Propos recueillis par Mariana Tournon et Janoé Vulbeau.
Pour commencer, pouvez-vous rappeler les contours de votre recherche qui propose une histoire du logement social en banlieue ouvrière des années 1940 aux années 1990 ?
Au début des années 2000, j’ai entamé un premier travail sur la question des bidonvilles, majoritairement peuplés d’immigrants [1] coloniaux et étrangers, et sur leur résorption à Saint-Denis, au nord de Paris, durant les années 1960-1970 (David 2002). Durant cette période, seuls 5 à 10 % des étrangers de région parisienne y vivaient (Blanc-Chaléard 2016, p. 228-231). Pourtant la résorption des bidonvilles est devenue un prisme déformant de l’histoire urbaine de la seconde moitié du XXe siècle, s’insérant dans une série de lieux communs simplistes ou erronés : « les immigrés sont passés du bidonville au HLM », « des grands ensembles ont été construits pour loger les immigrés », ou encore « le regroupement familial instauré à partir de 1974 a précipité la crise des grands ensembles » en faisant « fuir les classes moyennes blanches ». Les recherches récentes montrent que ces récits stigmatisants masquent des discriminations instituées, notamment en direction des familles algériennes (Cohen 2020). Elles montrent aussi que, pour comprendre l’histoire des relations entre logement social et immigration, on ne peut se contenter d’une chronologie binaire opposant les Trente Glorieuses à la crise sociale et urbaine qui a suivi.
Pour réexaminer cette histoire, j’ai étudié dans ma thèse les pratiques de l’Office HLM municipal de la ville de Saint-Denis, des années 1950 aux années 1990 (David 2016). Modèle de la banlieue ouvrière marquée par l’industrialisation lourde depuis la fin du XIXe siècle, cette ville est aussi de longue date un territoire d’immigration où la question du logement de ces populations se pose avec acuité. Outre diverses archives administratives et des entretiens, j’ai pu exploiter une source très rarement disponible dans un service d’archives public : les dossiers de locataires. Cette source m’a permis de donner corps à une analyse conjointe des pratiques des « logeurs » et des « logés » de l’Office HLM dionysien, me permettant d’interroger l’évolution de la composition sociale du parc de logements municipaux, les pratiques du bailleur, ses relations avec les locataires, les attributions de logements, etc. Ces archives m’ont également permis d’approcher les trajectoires des locataires, et à travers elles, des formes de domination sociale et de minorisation ethno-raciale [2]. Au terme de cette enquête, j’ai pu définir trois séquences : de 1945 à 1965, je retrace l’élaboration d’une politique sociale municipale idéale axée sur le logement et sa confrontation aux incertitudes de la modernisation urbaine ; entre 1965 et 1974, j’observe qu’une période charnière pour la problématisation du peuplement « immigré » s’ouvre de façon concomitante à une intensification de la construction de HLM à Saint-Denis ; enfin, jusqu’au milieu des années 1990, j’étudie les effets des réformes de gestion imposées à un office municipal en crise sur les modalités de gestion du peuplement.
Peut-on revenir plus précisément sur la première période, qui s’étend de la fin de la Seconde Guerre mondiale au milieu des années 1960 ?
L’histoire de l’Office municipal de Saint-Denis est d’abord marquée par une lutte longtemps indécise pour convaincre les acteurs étatiques de l’opportunité de construire des logements en nombre dans une banlieue déjà en voie de désindustrialisation, au statut incertain dans les projets d’aménagement régionaux. Loin de constituer un âge d’or des grands ensembles, dans cette commune, ces années sont marquées par la construction laborieuse d’un bien qui reste une ressource rare.
Il faut tenir compte de ces incertitudes et du rythme de construction très saccadé pour décrire la mise en place d’une administration HLM locale. Ainsi, pour l’Office de Saint-Denis, les phases de mise en location les plus intenses ont eu lieu entre 1961 et 1963, puis entre 1971 et 1974. Sur un total d’environ 9 200 logements bâtis entre 1950 et 1978, plus de la moitié a été livrée en seulement sept ans. À l’opposé de l’image d’administrations HLM routinières, les archives montrent qu’à Saint-Denis la construction de masse des Trente Glorieuses, puis la gestion de ce nouveau patrimoine, ont été assurées durant quinze à vingt ans dans une situation de sous-administration chronique. À titre d’exemple, en janvier 1961, pour gérer près de 3 000 logements, seuls onze emplois administratifs sont pourvus. Entre 1954 et 1963, l’effectif administratif de l’office a certes doublé, mais dans le même temps son parc immobilier a quadruplé. Cette sous-administration s’explique non seulement par le rythme des constructions, mais également par des contraintes réglementaires posées par l’État et par des difficultés de recrutement permanentes.
