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Les défis du Campus Condorcet

Attractivité métropolitaine et insertion locale
Aux portes de Paris, la Plaine Saint-Denis, ancien quartier industriel et ouvrier, accueille depuis 2019 le Campus Condorcet. Trois chercheur·es étudient l’impact de cette cité des sciences humaines et sociales sur ce territoire devenu un épicentre du dynamisme du Grand Paris.

Le 24 février 2009, le projet « Campus Condorcet Paris Aubervilliers » était retenu dans le cadre du plan Campus, programme national initié sous la présidence de Nicolas Sarkozy [1], visant à la création de douze pôles d’excellence universitaires de rayonnement international. Localisé sur deux sites – porte de la Chapelle (Paris 18e) et la Plaine Saint-Denis (métro Front Populaire, Aubervilliers) –, ce campus majoritairement dédié aux formations de troisième cycle de sciences humaines et sociales (SHS) est présenté comme « un campus transpériphérique préfigurant le Grand Paris [2] ». Le caractère métropolitain du projet est mis en avant dans le dossier de candidature, tandis que deux enjeux restent en suspens : la capacité du campus à interagir avec la ville et son tissu urbain d’accueil, d’une part, et la collaboration des collectivités territoriales [3] en vue de faciliter son ancrage local, d’autre part.

Plaine Commune : un territoire aux dynamiques spatiales diversifiées

La réalisation du Campus Condorcet à Aubervilliers s’inscrit dans une politique développée dès la fin des années 1980, dans le contexte de la désindustrialisation, par les collectivités territoriales du nord parisien rassemblées en 2000 au sein de l’établissement public, Plaine Commune. Leur projet a pour ambition la redynamisation de leur territoire par la mise en valeur de vastes emprises industrielles en friche (Bacqué 1998 ; Bacqué, Bellanger et Rey 2018 ; Bellanger 2005). Toutefois, ces politiques ne sont pas exemptes d’ambiguïtés socio-spatiales. Mus par le double souci de développer l’attractivité du territoire et de soutenir les populations locales, les élus, dont une majorité est liée à l’histoire de la banlieue rouge, et les services municipaux et intercommunaux sont conscients des risques entraînés par les transformations en cours dans la partie sud du territoire (changement de composition sociale, inadéquation entre la tertiarisation de l’économie locale et la population active, etc.). Cette zone est bien plus propice au développement économique et démographique du fait des frontières de plus en plus perméables entre Paris et les villes de Saint-Ouen, Saint-Denis et Aubervilliers, détentrices de fonciers disponibles à bas coûts. Il est donc question au début des années 2000 du « rattrapage [4] » ou du « rééquilibrage [5] » de la partie nord de Plaine Commune avec sa partie sud, notamment par le développement d’axes de transports structurants (tramway 5, 8 et 11 et prolongement de la ligne 12 du métro). Les élus de Plaine Commune évoquent aujourd’hui davantage la « complémentarité [6] » entre le nord et le sud du territoire, bien que les deux zones soient pour l’instant inscrites dans des dynamiques spatiales trop disparates.

En outre, les élus et leurs administrations sont attentifs aux effets pouvant découler de l’installation d’un campus d’excellence dans un territoire historiquement défavorisé (inflation du marché immobilier, montée en gamme des programmes construits, arrivée de populations en meilleure capacité de financement, éventuels départs de populations primo-habitantes ou de commerces, etc.) :

L’EPT [Plaine Commune] fait face à un double enjeu concernant ces équipements d’importance régionale ou nationale : ils doivent, d’une part, rayonner largement, attirer des visiteurs de l’extérieur pour répondre à leur objectif et ainsi contribuer à l’attractivité du territoire, et d’autre part, pouvoir également bénéficier aux populations présentes. À cette fin, le territoire s’attachera à renforcer leur ancrage local, à les rendre accessibles et à encourager leur appropriation par tous les habitants [7].

L’arrivée du Campus Condorcet s’inscrit ainsi dans une mutation globale du territoire qui pose la question de l’accessibilité des primo-habitants aux emplois créés, aux nouveaux espaces publics et équipements, mais qui introduit aussi des enjeux à plus long terme autour, par exemple, des futures synergies ou des effets de frontière entre quartiers anciens non rénovés et nouveaux projets métropolitains.

Un campus ouvert sur la ville ?

