Dossier : L’empreinte de la guerre d’Algérie sur les villes françaises
Le terme de bidonville fait partie du langage courant depuis plusieurs décennies et il ne pose apparemment pas grand problème. Pour tout le monde, il désigne un habitat caractéristique de populations marginales et « précaire » du point de vue de la qualité de ses matériaux comme de la légalité de son établissement. Mais cette réalité est antérieure à l’apparition du terme : Paris connaît, par exemple, pendant l’entre-deux-guerres le développement de la « zone », qui correspond à cette description. Se pose alors la question de l’apparition du terme de « bidonville » pour désigner une réalité qui était plus ancienne et que les spécialistes avaient déjà décrite avec un autre vocabulaire.
Dès lors que l’on cherche à faire l’histoire des bidonvilles en France, les découpages chronologiques et territoriaux habituels sont remis en cause, même lorsque l’on se situe uniquement du point de vue des intervenants publics qui cherchent à les transformer ou à les éradiquer. Les bidonvilles sont, en effet, une catégorie de l’intervention publique sur le tissu urbain, consacrée en 1964 puis en 1966 par deux lois qui donnent aux élus locaux et aux préfets des outils juridiques spécifiques. Cependant, l’intervention de l’administration et des élus locaux sur les bidonvilles commence bien avant, sans cadre juridique ad hoc. C’est le cas, tout d’abord, en région parisienne, où elle est le fait de certains personnels de la préfecture de police de Paris et surtout de la préfecture de la Seine, recrutés pour encadrer les Français musulmans d’Algérie (FMA) [1] au début des années 1950. Les premiers usages du terme « bidonville » en métropole apparaissent dans le cadre de leur action.
Mais la France est alors un empire : le terme comme l’action publique en direction de ce type d’habitat apparaissent entre les années trente et les années quarante dans les territoires que colonise alors la France au Maghreb. L’action administrative prend, dans ce domaine, plus d’ampleur en Algérie avec le Plan de Constantine initié en 1958. Une histoire de l’intervention étatique en direction des bidonvilles devrait donc se donner d’emblée une dimension impériale, qui implique d’analyser de concert territoires colonisés et métropole et, de ce fait, ne pas commencer avec la période « décolonisée » de la France.
Certes, cette dimension coloniale n’est pas exclusive. Le retentissement médiatique que connurent les bidonvilles dans la France des années soixante, tout comme leurs effets structurants sur les politiques d’intervention urbaine ultérieures, doivent aussi au développement considérable des politiques urbaines à partir des années cinquante et surtout de leurs usages par les élus locaux. Or ce développement est tout à fait étranger à l’Empire français. Cependant, la dimension impériale de l’histoire des bidonvilles de métropole est manifeste, d’une part au travers des pratiques des personnels des administrations préfectorales prenant en charge le traitement des bidonvilles, qui ont été recrutés en Algérie, et d’autre part en raison de l’inscription des bidonvilles dans les manifestations de la guerre d’indépendance algérienne en métropole.
L’encadrement des bidonvilles : une politique impériale (années 1930-1950)
Le terme de bidonville, la réalité qu’il désigne, les explications sur son apparition et jusqu’aux « solutions » que l’action publique lui trouve, font du bidonville l’un des derniers avatars de la domination coloniale par l’intermédiaire de l’organisation de l’espace. En effet, ses origines se situent dans l’espace géographique et historique de la colonisation française de l’Afrique du Nord au tournant des années trente [2]. Avant-guerre, le « bidonville » est ainsi circonscrit à l’espace urbain colonial français et désigne les conséquences urbaines de l’arrivée incontrôlée d’indigènes dans les plus grandes villes « européennes » de cet espace, en raison de la crise de l’emploi agricole engendrée par la colonisation. Les pouvoirs publics d’Alger ne commencent à imaginer des « solutions » qu’à partir des années 1940 et au début des années 1950 [3]. Il s’agit alors d’inventer et d’édifier des « logements musulmans » [4], en trouvant des modalités architecturales et urbaines pour construire un habitat adapté à la problématique coloniale de la « juste » répartition urbaine entre « Européens » et « musulmans » [5].
