Le Programme de rénovation urbaine (PRU) de Clichy-sous-Bois/Montfermeil a conduit à la démolition des copropriétés de La Forestière et des Bosquets (1 040 logements), au profit du relogement de tous leurs habitants (anciens propriétaires occupants et locataires) dans des immeubles du parc social neuf reconstruit (1 488 logements) [1]. Devenant locataires du parc social, ces habitants sont alors confrontés à l’action de professionnels chargés aussi bien d’attribuer les logements sociaux (chargés de relogement) que de garantir ensuite le bon fonctionnement et l’entretien de ces nouvelles résidences (gardiens d’immeuble, médiateurs, etc.).
Parallèlement à sa fonction initiale (loger les classes populaires), le logement social peut aussi participer au contrôle de ces catégories sociales et de leurs manières d’habiter. Historiquement, cette fonction s’est illustrée tant dans les cités du paternalisme patronal (Fijalkow 2011) que dans les grands ensembles d’habitat social (Demoulin 2014). Dans le cas de la résorption des copropriétés dégradées étudié ici, où l’imposition du statut de locataire et la soumission aux règles du logement social contribuent à ce même encadrement des classes populaires, les gardiens d’immeuble jouent un rôle central [2]. Or, peu de travaux questionnent aujourd’hui la manière dont cet encadrement se réalise au quotidien, ni même les motifs sociaux et moraux de l’investissement des gardiens dans leur travail.
Cet article vise dès lors à éclairer une double énigme. Il met en lumière comment les gardiens construisent et mènent cette mission d’encadrement des habitants au quotidien. Puis, il montre comment leur implication dans ce travail trouve en partie ses ressorts dans leur propre position dans l’espace social et résidentiel, et dans leur représentation de la population des cités HLM qui en découle.
La construction de l’encadrement
C’est d’abord au travers des conditions d’entrée dans les résidences que le logement social devient un véritable outil d’encadrement des habitants relogés. Si l’accès aux copropriétés des Bosquets et de La Forestière était moins sévère que dans le parc social ou le parc privé non dégradé, qui exigent plus de garanties (Le Garrec 2010), il faut, à l’inverse, pour intégrer le logement social, avoir été désigné et habilité par une commission. À cette fin, les acteurs institutionnels en charge des relogements surveillent la régularité des situations administratives et financières ou imposent des manières d’habiter, comme c’est le cas avec la décohabitation des familles polygames et multigénérationnelles (Gaullier 2014 ; François 2014).
C’est ensuite dans le discours et le travail de plusieurs acteurs de terrain que se construit l’encadrement des locataires. Par exemple, les missions quotidiennes des gardiens d’immeuble se décomposent en différentes tâches : ils nettoient les parties communes, assurent la veille technique des bâtiments, remplacent ou réparent les petits équipements dégradés, coordonnent les entreprises de maintenance et organisent des permanences d’accueil à destination des résidents (Laé 2015). À ces missions d’ordre général s’ajoute un travail d’encadrement des habitants qui, dans les communes étudiées, se construit à partir d’un regard doublement critique : quant aux modalités d’application générales du PNRU, d’une part ; à l’égard des habitants relogés, d’autre part. D’un côté, les gardiens d’immeuble [3] voient les actions sur le bâti et les tentatives de mixité sociale comme des dispositifs limités pour transformer des quartiers. De l’autre côté, ils interviennent dans des résidences dont au moins 50 % des logements accueillent les ménages relogés des anciennes copropriétés, qu’ils considèrent comme les principaux fauteurs de troubles. Selon eux, ce sont incontestablement ces habitants qui ont entraîné la dégradation des copropriétés et qui menacent aujourd’hui la pérennité des nouveaux équipements :
On sait que les fameux locataires viennent [des copropriétés] et on sait comment est-ce qu’ils y vivaient. […]. Ils ont vécu entre guillemets dans la merde, parce que c’était de la sauvagerie là-bas (Gérard [4], gardien d’immeuble, 57 ans et sans diplôme).
Ces gardiens réduisent donc l’explication de la dégradation des copropriétés au comportement jugé inadéquat des résidents, sans distinction entre anciens propriétaires et anciens locataires et sans tenir compte, non plus, des conditions de production, de commercialisation et de gestion de ces anciennes copropriétés, qui expliquent pourtant dans une large mesure leurs difficultés budgétaires et leur dégradation (Le Garrec 2010).
Dès lors, ces gardiens estiment que, au-delà de la dynamique impulsée par la production de plusieurs immeubles neufs et des tentatives pour renouveler la population, la transformation du quartier ne pourra être satisfaite que si elle est complétée par un travail d’encadrement des habitants vers l’adoption de nouvelles normes d’habiter. L’enjeu devient donc de faire en sorte que les habitants « réapprennent à vivre correctement et avec de bonnes bases », comme le souligne Jessica, gardienne d’immeuble âgée de 31 ans et sans diplôme.