À cette époque, quel est le profil de la clientèle de l’office ? Les immigrants, qu’ils soient étrangers ou coloniaux, accèdent-ils au logement social ?
En France, les attributions des logements sociaux sont tributaires d’une contradiction fondamentale entre une définition socialement très large du public qui y a droit (une large majorité des ménages se situant en deçà des plafonds de ressources) et la faible quantité des logements construits jusqu’aux années 1960. La définition des bénéficiaires alors retenue au niveau national reste proche de la cible des « citoyens modestes », élaborée par les réformateurs sociaux de la fin du XIXe siècle (Magri 1991). Le décret de 1954 qui réglemente les attributions définit par exemple les ayants droit comme des « personnes physiques peu fortunées et notamment [des] travailleurs vivant principalement de leur salaire ». Il s’agit donc de loger une population qui n’appartient pas uniquement aux classes populaires. Celle-ci apparaît même à certains sociologues des années 1960 comme une « société petite-bourgeoise » (Touraine et al. 1966).
Ce constat général s’applique toutefois mal à la réalité du peuplement des HLM dans une banlieue ouvrière comme Saint-Denis. Bien qu’un peu sous-représentés par rapport à leur poids dans la population locale (60 % en 1954), les ouvriers y forment une bonne moitié des locataires à la fin des années 1950, contre 37 % à l’échelle nationale en 1955. Le profil du locataire idéal, brossé à partir des fiches d’enquêtes liées aux demandes de logement des années 1950, est celui du travailleur qualifié, respectable et méritant, bien intégré dans la sociabilité locale et de bonne réputation, formant un couple stable qui soigne l’éducation de ses enfants et la tenue de son logement. Néanmoins, la quantité dérisoire de logements bâtis au regard des besoins oblige l’Office municipal à démontrer le caractère social de son action en logeant d’assez nombreuses familles en situation critique, expulsées ou abandonnant des immeubles menaçant de ruine. La cohabitation de ces différents profils de locataires n’est pas encore perçue comme la source de potentiels problèmes de voisinage. Toutefois, au début des années 1960, les élus communistes de Saint-Denis s’inquiètent déjà de la précarité d’une partie des locataires dont les impayés menacent selon eux l’Office municipal de difficultés financières et risquent de compromettre pour partie la politique urbaine locale.
La question du droit des étrangers à obtenir un HLM demeure sujette à interprétation durant les années 1950-1960. On retrouve ici les caractéristiques de la politique d’immigration de l’époque : inconsistance de la règle générale, règne des circonstances et des usages (Spire 2005). En juin 1959, tout en affirmant qu’aucune condition de nationalité n’est inscrite dans le droit, le Conseil supérieur des HLM cherche à répondre aux hésitations en concluant que chaque organisme peut décider librement de sa politique et « par exemple, poser le principe de la nationalité française obligatoire et se réserver le droit d’examiner les cas d’étrangers spécialement intéressants [3] ». En janvier 1960, un arrêté de la Préfecture de la Seine stipule ainsi de façon ambiguë que « les demandeurs devront être de nationalité française ou remplir les conditions des textes en vigueur [4] ».
À Saint-Denis, il existait depuis les années 1930 une expérience d’internationalisme solidaire et des pratiques d’hospitalité via la fourniture d’aides sociales aux étrangers. En matière de logement, bien que privilégiant les étrangers installés de longue date dans la commune, cette hospitalité permet à certains d’obtenir un logement. De même, les immigrants coloniaux, pour la plupart des « Français musulmans d’Algérie » (FMA) jusqu’en 1962, ne font pas non plus l’objet d’une exclusion formelle. Leur présence est ainsi limitée mais en progression constante dans les années 1960. Si j’ai pu trouver dans quelques dossiers des mentions indiquant la nationalité comme critère supposé de rejet, les estimations que j’obtiens à partir des dossiers de locataires confirment qu’il n’y a pas d’exclusion systématique. Entre 1950 et 1968, la part des ménages dont un des conjoints au moins est étranger se situe de façon stable autour de 6 %, soit un ordre de grandeur assez proche de la proportion des étrangers dans la population communale en 1962 (6,4 %). J’observe au fil du temps une progression mesurée, mais réelle, et qui tend à s’accentuer une dizaine d’années après l’intensification de l’immigration économique de la fin des années 1950, composée notamment de familles d’Espagne, du Portugal et d’Algérie.