La capacité du Campus Condorcet à participer à la métropolisation nord-parisienne avec l’arrivée d’un grand équipement de portée nationale et internationale à forte attractivité dans un territoire populaire est bien affichée comme une priorité politique dès la conception du projet. Le campus s’inscrit dans le droit fil d’autres implantations ou événements de portée nationale ou internationale devant valoriser et dynamiser le territoire, comme le Stade de France, le centre commercial Millénaire, certaines sociétés ou entreprises (audiovisuel, grands opérateurs de réseaux, etc.) ou des événements majeurs (Coupe du monde de football 1998, Euro 2016, Jeux olympiques 2024).

En revanche, l’ancrage local du Campus Condorcet, c’est-à-dire sa capacité à s’insérer dans un territoire fait d’une géographie, d’une histoire et d’une population propres, constitue un véritable enjeu social et politique. Il apparaît dans la notion de « campus ouvert à caractère métropolitain », l’un des aspects le plus soulignés aussi bien dans la présentation du projet et dans les politiques de communication de l’EP Campus Condorcet, que dans les discours et les documents d’urbanisme produits par Plaine Commune [8]. C’est cette question de l’ouverture du campus que nous voulons questionner en analysant les dynamiques urbaines et sociales à l’œuvre dans les espaces proches du campus, à plusieurs échelles.

Un travail d’enquête, mené en 2018 et 2019, semble indiquer que le projet Condorcet ne génère ni l’adhésion ni l’opposition locale, mais plutôt l’ignorance ou l’indifférence [9]. En effet, d’une manière générale, les habitants interrogés semblent peu concernés par le projet, et plus largement par les mutations en cours dans la partie sud et ouest de leur ville. Les Dionysiens et les Albertivillariens fréquentent et connaissent peu ce quartier, éloigné des deux centres-villes, notamment pour des raisons historiques et géographiques.

Un espace cloisonné

Dans le cas d’Aubervilliers, une première explication trouve son origine dans la présence du canal Saint-Denis, ouvert à la navigation au début des années 1800. Il sépare dès lors la partie est de la commune, où près de 80 % de la population réside aujourd’hui, de la partie ouest, historiquement occupée par des industries lourdes, progressivement laissée en friche à partir des années 1960 et aujourd’hui largement réinvestie par des activités économiques (stockage, commerce de gros, tertiaire) et bientôt scientifiques. Bien que cette situation de fermeture soit amenée à évoluer vers plus de porosité, si l’on en croit le Plan local d’urbanisme intercommunal (PLUi), le canal reste encore aujourd’hui une limite physique, historique et mentale importante entre le campus et le centre-ville d’Aubervilliers : il est toujours peu franchissable et l’usage de ses abords reste le lot d’une activité de stockage ou d’industrie.

Toutefois, le canal est loin d’être la seule barrière spatiale entre le campus et le centre-ville d’Aubervilliers (Figure 1). Ouvert sur la place du Front Populaire et la station de métro, le campus « urbain » et « ouvert », si l’on en croit les discours, se situe, paradoxalement, sur un territoire plutôt enfermé entre des morceaux de villes très autonomes.

Figure 1. Localisation du Campus Condorcet. Schéma de synthèse

Source : Beatriz Fernández.

D’une part, au sud et au sud-ouest du campus, entre la place du Front Populaire et le périphérique, se trouve le parc tertiaire vidéo-surveillé Icade Portes de Paris. Cet ancien site des entrepôts et des magasins généraux de Paris a été reconverti en parc d’entreprises accueillant les sièges sociaux de grands groupes, des start-up et des bâtiments d’activités dans le domaine de l’audiovisuel et du numérique. Il fonctionne comme une ville dans la ville, clôturé par des barrières coulissantes, permettant l’accès pendant la journée et la fermeture le soir (Figure 2). Bien qu’un protocole visant à l’ouverture du parc sur la ville ait été récemment signé, cette zone tertiaire constitue encore un véritable bloc entre Paris, Aubervilliers et Saint-Denis. Son désenclavement constituera un enjeu important pour connecter les deux sites du campus « transpériphérique » (tel qu’il était défini lors du dossier de candidature du plan Campus) et plus largement pour assurer la continuité spatiale entre les trois communes.

Figure 2. Communication du Parc Icade a l’attention des usagers

© Antoine Gosnet, juillet 2019.