L’encadrement au quotidien
En pratique, cette mission d’encadrement prend appui sur le règlement intérieur des résidences. Celui-ci fixe les interdictions (il est proscrit d’encombrer les balcons, les paliers, etc.), les obligations (il faut veiller au bon état et à la bonne utilisation des équipements) et les attitudes qu’il est conseillé d’adopter (il est suggéré de faire le tri sélectif). Les gardiens sont, comme les médiateurs, directement chargés d’intervenir auprès des habitants afin de mettre en place ce qu’ils nomment « la phase d’informations ». Celle-ci sert à sensibiliser les habitants et à les convaincre de l’utilité du règlement intérieur.
À cette fin, les gardiens mobilisent des arguments qu’ils souhaitent difficilement contestables. Il s’agit d’arguments relatifs aux normes de sécurité (le désencombrement des parties communes facilite l’évacuation des bâtiments en cas d’incendie), d’arguments esthétiques (un immeuble entretenu réduit le risque de stigmatisation) ou enfin d’arguments financiers (le bon respect des règles empêche l’augmentation des charges dues à des travaux de réparation). Si, en dépit de cette « phase d’informations », le comportement des habitants reste inchangé, les gardiens initient ce qu’ils nomment « la phase de répression ». Celle-ci consiste à confisquer des objets causeurs de troubles. Puis, si besoin, le relais est passé aux bailleurs et aux chargés de mission des villes qui ont la possibilité de rappeler les règles par courrier ou par convocation en mairie. L’application du règlement s’inscrit ainsi dans un double système de division du travail et de sanctions graduées.
En outre, ce rôle de surveillance des gardiens est d’abord facilité par le fait qu’ils se déplacent régulièrement dans les immeubles dont ils assurent l’entretien et la veille technique [5]. S’ils constatent qu’une des règles n’est pas respectée, ils vont directement frapper à la porte des habitants pour les rappeler à leurs obligations.
Ce contrôle est aussi renforcé par l’attribution d’un logement de fonction réunissant dans un même lieu espace de travail et espace résidentiel. Cette double position confère alors aux gardiens une « dominance » sur le site, qui les conduit à une surveillance permanente, y compris en dehors des heures de travail (Laé 2015 ; Tapie-Grime 1998). « Même le dimanche, j’ai un œil. Je suis toujours là », souligne Jessica (31 ans, sans diplôme, gardienne d’immeuble). Cette situation les rend d’ailleurs d’autant plus attentifs qu’ils sont – en tant que locataires – eux aussi concernés par la vie de l’immeuble.
Enfin, cette présence sur place implique des connaissances et une reconnaissance dans l’espace social local. La surveillance est ainsi facilitée par des ressources « autochtones », construites sur la base de la connaissance précise qu’ont ces gardiens des résidents, et sur la façon dont ils sont identifiés comme étant des acteurs relais en cas de difficultés dans les résidences (Retière 2003). Il est ainsi fréquent que des locataires les interpellent pour dénoncer le comportement d’un voisin et leur demander d’intervenir.
Le sens de l’encadrement
Parallèlement aux missions quotidiennes, le sens que les gardiens donnent à leurs actions d’encadrement peut être relié à leur propre position dans l’espace social et au regard qu’ils portent sur le relogement. Parmi l’ensemble des professionnels qui interviennent dans le quartier (chefs de projets, chargés de mission, chargés de gestion locative, travailleurs sociaux), les gardiens d’immeuble sont ceux qui sont socialement les plus proches des habitants. Ils partagent avec eux une proximité résidentielle, mais aussi sociale dans le sens où leur emploi les situe parmi les franges stables des catégories populaires (Bronner et Stébé 2001). À propos du programme de rénovation urbaine, ces gardiens d’immeuble estiment que les habitants des anciennes copropriétés ont obtenu une sorte de passe-droit en accédant à un logement neuf. Du fait de la démolition des immeubles, ces habitants sont devenus prioritaires. Les gardiens y voient une injustice par rapport à tous ceux qui, comme eux, sont issus des catégories populaires et attendent un logement social depuis plusieurs années [6] :
Les gens ne s’en rendent pas compte de la chance qu’ils ont. Tu as des gens qui sont en attente d’appartements et qui rêveraient d’habiter dans des petites résidences comme ça. Moi je ne comprends pas qu’une famille qui a deux enfants, et dont les parents travaillent tous les deux, pourquoi on ne lui attribue pas un logement neuf, quand une famille qui a cinq enfants et dont les parents ne travaillent pas, on lui donne un logement neuf (Malika, 43 ans, CAP de gardiennage, gardienne d’immeuble).
