Né en URSS en 1950, actuellement professeur d’études russes à Berkeley, Yuri Slezkine, historien érudit et inventif, aime défendre des thèses fortes et originales. En 2004, la parution de son Siècle juif, traduit et publié une première fois aux éditions La Découverte en 2008, avait déjà frappé par ses démonstrations hardies et peu académiques, que l’on pourrait rapprocher du livre d’Enzo Traverso, La Fin de la modernité juive sorti 10 ans plus tard. Slezkine nous livre aujourd’hui une histoire de la révolution russe décrite comme celle d’une secte millénariste parvenue à instaurer la venue du nouveau monde. Elle fera, à n’en pas douter, grincer des dents les adeptes d’une vision plus strictement politique de l’événement. Pourtant, la démonstration est passionnante à plus d’un titre et mérite largement la patience d’en lire les quelque 1 200 pages, parfois touffues, étoffées de digressions savantes destinées à étayer des thèses iconoclastes par rapport à l’ensemble des analyses habituelles concernant la « grande lueur à l’est » et ses développements ultérieurs.
Une saga familiale
Son angle d’attaque est l’histoire des 2 655 locataires de la Maison du gouvernement, édifice construit à partir de 1927 par l’architecte Boris Iofane en face du Kremlin, sur la rive opposée de la Moskova, dans une zone marécageuse peu salubre. Ce vaste ensemble résidentiel était composé de 11 unités de hauteurs différentes, bâties autour de trois cours communicantes. Outre un théâtre, un cinéma, des équipements sportifs et scolaires, une bibliothèque, les quelque 500 appartements dotés de confort étaient destinés à abriter les hauts fonctionnaires du nouvel État soviétique, qui campaient auparavant dans des hôtels et des palaces, dont les anciens habitants avaient été expulsés et leurs biens confisqués.
En introduction, l’auteur explique avoir ordonné son ouvrage autour de trois grandes trames narratives : une saga familiale fondée sur l’histoire individuelle des locataires, une analyse des bolcheviks comme secte millénariste et une trame littéraire fondée sur l’étude des écrits des habitants de la Maison du gouvernement. L’épilogue fusionne ces trois trames en analysant l’œuvre de l’écrivain Iouri Trifonov, ayant grandi dans la Maison, dont le roman en fit le siège de la saga familiale du bolchévisme, monument à la fois naufragé et trésor littéraire.
À travers les portraits des révolutionnaires, de leurs familles et de leur entourage, ainsi qu’un ample choix de textes littéraires et de correspondances personnelles et administratives, l’ouvrage est ainsi un récit incarné de la révolution russe et des deux premières décennies du soviétisme, avec une grande attention portée aux lieux (Moscou principalement, mais aussi toute l’Union), aux personnes et à leurs publications.
Les bolcheviks, une secte millénariste ?
L’auteur appuie la démonstration de sa thèse millénariste sur une définition des religions et le rappel des grands mouvements de l’apocalypse depuis l’aube de l’humanité. Pour lui, « le millénarisme est le fantasme de vengeance des dépossédés, l’espoir d’un grand réveil surgissant au cœur d’une grande déception ». Toute secte a son, ou ses, prophètes, des individus « dont la folie personnelle entre en résonance avec le tumulte de la société qui [les] entoure et dont la renaissance spirituelle réussit à convaincre non seulement de [leur] propre conscience, mais tous ceux qui croient qu’ils sont injustement dépossédés ». Toujours selon lui, « la plupart des prophètes du Grand Jour étaient chrétiens ou socialistes. Ces deux groupes avaient beaucoup de choses en commun, mais en général les tenants de ces diverses sensibilités se percevaient comme des adversaires. La plupart des prédicateurs d’une apocalypse chrétienne étaient des ouvriers et des paysans, tandis que la plupart des théoriciens des révolutions ouvrières et paysannes étaient des étudiants ou des éternels étudiants ». Slezkine parle ici avant tout de Lénine, artisan charismatique des transformations qui devaient affecter la nature du pouvoir et combler le fossé entre le réel et l’idéal. Un fossé béant, tant l’ancien monde était solide et avait la vie dure.
