol. 44, n° 4, 1999, p. 591-613.
- Canteux, C. 2014, Filmer les grands ensembles. Villes rêvées, villes introuvables, une histoire des représentations audiovisuelles des grands ensembles (milieu des années 1930-début des années 1980), Grâne : Créaphis éditions.
- Cohen, M. 2013. Des familles invisibles. Politiques publiques et trajectoires résidentielles de l’immigration algérienne en région parisienne (1945-1985), thèse en histoire, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
- David, C. 2016. Logement social des immigrants et politique municipale en banlieue ouvrière (Saint-Denis, 1944-1995), histoire d’une improbable citoyenneté urbaine, thèse en histoire, Université Paris Ouest-Nanterre La Défense.
- Fourcaut, A. 2000, La Banlieue en morceaux. La crise des lotissements défectueux en France dans l’entre-deux-guerres, Grâne : Créaphis éditions.
- Habouzit, R. 2017. La Copropriété dégradée, le relogement et après ? Professionnels et habitants dans une opération de rénovation urbaine, thèse en sociologie, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines.
- Langrognet, F. 2018. A microhistory of migrants and their identifications in a Paris tenement (1882-1932), PhD Dissertation in History, Cambridge University.
- Lévy-Vroelant, C. 1996. « Histoires d’immeubles et d’habitants : Versailles, 1831-1954 », in A. Fourcaut (dir.), La Ville divisée. Les ségrégations urbaines en question, France XVIIIe-XXe siècle, Grâne : Créaphis éditions, p. 363-375.
- Sirna, F. 2004. « Quand le classement des uns fait le déclassement des autres », in P. Fournier (dir.), Marseille, entre ville et ports. Les destins de la rue de la République, Paris : La Découverte, p. 120-135.
Pour aller plus loin : https://www.amulop.org/