Ces gardiens sont ainsi porteurs de ce qu’Olivier Schwartz a appelé une « conscience sociale triangulaire » (Schwartz 2009) : ils se savent exclus des avantages dont jouissent les catégories supérieures, mais se sentent aussi lésés par le bas, c’est-à-dire par des individus dont la position dans la hiérarchie sociale est inférieure à la leur. L’encadrement devient même pour eux une façon de rendre les habitants redevables à l’égard des bailleurs. C’est le sens de la remarque faite par Jessica qui suggère d’intensifier les sanctions en cas de non-respect d’une règle : « Il faut qu’ils réalisent qu’ils ont vraiment de la chance. » Sans tenir compte des effets déstabilisateurs d’une opération de démolition, ni de ceux liés à l’expropriation d’une partie des habitants qui ont perdu le statut de propriétaire, ces gardiens d’immeuble font donc au contraire de l’imposition et de la soumission aux règles du logement social la contrepartie de leur relogement dans le parc social neuf. C’est donc à partir d’autres registres et à l’aide d’autres leviers que ceux employés par les chargés de relogement des locataires du parc social, étudiés par ailleurs, que ces gardiens participent eux aussi au processus « d’inversion symbolique du sens de la dette », faisant passer les habitants « du statut d’ayant droit à celui de redevable à l’égard du bailleur » (Gilbert 2014).
Dans le processus de rénovation urbaine de Clichy-Montfermeil, où la résorption des copropriétés dégradées passe par une généralisation du parc social, les gardiens d’immeuble des résidences neuves jouent donc un rôle important, associant à leur travail ordinaire une mission d’encadrement des habitants relogés. Ils s’y investissent d’autant plus facilement qu’ils considèrent ces habitants comme responsables de la dégradation de leurs anciens immeubles et qu’ils souhaitent les rendre redevables de leur relogement dans un immeuble neuf. À côté des travaux qui soulignent que les gardiens peuvent être réticents à exercer des fonctions de surveillance et d’éducation par crainte de reproduire les formes de domination qu’ils ont eux-mêmes subies (Marchal 2007), on voit ici comment leur proximité sociale avec les habitants, mais aussi leur relative méconnaissance des trajectoires de ces derniers, alimentent leur sentiment d’être lésés et cette « conscience triangulaire » qui légitime leurs actions d’encadrement.
Bibliographie
- Bronner, G. et Stébé, J.-M. 2001. « Les gardiens-concierges : d’un métier à une profession », Espaces et sociétés, n° 105, p. 211-228.
- Demoulin, J. 2014. La Participation des locataires : un instrument de gestion des organismes HLM, thèse de doctorat en aménagement de l’espace et urbanisme, Université Paris Ouest-Nanterre.
- Dietrich-Ragon, P. 2013. « Qui rêve du logement social ? », Sociologie, n° 4, p. 19-42.
- Epstein, R. 2013. La Rénovation urbaine. Démolition-reconstruction de l’État, Paris : Presses de Sciences Po.
- Fijalkow, Y. 2011. Sociologie du logement, Paris : La Découverte.
- François, C. 2014. « Disperser les ménages. Groupes résidentiels et familiaux à l’épreuve de la démolition d’un grand-ensemble », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 204, p. 102-117.
- Gaullier, P. 2014. « La gestion et le relogement des familles polygames », in A. Deboulet et C. Lelévrier (dir.), Rénovation urbaines en Europe, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 247-249.
- Gilbert, P. 2014. Les Classes populaires à l’épreuve de la rénovation urbaine. Transformations spatiales et changement social dans une cité HLM, thèse de doctorat de sociologie et d’anthropologie, Université Lyon-2 Lumière.
- Habouzit, R. 2017. « Le logement social sinon rien : les inégalités face à la propriété des habitants relogés d’une copropriété dégradée », Espaces et sociétés, n° 170, p. 107-122.
- Laé, J.-F. 2015. Dans l’œil du gardien, Paris : Éditions du Seuil.
- Le Garrec, S. 2010. La Démolition d’un grand ensemble en copropriété : une réponse urbaine à un problème de gestion ?, thèse de doctorat en urbanisme et aménagement, Institut d’urbanisme de Paris.
- Lelévrier, C. 2014. « La trajectoire, une autre approche des effets de la rénovation », in S. Fol, Y. Miot et C. Vignal (dir.), Mobilités résidentielles, territoires et politiques publiques, Villeneuve d’Ascq : Presses du Septentrion, p. 119-137.
- Marchal, H. 2007. « Les gardiens d’immeubles : le présent conjugué au passé », Formation emploi, n° 97, p. 95-107.
- Retière, J.-N. 2003. « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », Politix, n° 63, p. 121-143.
- Schwartz, O. 2009. « Vivons-nous encore dans une société de classes ? Trois remarques sur la société française contemporaine », La Vie des idées [en ligne], 22 septembre.
- Tapie-Grime, M. 1998. « Coopération et régulation dans les collectes sélectives des ordures ménagères », Sociologie du travail, n° 40, p. 65-87.