Car la société des égaux voulue par les révolutionnaires restait marquée par les modèles anciens, la société aristocratique (les résidents de la Maison du gouvernement avaient tous des domestiques, souvent réfugiés de la campagne ayant fui la famine ou la collectivisation) et patriarcale (excepté chez les juifs, il y avait peu de femmes parmi les militants, notamment chez les ouvriers, et encore moins aux postes de responsabilité, même si quasiment tous les membres du Parti avaient un travail salarié). L’auteur insiste en rappelant que toutes les sectes millénaristes vouées à la pauvreté et à la fraternité ont été et sont des mouvements masculins. Le bolchévisme, sans faire exception, était pour lui d’une masculinité agressive et sans compromis. Pour un bolchevik, être révolutionnaire, c’était être à la fois un messager et un agent de la transfiguration à venir. Une fois au pouvoir, les bolcheviks firent ce que font tous les millénaristes : se préparer à l’inéluctable tout en contribuant à le faire advenir.
Néanmoins, avec l’échec de la révolution mondiale, la guerre civile et l’état catastrophique de la situation économique, vint ce que Slezkine appelle la grande déception, la mort du prophète le 21 janvier 1924, le tournant libéral de la Nouvelle politique économique (NEP) et l’application du socialisme dans un seul pays. C’en était fini de la prophétie. Il n’y eut pas de relève, car pour lui, contrairement au christianisme, à l’islam et à d’autres millénarismes, le bolchévisme fut le fait d’une seule génération. Plutôt qu’en dresser le tableau déjà largement connu grâce à la richesse et à la vigueur des études russes, Slezkine a choisi de rapporter chacun des épisodes des événements traversés à la production littéraire qui en était issue.
Des révolutionnaires, grands lecteurs et écrivains
« Éternels étudiants », comme les qualifie Slezkine, les révolutionnaires baignaient dans la littérature depuis leurs débuts militants. Grands connaisseurs des écrivains russes (Tolstoï, Dostoïevski, Pouchkine), ils admiraient également les classiques de la littérature mondiale (Dante, Shakespeare, Dickens, Balzac, Heine…), sans négliger les productions politiques et économiques marxistes et socialistes. Dans les prisons tsaristes, comme plus tard dans les camps soviétiques, la lecture les avait aidés à supporter leur condition carcérale. Alors que beaucoup, grands épistoliers, avaient également l’habitude de tenir un journal, après leur victoire, la littérature devint naturellement pour eux un vecteur des transformations sociales et politiques qu’ils espéraient accomplir. « L’art qui avait soutenu les premiers bolcheviks dans les catacombes était devenu l’art officiel de l’État qu’ils avaient construit. » Sans développer les analyses sur l’agitprop, l’ouvrage cite quantité d’écrits qui mettent en scène les grands moments de l’histoire soviétique (la terreur rouge, la guerre civile, les plans quinquennaux, les batailles pour la production et la productivité, la collectivisation, la lutte contre les koulaks, la famine, plus tard la Grande guerre patriotique ou les grands chantiers).
Ainsi naquit le réalisme socialiste. L’organisation et l’orientation de la littérature soviétique furent confiées à Alexandre Voronski, directeur de la section « Classiques russes et étrangers » aux Éditions littéraires d’État, locataire de l’appartement 357 de la Maison du gouvernement. À l’aide d’exemples nombreux et précis, choisis parmi les auteurs habitant la Maison, Slezkine montre comment romans, nouvelles et pièces de théâtre relatent les luttes et les difficultés de la construction du nouveau monde. Toutes ces productions étaient soigneusement examinées par les instances du parti qui avaient mis en place un système sévère de censure. Elles faisaient l’objet de débats violents sur la neutralité de l’art, toujours suspectées de ne pas refléter la ligne officielle, résultat, aussi, de la concurrence entre les écrivains. Des auteurs, portés au pinacle un jour, risquaient à tout moment d’être accusés de déviationnisme, de perdre leurs privilèges, voire d’être arrêtés et exécutés.
