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Aubervilliers, l’ouvrière

La réédition en poche d’un roman réaliste du début du XXe siècle restitue la banlieue industrielle d’alors, ses odeurs, ses risques sanitaires et la vie de ses habitants, offrant une véritable plongée ethnographique dans ce territoire populaire.
Recensé : Léon Bonneff, Aubervilliers, Talence : L’Arbre vengeur, 2018.

Aujourd’hui largement oublié, sauf par les historiens et les historiennes des classes populaires, Léon Bonneff est pourtant une figure importante de l’enquête sociale du début du XXe siècle. Issu d’une famille modeste de la région de Besançon, il arrive à Paris à l’âge de 16 ans, bientôt suivi par son frère cadet Maurice. Ils deviennent journalistes dans la presse socialiste et syndicale, écrivant pour L’Humanité de Jean Jaurès, La Vie ouvrière de Pierre Monatte ou La Bataille syndicaliste, le quotidien de la CGT. Les frères Bonneff signent ensemble de nombreux articles engagés sur la situation des travailleurs et réalisent des enquêtes pionnières sur les maladies professionnelles et les accidents du travail (Les Métiers qui tuent en 1905 et La Vie tragique des travailleurs en 1908) ou encore sur les ravages de l’alcoolisme dans les milieux populaires (Marchands de folie, 1912). Dans cette production, Aubervilliers, signé par Léon Bonneff en son seul nom, se singularise par sa forme romanesque. Ce récit n’est publié qu’à titre posthume, les deux frères ayant été fauchés par la Première Guerre mondiale. Après l’édition originale en feuilleton dans le magazine Floréal en 1922 et celle d’Henri Poulaille en 1949, ce texte a été réédité en 2015 par les Éditions de l’Arbre Vengeur, qui en sortent aujourd’hui une version en format poche.

Aubervilliers est donc un roman, mais il voisine encore avec l’enquête sociale, tant il est documenté. Il est composé d’une galerie de personnages, suivis dans leur quotidien, temporalité banale qui forme la trame du récit, sans qu’une intrigue précise ne soit nécessaire. Du matin au soir et du lundi au dimanche, Aubervilliers raconte la vie du contremaître Michel, licencié de la fabrique d’engrais et obligé d’occuper toute une série d’emplois précaires ; de sa fille Marie, incapable d’obtenir le certificat d’études et qui passe de l’industrie des boyaux à celle, bien plus distinguée, de la parfumerie ; ou encore de la famille du Roussi, ouvrier père de huit enfants, moqué par le voisinage pour sa politique si peu malthusienne. Les personnages secondaires sont tout aussi ciselés, comme le Breton Jean-Marie Le Louël dépaysé par son arrivée dans la capitale, ou le père Barje, défiguré par un accident du travail. Mais au-delà de ces tranches de vies, la ville d’Aubervilliers prise dans les vapeurs de l’industrialisation à l’aube du XXe siècle reste le personnage principal du roman – comme l’indique le titre.

Une ville spécialisée dans les industries insalubres et dangereuses

L’incipit du roman campe la séparation entre « Aubervilliers-la-poudrette » et « Aubervilliers la fleurie », c’est-à-dire entre la ville industrielle et le territoire rural spécialisé dans le maraîchage depuis l’Ancien Régime. Pourtant, c’est bien l’Aubervilliers ouvrière qui a fasciné Léon Bonneff et qu’il a mise en mots. La commune a en effet connu une industrialisation rapide dans la seconde moitié du XIXe siècle, du fait de la disponibilité foncière pour construire de grandes usines et de la desserte facile de marchandises par la route, le réseau fluvial (canal Saint Denis) et ferroviaire (chemin de fer industriel Saint-Denis – Aubervilliers). La place centrale des ouvriers et des ouvrières dans le roman reflète leur importance dans la population active de la commune : 75,8 % en 1885.