Le terme de bidonville et la conception coloniale de l’intervention urbaine que les bidonvilles suscitent ne franchissent apparemment la Méditerranée que dans les années 1950, malgré une présence algérienne déjà non négligeable en métropole dès les années 1920. En effet, à l’époque où le bidonville est identifié en « Afrique du Nord », en métropole, le mot ne semble pas employé pour désigner l’habitat des travailleurs nord-africains, dont la présence constitue, pourtant, déjà un objet de préoccupation pour les autorités métropolitaines [6]. Les travaux qui s’y intéressent soit ignorent le bidonville [7], soit le conçoivent comme un logement caractéristique du logement indigène sur le sol de la colonie [8].
C’est entre 1953 et 1955 qu’apparaissent les premières occurrences du terme pour désigner des espaces réputés être parmi les premiers habités par des Algériens en métropole : ceux de Nanterre [9]. À partir de cette date, le « bidonville » bat rapidement en brèche les termes traditionnels de « taudis » et de « garnis » utilisés depuis le siècle précédant pour désigner les formes les plus dégradées d’habitats, pour les Algériens comme pour toutes les populations défavorisées. Cette traversée de la Méditerranée du terme « bidonville » n’est donc pas tant concomitante de la migration des Algériens que de celle des « conseillers techniques aux affaires musulmanes » (CTAM) recrutés à partir de 1952 en Algérie pour encadrer en métropole la population algérienne [10] et du recrutement de « conseillers sociaux nord-africains » (CSNA) à la préfecture de la Seine dès 1950. Le logement est le domaine dans lequel l’action des CTAM est la plus développée [11], avant même la création de la Sonacotral en 1956. Comme les solutions imaginées à Alger pour lutter contre les bidonvilles, les actions en la matière des CTAM sont non seulement soucieuses d’héberger correctement les Algériens, mais aussi de les répartir dans l’espace urbain [12]. Ce n’est qu’à la fin des années 1960 que la catégorie de « bidonvilles » apparaît dans les classifications de logements utilisées par l’INSEE, alors qu’une politique de résorption nationale commence à peine. Celle-ci se fait grâce à l’adoption de deux lois ad hoc en 1964 et 1966, après plus de dix ans de résorption pratique menée de fait par ce personnel spécialisé dans l’encadrement de la population algérienne en métropole.
L’état actuel de la recherche ne permet pas d’affirmer que ce personnel civil a pu avoir des expériences semblables auprès des bidonvilles algériens. Concernant les CTAM, par exemple, leurs trajectoires professionnelles en Algérie ne les ont pas mis en situation de gérer des bidonvilles puisque, à de très rares exceptions, ils étaient en poste dans des milieux extrêmement ruraux. Il est attesté, en revanche, que le responsable de la SAT-FMA (Section d’assistance technique aux Français musulmans d’Algérie), installée à Nanterre à partir de 1959, avait auparavant été en poste à la SAU (section administrative urbaine) du bidonville algérois du Clos-Salambier [13]. Mais il s’agit d’un militaire qui n’intervient sur les bidonvilles d’un côté et de l’autre de la Méditerranée que dans le cadre de la répression française contre les indépendantistes.
La spécificité « algérienne » des bidonvilles ne découle cependant pas uniquement de la dimension coloniale des premières interventions publiques en leur direction et de ses effets socialisateurs sur les interlocuteurs de ces personnels spécialisés. Elle est à la fois renforcée et modifiée par les effets locaux de la guerre d’indépendance algérienne.
Une appréhension des bidonvilles modelée par la guerre d’indépendance [14]
Entre 1954 et 1962, la situation de guerre introduit dans la société française une violence physique extrême, qui, localement, met les élus municipaux dans des situations difficiles, surtout lorsqu’ils avaient noué des liens avec les militants indépendantistes algériens dans les périodes antérieures. Les élus doivent, en effet, administrer des villes dans lesquelles cohabitent les « familles des appelés » et plusieurs milliers d’Algériens soupçonnés à tort ou à raison de soutenir, contraints ou non, les indépendantistes, voire de participer aux activités armées de ces derniers. Entre le début et la fin de la guerre d’indépendance, les bidonvilles, qui sont souvent perçus comme des fiefs indépendantistes, sont, en effet, toujours voisinés par des habitations et des habitants plus légitimes : pavillons anciens au début, nouveaux HLM à la fin. Les tensions liées au conflit rendent alors la position des élus très inconfortable : expliciter les conflits, c’est s’exposer à des conséquences incontrôlables dans un contexte politique général lui-même de moins en moins clair. Pour ces élus, notamment communistes, la situation devient donc indicible en tant que telle, sauf à prendre le risque que la violence physique ne se généralise.