La Maison du gouvernement, microcosme de la révolution
Pour les lecteurs qui ne seraient pas totalement convaincus par la thèse millénariste du bolchévisme, la partie la plus intéressante, la plus neuve et, à mon sens, la plus réussie du livre, résidera dans l’histoire individuelle des résidents de la Maison du gouvernement. Celle-ci était conçue comme une structure de transition, participant à la fois de l’ancien et du nouveau monde. S’il devait s’y forger une vie communautaire, collective et égalitaire (couloirs, cuisines et salles de bain partagées ; portes non fermées à clef ; enfants laissés sans surveillance), les appartements restaient aussi les foyers d’une vie familiale traditionnelle autonome. Ils étaient attribués en fonction de la place des locataires au sein de la hiérarchie du parti et de l’État. Ils variaient ainsi par leur taille et leur statut, les plus spacieux et prestigieux donnaient sur la rivière et avaient vue sur le Kremlin et la cathédrale du Christ-Sauveur, dynamitée le 5 décembre 1931 pour faire place au palais des Soviets. Le 1er novembre 1932, on comptait officiellement 2 745 résidents (838 hommes, 1 311 femmes, 276 enfants de moins de 6 ans et 320 enfants de 6 ans et plus). S’y ajoutaient 128 gardiens, 38 pompiers, 15 concierges, 7 spécialistes de la lutte contre les parasites. 10 ans plus tard, 800 locataires en avaient été expulsés et 344 exécutés. Ce qui permet à l’auteur de conclure que « foyer des révolutionnaires, elle était aussi la chambre mortuaire de la révolution ».
Les locataires étaient divisés en trois groupes : les membres de la nomenklatura, les retraités à titre exceptionnel, et les non-membres de la nomenklatura regroupant le personnel nombreux, les architectes, les rétrogradés. Peu étaient d’anciens travailleurs ; 60 % des locataires étant des représentants du gouvernement. La description de la vie dans la Maison tourne autour de trois pôles. Dans le premier, l’auteur insiste sur la vie de privilégiés des résidents, avec ses réceptions et ses fêtes, les séjours dans les stations balnéaires et thermales de la mer Noire et du Nord Caucase, la sociabilité dans les datchas, dont la plupart appartenaient à l’État, attribuées elles aussi selon la place des bénéficiaires. Seuls quelques rares hauts responsables proches de Staline disposaient de maisons qui leur étaient réservées en propre. Les autres devaient faire jouer leur rang, leurs relations et leur persévérance pour trouver la meilleure place libre. Tous bénéficiaient d’avantages en matière de biens de consommation (nourriture, habillement, mobilier, possibilité de voyages à l’étranger, etc.). S’y ajoute la description du quotidien des enfants, ferments de l’avenir meilleur, avec nounous, gouvernantes, activités scolaires, cours de piano et de tennis, et représentations théâtrales.
Le deuxième pôle rend compte de la vie familiale des résidents dans ses aspects traditionnels et dans les bouleversements des mœurs induits par la révolution. Comment concevoir la nouvelle famille bolchévique ? Si les couples mariés étaient en principe la norme, on ne comptait pas, au sein de la « fine fleur de la révolution russe », le nombre de divorces, de séparations, de remariages, de liaisons ouvertes ou clandestines, de recompositions durables ou éphémères. Grands-parents, pères, mères, amants, partenaires, enfants de plusieurs lits, frères, sœurs, cousins, cousines y vivaient en plus ou moins bonne intelligence au gré des promotions ou des arrestations.