Ce qui frappe au premier abord dans ce texte, c’est la prégnance des matières ignobles, dont l’odeur et la matérialité imprègnent le texte comme elles souillent les travailleurs : les boyaux d’animaux donnent aux ouvrières qui les lavent une « odeur de mort », tandis qu’à l’usine d’équarrissage la cuisson du sang dégage une poussière qui se colle à la peau des ouvriers. Aubervilliers s’est spécialisée à la fin du XIXe siècle dans le traitement et le recyclage des excreta urbains de la capitale, notamment des déchets organiques qui deviennent les matières premières de nouvelles industries. Les os des animaux sont cuits pour être transformés en engrais (le noir animal), les ramasseuses de crottes collectent les excréments des chiens destinés à l’industrie de la mégisserie, tandis que les fosses d’aisance parisiennes sont vidangées par des entreprises de la commune, ce qui fait qu’« Aubervilliers reçoit toute la fiente de Paris » (p. 96). La capitale envoie même ses morts dans ce coin de la banlieue, puisqu’au cimetière limitrophe de Pantin « du matin au soir Paris déverse ses enterrements » (p. 130). Ouvert en 1886, pour pallier la saturation des cimetières intra-muros, cet espace appartient en effet à la ville de Paris. L’atmosphère irrespirable d’Aubervilliers est également due aux nombreuses industries chimiques, particulièrement polluantes, qu’abrite la commune, décrites minutieusement par Léon Bonneff. Selon le vent, la fumée jaune de l’usine des produits chimiques noie ainsi les habitations ouvrières, « asphyxie des bêtes et tue les plantes » (p. 50). À la fabrique des engrais, les fosses où l’on mélange le phosphate à l’acide sulfurique dégagent des vapeurs qui brûlent les poumons des travailleurs, tandis que l’usine de feux d’artifice est suspendue au risque perpétuel d’explosion.

Le travail dans chacune de ces industries est décrit avec une grande précision. L’influence des enquêtes sociales réalisées par les frères Bonneff est ici prégnante, de même que l’engagement militant de l’auteur. Le roman met en lumière l’instabilité professionnelle des ouvriers, à la merci d’un renvoi, d’un chômage conjoncturel ou d’un changement de direction. Il dénonce également les accidents du travail, la pénibilité des tâches, la souffrance des corps, et le développement de maladies professionnelles, physiques, mais aussi mentales, comme la dépression du Breton, qu’un autre ouvrier diagnostique comme « mal du pays ».

Habiter et vivre à Aubervilliers

Léon Bonneff propose toutefois une vision dynamique des trajectoires possibles dans les milieux populaires. Il dépeint avec un certain pathos la déchéance de certains, comme le père Barje trop infirme pour travailler qui finit par se suicider à l’hospice. Sans misérabilisme, la fiction ménage également d’autres futurs possibles, telle l’ascension sociale de la famille du contremaître Michel qui finit par s’établir à son compte, en ouvrant une blanchisserie. L’auteur est également attentif à la diversité des classes populaires urbaines. Aubervilliers décrit bien sûr des vies d’ouvriers et d’ouvrières, mais aussi celles des maraîchers et des petits commerçants : l’employée d’une pâtisserie luxueuse regarde des vieilles dames se goinfrer le dimanche, tandis que la marchande de pommes de terre frites installe une cahute ambulante sur la place du quartier.

Au-delà du travail, le roman est une description vivante de la ville d’Aubervilliers. Les ouvriers y vivent surtout dans des « casernes », abritant environ 120 logements, où la vie se déroule en communauté, au sens fort du terme puisque les minces cloisons rendent quasiment impossible l’intimité des foyers. Les désaccords conjugaux, la sexualité, la maladie sont exposés aux regards – et aux oreilles – des voisins et des voisines. Léon Bonneff se révèle particulièrement attentif aux rapports de genre au sein des classes populaires : des pages très fines décrivent le concubinage, l’adultère, la stigmatisation émergente des familles trop nombreuses, l’importance de la réputation de « bonne ménagère » des épouses, ou encore la violence conjugale, qui peut aller jusqu’au meurtre. La connaissance des mécanismes économiques de la consommation qu’a l’auteur est également surprenante : il décrit ainsi très précisément l’achat à crédit auprès des magasins Dufayel ou encore le rôle des meubles comme garantie du propriétaire, avec un luxe de détails que ne donnent pas les sources classiques sur ces questions.

Enfin, les principaux équipements collectifs de la commune – la maison de retraite, le cimetière, l’hôpital Claude-Bernard des contagieux, l’hospice de Nanterre – sont tour à tour évoqués. Le pavage des rues, l’installation des becs de gaz, les arbres plantés sur la chaussée, rien n’échappe au regard scrutateur de l’enquêteur, qui plante ainsi le décor dans lequel évoluent ses personnages. Signalons pour finir quelques pages magistrales sur le bal des Quatre-Chemins (p. 130-140), dans lesquelles le style enlevé donne brusquement vie aux conversations, aux corps des danseurs, aux jeux de séduction et aux tensions qui parcourent l’assistance surchauffée. Une véritable plongée ethnographique dans l’Aubervilliers ouvrière, le talent littéraire en plus.

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Pour citer cet article :

Anaïs Albert, « Aubervilliers, l’ouvrière », Métropolitiques, 8 avril 2019. URL : https://metropolitiques.eu/Aubervilliers-l-ouvriere.html

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