L’introduction de la violence guerrière dans les espaces politiques locaux se manifeste concrètement par l’envoi des soldats en Algérie, qui entraîne dans la population la « peur ou douleur d’avoir perdu un enfant, un mari ou un frère » [15], et rend difficile le soutien politique aux « patriotes algériens ». L’année 1956 marque non seulement l’éloignement des nationalistes à l’égard du PCF et de la CGT suite au vote des députés du PCF en faveur des pleins pouvoirs en mars [16], mais aussi la substitution des manifestations d’appelés à celles des Algériens [17], organisées depuis le début des années cinquante à l’initiative du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), le parti indépendantiste messaliste. À Nanterre, où les « FMA » (Français musulmans d’Algérie) ont fait l’objet d’un travail électoral poussé depuis les années quarante, l’entrée des « familles d’appelés » dans l’espace politique local est importante, durable et accompagnée par les élus – comme s’il s’agissait pour ces derniers de contrebalancer les effets redoutés du travail politique antérieur mené auprès des Algériens. La politisation de la guerre par les élus de Nanterre se concentre alors sur les préoccupations de ces « familles nanterriennes », nouvelles figures de la cause anti-colonialiste dès octobre 1955. La présence des bidonvilles, où habitent la majeure partie des nombreux Algériens de Nanterre, apparaît comme un facteur d’exacerbation des tensions, mais aussi comme un moyen d’éviter des conséquences violentes, car il fournit des motifs de conflits de voisinage qui peuvent se substituer aux conflits liés à la guerre d’indépendance. Ces derniers peuvent donc être tus en tant que tels, tout en étant exprimés, mais en termes urbains. Dans des communes où il n’existe pas de bidonvilles à proprement parler, ce sont les taudis qui sont la cible des interventions, avec la mise en œuvre d’opérations de rénovation urbaine, qui auront les mêmes effets, comme ce fut le cas à Roubaix en 1957.
Pour le maire de Nanterre, en 1960, « il est certain que la poursuite de la guerre d’Algérie sécrète, de part et d’autre, un climat qui rend la vie quotidienne plus difficile, plus tendue », et engendre un « fossé qui se creuse tous les jours » [18]. Mais ce fossé ne peut être exprimé clairement qu’à ceux qu’il concerne directement : les 64 « habitants du Petit-Nanterre » qui se sont plaints par pétition des « Algériens du bidonville », auxquels Raymond Barbet répond par ces mots. Le développement des bidonvilles habités par des Algériens à Nanterre au cours de la guerre devient ainsi le point de fixation d’un conflit latent entre ceux qui y résident et ceux qui les voisinent. Cette focalisation est facilitée par le fait que le bidonville de La Folie fixe le développement de la violence physique en devenant un champ de bataille à la fois entre indépendantistes en 1957 [19] et entre indépendantistes et services policiers de la préfecture de police de Paris, surtout depuis qu’en 1959 est installée juste en face une « harka » [20] – compagnie de militaires auxiliaires algériens (les « harkis »).
Les plaintes concernant les bidonvilles « algériens » en direction des élus nanterriens sont périodiques entre 1953 et 1966, mais leur traitement par les élus connaît de profondes évolutions, notamment en fonction de la guerre. Pendant la guerre, le maire cherche à modifier la définition de la situation proposée par les plaintes et, ce faisant, à éviter une accusation des Algériens qui pourrait aggraver le conflit. Alors que les plaignants se présentent en victimes d’Algériens agressifs, Raymond Barbet développe de longues argumentations écrites pour expliquer en quoi les Algériens sont eux-mêmes des victimes. Une fois l’indépendance déclarée, l’explicitation de la confrontation ne pose plus problème : le maire se range alors à la définition de la situation proposée par les plaignants, désignant les pratiques des Algériens comme inacceptables – comme si la fin de la situation de belligérance ne justifiait plus de tempérer les plaintes à l’égard des Algériens.
L’ensemble de ces éléments fait apparaître comme considérable le poids de l’empire français dans l’existence des bidonvilles en métropole, quels que soient les angles sous lesquels on considère ces derniers : le mot utilisé, les conditions d’habitats des Algériens qu’il désigne, l’élaboration de solutions dont elles font l’objet par les pouvoir publics et ses effets sur les populations locales pendant la guerre d’indépendance.