Qu’en est-il justement de cette deuxième période qui s’ouvre au milieu des années 1960, où le logement des immigrés est progressivement érigé comme problème public et urbain ?
Après 1966, le nouveau ministère de l’Équipement est plus favorable à la construction HLM qui connaît une nette accélération à Saint-Denis. Le recrutement et les promotions internes des personnels de l’Office municipal suivent le rythme. Alors qu’en 1967 celui-ci disposait d’un personnel administratif pour 250 logements gérés, ce ratio devient 1 pour 200 en 1974 puis 1 pour 175 en 1979. La réforme administrative de la région parisienne donne par ailleurs naissance au département de la Seine-Saint-Denis, dont les premiers préfets cherchent à établir de bonnes relations avec la majorité communiste. Après 1965, la réponse au mal-logement à Saint-Denis se concentre de plus en plus sur la destruction des bidonvilles et la rénovation urbaine de l’îlot Basilique (au cœur du centre-ville), visant à contrer une paupérisation du centre-ville tout en y stabilisant une petite couche moyenne en ascension sociale et plutôt favorable au Parti communiste (Bacqué et Fol 1997). Cette politique locale contribue à construire le peuplement immigré comme un nouveau problème urbain (David 2014).
Sur un autre plan, l’État pousse depuis le début des années 1960 dans le sens d’un ciblage des HLM vers les plus pauvres, à l’inverse de ce que cherche l’office dionysien. Un jeu complexe de négociations se noue ainsi autour de la question du peuplement, d’autant que l’office doit de plus en plus composer avec des contingents de locataires désignés en dehors de sa commission d’attribution, en contrepartie de financements (1 % patronal, CAF, Ponts et chaussées, etc.) ou de réservations réglementaires (fonctionnaires, « mal-logés » définis par la préfecture, rénovation urbaine) [5]. Ainsi, les acteurs municipaux ne sont toujours pas en capacité de contrôler et de recomposer le peuplement de leurs cités. Ils voient se stabiliser, mais non reculer, la part des familles nombreuses en difficulté financière et issues d’habitat insalubre, tandis que l’attribution d’HLM à des ménages d’immigrants est mise en œuvre à une échelle inédite : dès la fin de l’année 1972, la part des ménages dont un des conjoints au moins est étranger s’élève selon mes estimations autour de 18 % des locataires [6].
Cette réalité contraste avec des conceptions relatives à l’attribution des HLM repensées au même moment dans des termes de plus en plus systématiquement discriminatoires par des acteurs locaux et étatiques qui s’accordent, sans toujours employer l’expression, sur le principe d’un « seuil de tolérance » à ne pas dépasser afin d’éviter la formation de « ghettos » [7]. Cela se concrétise par la négociation de relogements en dehors de la commune, par des procédures d’attribution exigeant une ancienneté plus grande pour les immigrants, ou encore par l’usage de catégorisations nationales (« étrangers ») et ethno-raciales (« N. Afri. », « Afri. ») dans des statistiques établies au sein de l’office de Saint-Denis. Fin 1974, la préfecture de Seine-Saint-Denis va jusqu’à officialiser des mesures de « stabilisation de la population étrangère » dans six communes du département, dont Saint-Denis. Toutefois, au plus fort de ces pratiques discriminatoires entre 1973 et 1976, l’office dionysien ne parvient qu’à maintenir la proportion d’immigrants, avant une nouvelle progression. D’après mon estimation à partir des dossiers de locataires, fin 1982, autour d’un tiers des ménages logés a au moins un conjoint étranger [8], soit un niveau conforme à la part des étrangers parmi les demandeurs de logement au cours des années 1970.
Alors que les immigrants logés, après avoir été triés sur le volet, sont loin d’être exclusivement des ouvriers non qualifiés et sont plutôt bien implantés à Saint-Denis, un nombre croissant de ménages non immigrants logés par l’office sont en réalité des jeunes couples sans attaches à Saint-Denis, qui ne s’y installent pas durablement alors qu’ils sont recherchés comme un moyen d’équilibrer le peuplement local. Le bilan de ces années charnières depuis le milieu des années 1960 est donc double : si elles s’avèrent incapables de recomposer la population municipale, les discriminations pratiquées introduisent durablement des représentations stigmatisantes du peuplement immigré.