Le campus est aussi limité à l’est par une vaste zone d’entrepôts entièrement dédiés au commerce textile, premier centre grossiste européen (Chuang 2018, p. 51). Si cette zone n’est pas clôturée, les rues adjacentes sont ici largement congestionnées et les espaces publics très encombrés par les activités (Figure 3).

Figure 3. Entrepôts de grossistes à Aubervilliers, rue du Pilier

© Antoine Gosnet, juillet 2019.

Les directions territoriales prévoient, dans le cadre du nouveau PLUi, le réaménagement de la rue du Pilier (Figure 4) et l’amélioration de la passerelle (OAP, n°3) qui la prolonge sur le canal afin d’assurer la liaison piétonne et cyclable avec le centre-ville d’Aubervilliers. Cet aménagement sera doublé de la construction d’une nouvelle passerelle situé plus au sud dans le prolongement de l’avenue Victor Hugo (OAP, n°3). En revanche, il n’y a pas pour le moment d’orientation ferme d’aménagement concernant la zone des grossistes. Si les entretiens menés auprès des élus témoignent d’une volonté forte de transformer cet espace, le consensus ne semble pas encore avoir été trouvé au sein de la municipalité, et les scenarios urbains sont multiples (verticalisation des commerces, densification, déménagements des fonds de commerces…). Longtemps entourée de friches industrielles, la zone des grossistes se trouve aujourd’hui au cœur d’un futur quartier métropolitain, à proximité directe de Paris. Ce foncier valorisé est ainsi devenu un espace convoité qui, suivant des logiques métropolitaines et immobilières, devrait opérer une mutation dans les années à venir. Les grossistes constituent cependant un atout économique considérable pour le territoire, un poids politique, qualifié par certains de « coalition de croissance » (Chuang 2018, p. 52) et, d’après nos entretiens, un électorat important pour les municipalités. L’incertitude autour de l’aménagement de ce quartier rend en l’état « l’ouverture du Campus Condorcet sur la ville » complexe et incertaine.

Figure 4. Plan local d’urbanisme intercommunal (PLUI), Plaine Commune, OAP sectorielle n° 1

Source : Plaine Commune 2019, PLUI Orientations d’aménagement et de programmation.

Alors qu’au sud et à l’est du Campus Condorcet deux quartiers sont fermés sur eux-mêmes (fonctionnellement ou physiquement), à l’ouest pourrait en revanche s’opérer l’ouverture du site universitaire sur la ville. Deux quartiers mixtes sont en cours de construction sur la commune de Saint-Denis. Le premier, la zone d’aménagement concertée (ZAC) Nozal Front Populaire, prévue en deux phases, a accompagné les travaux de prolongement de la ligne 12 à Aubervilliers dès le début des années 1990. Le second, la ZAC Montjoie, dont les premières transformations datent de la fin des années 1980, s’inscrit plus au nord dans la mutation de la Plaine Saint-Denis.

Toutefois, malgré une ouverture physique évidente du quartier du Campus Condorcet sur la ville de Saint-Denis, des limites politiques et administratives semblent freiner les relations de l’équipement scientifique avec son voisinage occidental. Alors que les impacts immobiliers et urbains du campus sont « indéniables pour la ville de Saint-Denis [10] », la ville n’est pas représentée dans les instances du campus, à la différence des villes d’Aubervilliers, Paris et de Plaine Commune. Cette réalité entrave le montage d’actions en commun et de concertation pour l’équipement commercial de quartier, les initiatives culturelles ou la mise en place d’équipements.

Enfin, l’insertion d’un campus d’excellence dans un territoire où, selon l’INSEE, seulement 20 % de la population possède un diplôme universitaire, pose la question des futurs bénéficiaires de cet équipement [11]. Notre enquête auprès des acteurs de l’enseignement secondaire met en lumière leur ambivalence par rapport au campus. Si le campus permet une revalorisation symbolique du territoire, notamment pour les jeunes, ils sont conscients des difficultés d’une partie importante de la population à se projeter dans un tel espace. De plus, la localisation du campus dans un espace urbain historiquement déconnecté des centres-villes d’Aubervilliers et de Saint-Denis, aux prises avec une flambée des prix du foncier et inscrit dans un réseau économique métropolitain hermétique aux conjonctures locales interroge. Plus largement, le campus semble illustrer une des modalités de construction du Grand Paris, qui s’étendrait en fragments métropolitains (issus de projets urbains autonomes) et non suivant une dynamique d’intégration de tous ses territoires.