Enfin, troisième pôle, l’auteur décrit l’état permanent de « détresse émotionnelle » dans lequel vivaient les locataires, dont beaucoup souffraient de « névrose traumatique ». Cela venait évidemment des désillusions concernant le cours de la révolution, de la permanence de la pauvreté, de l’impossibilité de critiquer l’évolution politique et de l’échec des réformes, tout autant que de la peur de ne plus être dans les bonnes grâces du parti et d’être accusé de traîtrise. À la Maison du gouvernement, toute personne était suspecte parce qu’on ne pouvait plus se fier à personne. La réaction la plus commune aux disparitions qui se multipliaient, c’était le silence. L’autre réaction courante fut de nettoyer sa vie de tous les liens avec les excommuniés. Livres, photos et papiers furent brûlés et la loyauté envers la famille et les amis mise à rude épreuve.
Homo soviéticus
Ainsi s’organisa la vie, en attente de l’arrestation, si bien décrite par ailleurs dans la littérature dissidente. « Le coup de téléphone ou le coup de sonnette qui interrompit et bouleversa l’existence des résidents de la Maison du gouvernement se produisit à trois reprises : la première fois le 1er décembre 1934 pour annoncer le jugement dernier [après l’assassinat de Kirov] ; la deuxième fois en 1937 et 1938 pour sceller le sort de familles entières ; la troisième fois le 22 juin 1941, pour annoncer le début de la Grande guerre patriotique et la fin de la Maison comme résidence des cadres supérieurs du gouvernement. » La plupart des épouses et des enfants des locataires de la Maison du gouvernement mis en état d’arrestation furent envoyés dans des camps ou des orphelinats. Dans certaines écoles du quartier, les professeurs et les administrateurs durent prendre des mesures spéciales concernant les nombreux élèves dont les parents avaient été arrêtés.
La recherche des ennemis commença au sommet du Parti et s’étendit à l’extérieur, depuis les anciens chefs de la révolution mondiale jusqu’à des catégories sociales et ethniques définies de façon très vague, composées d’individus anonymes et interchangeables. Le sort des hauts responsables arrêtés fut décidé par Staline et ses proches collaborateurs. Le NKVD préparait des listes, avec ceux qui doivent être exécutés et ceux qui doivent être emprisonnés. Cela mit la Maison du gouvernement dans la tourmente. Les résidents étaient emmenés et remplacés par de nouveaux, qui étaient à leur tour emmenés et remplacés par d’autres. Les familles des résidents arrêtés étaient concentrées dans les appartements évacués avant d’être expulsées et remplacées par les familles d’autres résidents arrêtés. On mettait des appartements sous scellés avant de les repeupler, puis de les remettre sous scellés et de les repeupler encore. Le dernier acte des opérations de masse fut la liquidation de leurs organisateurs, Staline et les survivants du premier cercle ayant besoin de se débarrasser de ceux qui l’avaient organisée.
La grande Terreur marqua la fin de la plupart des familles et des foyers des Vieux bolcheviks ; mais elle n’eut pas raison de la foi. Le pays soviétique conçu comme une grande famille continua d’exister pour la majorité des anciens résidents de la Maison du gouvernement, notamment pour ceux qui partirent à la guerre défendre la patrie, 500 environ, dont 130 ne revinrent pas. Ceux-là devinrent les meilleurs parce qu’ils étaient morts et avaient suivi Pouchkine dans le temple de la jeunesse éternelle. Ceux qui n’avaient pas été tués mais en avaient été expulsés restèrent des enfants de la révolution. Si beaucoup retrouvèrent une place dans l’élite culturelle et professionnelle de l’Union soviétique de l’après-guerre, d’autres devinrent des dissidents ou émigrèrent. Après 1945 et 1953, à la mort de Staline, les résidents de la Maison du gouvernement qui avaient survécu continuèrent à rentrer des prisons, des camps et de l’exil. Très peu furent autorisés à s’y réinstaller et la Maison du Quai tomba peu à peu en décrépitude et dans l’oubli.
Toujours pince-sans rire, Slezkine conclut sa vaste étude par cette phrase pessimiste : « La révolution russe se termina là où elle avait commencé, dans le marécage. »