Au début des années 1980, vous observez un renforcement des liens établis par les acteurs du logement social entre la dégradation matérielle des cités d’HLM et la présence croissante de minorités ethno-raciales en son sein. Vous montrez notamment comment cette problématique émerge dans un contexte de difficultés de gestion financière de l’office. Peut-on revenir sur cette troisième séquence ?
Alors que la situation financière de l’office HLM de Saint-Denis avait été rétablie à la fin des années 1960, une période d’augmentation rapide des déficits commence dès 1973, plongeant l’organisme dans une grave crise. Puis, à la suite des élections municipales de 1977, les nouveaux élus communistes en charge de l’urbanisme et du logement prennent acte de l’entrée en crise de l’office HLM municipal, acceptent l’arrêt des constructions et proclament la nécessité de réformes de gestion. Cette crise, à l’image de celle traversée par les HLM dans leur ensemble, mêle des causes conjoncturelles et structurelles. La poursuite d’une désindustrialisation profonde dégrade les conditions d’emploi et aggrave les situations d’impayés dans la ville. L’arrêt de l’activité de construction prive par ailleurs l’Office municipal d’apports financiers qui permettaient de masquer sur le plan comptable certains déséquilibres. Les archives montrent que l’enjeu de la dégradation matérielle des cités avait émergé dès le milieu des années 1960, sans qu’aucune solution viable ne soit trouvée, aggravant la vacance de logements et provoquant de nouvelles pertes financières. Associée à la question du gardiennage et du nettoyage, cet enjeu de la maintenance du parc immobilier renvoie à une autre difficulté structurelle : un personnel technique nettement insuffisant, de l’ordre d’un agent pour 665 logements en 1974. Malgré des efforts d’organisation des services et quelques recrutements durant les années 1970, l’effectif des gardien·nes et personnels de nettoyage n’est que de 113 en 1981, soit un ratio d’un·e gardien·ne pour un peu plus de 100 logements et un « homme de peine » pour 270 logements, ce qui demeure insuffisant pour inverser la tendance.
Jusqu’à la réforme Barre de 1977, complétée sur ce point par les premières mesures Habitat et vie sociale (HVS), aucun financement n’était prévu pour la maintenance du parc HLM. Les organismes devaient compter sur des excédents d’exploitation ou des emprunts moins favorables que ceux dédiés à la construction. Avant l’élaboration de politiques de réhabilitation, généralisées avec la politique de la ville au cours des années 1980, aucune solution viable n’émerge donc pour redresser la situation financière de l’Office municipal. C’est dans ce contexte qu’intervient un point méconnu des politiques du logement social. Fin 1975, une Commission nationale pour le logement des immigrés est créée et dotée d’un cinquième, puis d’un dixième (le « 0,1 % immigrés ») des sommes levées au titre du 1 % patronal. La justification initiale de cette mesure est d’améliorer l’intégration des étrangers. Mais les dossiers de cette commission que j’ai étudiés à l’échelle de la Seine-Saint-Denis illustrent plusieurs dérives. Contrairement à leur destination initiale, ces subventions n’ont qu’assez peu servi à réserver des logements supplémentaires à des locataires étrangers, mais plutôt à financer des travaux de réhabilitation et même, dans quelques cas, à maintenir des logements vacants pour éviter la concentration de minorités ethno-raciales (Tanter et Toubon 1999) [9]. Pour l’office dionysien, le « 0,1 % immigrés » a représenté une aubaine sans que l’effort consenti pour le logement de familles d’immigrants étrangers ne soit très conséquent. Le nombre de locataires étrangers a bien continué à s’accroître, mais en 1982, alors qu’un tiers des résidents français de Saint-Denis sont logés par l’office HLM, moins d’un quart des étrangers le sont. Surtout, le recours à ce financement spécifique a introduit durablement dans l’argumentaire des gestionnaires municipaux l’idée suivant laquelle le logement d’étrangers demandait une compensation pour faire face aux dégradations supposément occasionnées.
On a donc d’une part un office qui reçoit de l’argent parce qu’il loge en nombre limité des immigrés et de l’autre une stigmatisation qui s’intensifie. Comment évolue cette situation dans les années 1990 ?
Si cet argumentaire perdure, c’est aussi parce que le redressement financier de l’office est plus long et difficile que prévu. Au début des années 1980, le plan de redressement concerté avec l’État implique la réorganisation de certains services, s’appuyant sur le modèle du nouveau management public et sur les débuts de l’informatisation ; mais, il reste surtout tributaire de l’avancée des réhabilitations, donc de leur financement, et du conventionnement avec la CAF permettant le versement direct de l’APL au bailleur. Or, tout cela se fait très progressivement et ne bénéficie que d’un engagement fluctuant de l’État. En dehors des cités réhabilitées, les effets sur la dégradation des HLM municipales sont faibles. Impayés et vacances locatives ne baissent que très difficilement jusqu’à la fin des années 1980, tandis que le budget destiné à la maintenance courante reste limité au minimum réglementaire.