L’ouverture : une construction politique et sociale

Un des enjeux illustrant l’ouverture urbaine et sociale du Campus Condorcet sur son territoire réside dans les politiques publiques qui seront adoptées par les différents acteurs en présence. D’une part, l’Établissement public de coopération scientifique (EPCS) doit réfléchir à l’accessibilité de ses infrastructures et de ses activités, parfois hors des murs du site universitaire, pour un public qui n’est pas uniquement celui de ses établissements membres. D’autre part, les collectivités territoriales et les multiples collectifs associatifs déjà en place sur les territoires albertivillarien et dionysien doivent travailler conjointement avec l’EPCS pour concevoir des manières d’intégrer le nouvel équipement dans l’identité locale : montage d’événements culturels ou festifs en commun dans les médiathèques, théâtres ou espaces du campus, collaborations avec les établissements scolaires, etc. Des initiatives sont amorcées dans le cadre de l’ouverture récente de l’Espace associatif et culturel du campus, qui accueille une dizaine d’associations locales en mettant à leur disposition des bureaux. Mais un important travail d’échanges et de réflexion en commun reste à faire.

Dès lors l’insertion du campus doit être observée suivant des temporalités propres aux établissements scientifiques et à la vie d’un campus, mais également dans le temps plus court de son arrivée dans des territoires pauvres de la métropole, en mal d’investissements et d’équipements. Pour que l’ouverture du campus ne reste pas un vain mot, il convient, dans un contexte de métropolisation, de créer des synergies pour éviter les conflits d’appropriation entre habitants, étudiants, salariés du tertiaire, chercheurs et personnels administratifs. Lors de nos échanges avec des services et des collectifs locaux, la question de l’accès des habitants aux espaces libres et aux équipements du campus (notamment au Grand équipement documentaire) a été récurrente, ainsi que celle des nombreuses possibilités de collaboration que le nouveau campus offre, comme la coconstruction d’événements avec les acteurs culturels locaux, les initiatives en matière de formation continue ou le développement de liens avec les établissements d’enseignement secondaire.

Enfin, pour l’observateur ou le chercheur, l’arrivée de ce grand équipement scientifique et universitaire dans la première couronne parisienne est l’occasion d’interroger à nouveaux frais plusieurs grands problèmes contemporains de l’aménagement : comment concilier la décision d’État avec la gouvernance locale ? Selon quelles modalités se réalise l’appropriation sociale d’une grande opération d’urbanisme ? Le phénomène du « ruissellement » de la croissance métropolitaine est-il sensible à l’échelle locale ?

Bibliographie

  • Bacqué, M.-H. 1998. « Le Stade de France à Saint-Denis. Grands Équipements et développement urbain », Les Annales de la recherche urbaine, n° 79, 1998, p. 126-133.
  • Bacqué, M.-H., Bellanger, E. et Rey, H. 2018. Banlieues populaires. Territoires, sociétés, politiques, Paris : Éditions de l’Aube.
  • Bellanger, E. 2005. Naissance d’un département et d’une préfecture dans le 9-3 : de la Seine et de la Seine-et-Oise à la Seine-Saint-Denis, une histoire de l’État au XXe siècle, Paris : La Documentation française.
  • Chuang, Y.-H. 2018. « Aubervilliers sur Wenzhou, ou la transformation du Grand Paris par les entrepreneurs chinois », Hommes et migrations, n° 1320, 2018, p. 51-58.
  • Forest, F. 2017. « Le patrimoine immobilier dans l’enseignement supérieur, un actif stratégique et un enjeu de politique publique », Administration et éducation, n° 156, p. 89-95.
  • Gosnet, A. 2019. Le Campus Condorcet. Contextes scientifique et urbain d’un objet métropolitain, mémoire de master 2, EHESS.
  • Ravinet, P. 2012. « Réformes par amplification et rupture dans la méthode », in J. de Maillard et Y. Surel, Politiques publiques 3. Les politiques publiques sous Nicolas Sarkozy, Paris : Presses de Sciences Po, p. 361-380.

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Pour citer cet article :

Beatriz Fernández & Antoine Gosnet & Marie-Vic Ozouf-Marignier, « Les défis du Campus Condorcet. Attractivité métropolitaine et insertion locale », Métropolitiques, 27 février 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Les-defis-du-Campus-Condorcet-Attractivite-metropolitaine-et-insertion-locale.html

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