La situation financière de l’office demeure fragile au début des années 1990, ce qui justifie en quelques années un net durcissement des relations locatives, par l’adoption de hausses de loyers et de charges substantielles et par une répression accrue des impayés, sans réel accompagnement social des locataires endettés. Malgré la dégradation des conditions de vie dans certaines cités, le bailleur refuse tout échange de logement à ses locataires pour stopper la fuite des « ensembles périphériques », tels que le Franc-Moisin. Sur le plan des attributions de logement, le mot d’ordre de la « mixité sociale » s’impose au niveau local et national (Tanter et Toubon 1999 ; Tissot 2005). À Saint-Denis, malgré une euphémisation du vocabulaire racialisant, on trouve encore dans les archives de cette période des catégorisations comme : « Métropole », « DOM-TOM », « CEE », « Afr. Nord », « Afr. Noire » et « Autres ». La répartition des demandeurs est désormais envisagée à l’échelle de l’immeuble et de la cage d’escalier, justifiant des pratiques discriminatoires désormais essentiellement déléguées aux agents de guichet (Sala Pala 2013 ; Bourgeois 2019).
Au fil du temps et comme dans la majorité du secteur HLM, les gestionnaires de l’Office municipal de Saint-Denis ont établi ainsi une relation étroite entre « rééquilibrage financier » et « rééquilibrage social », expression par laquelle ils visent avant tout le peuplement immigré. Pourtant, ce n’est plus l’immigration qui est seule en cause, mais aussi des habitants nés en France. Ces derniers héritent en effet de pratiques qui continuent à les identifier comme appartenant à des minorités ethno-raciales, en raison de leur couleur de peau, de leurs pratiques culturelles ou religieuses, du nombre de leurs enfants ou de leur précarité résidentielle. Bien qu’à la même période la municipalité reprenne à son compte l’idée d’une « ville-monde » aux vertus intégratrices, ces caractéristiques sont interprétées comme un risque que le bailleur ne peut plus se permettre de prendre. Cela coïncide avec une politique d’attractivité économique et résidentielle tournée vers le réaménagement de la Plaine Saint-Denis désindustrialisée, et avec des tentatives de fixation de nouvelles couches moyennes à Saint-Denis (Raad 2015).
Mon enquête historique montre que le logement des familles d’immigrants avait déjà été construit comme un problème pour le secteur HLM bien avant la crise économique du milieu des années 1970. Si cette période est importante, ce n’est pas en raison du rétablissement du droit au regroupement familial, suspendu entre 1974 et 1976 (Laurens 2008). C’est davantage parce qu’elle oblige l’office de Saint-Denis à solder, pour l’essentiel par des réformes internes, les déséquilibres résultant des contraintes pratiques et financières qui avaient pesé dès le départ sur une institution HLM de banlieue ouvrière. Mes recherches soulignent aussi combien ces contraintes ont compté dans la genèse de pratiques discriminatoires dans l’accès au logement. Or, dans la période actuelle, les institutions locales dédiées au logement social font face à des contraintes encore redoublées.
Depuis les années 1990, face à l’ampleur persistante du parc insalubre et face à l’explosion des prix sur le marché immobilier parisien, les ségrégations socio-spatiales qui traversent le territoire de Saint-Denis tendent à se consolider. Le scénario d’une forte inflation à venir, associée à l’organisation des JO 2024, pourrait accentuer encore les inégalités entre trois secteurs du marché immobilier local : un parc privé gentrifié, un sous-marché insalubre et paupérisé, et un parc social qui serait le seul à proposer des logements accessibles et décents pour les classes populaires. Dans ce contexte, le logement est un enjeu important de la campagne municipale en cours, une partie des candidats présentant le parc local de logement social comme l’héritage d’une politique passée à l’image dépréciée [10]. Les débats s’orientent ainsi vers la détermination du bon dosage de logements sociaux et restent structurés par le mot d’ordre de « mixité sociale », sans aborder de front les relations mises en lumière dans cet entretien entre les politiques urbaines locales, conduites depuis un demi-siècle, et l’enjeu des discriminations ethno-raciales. Or, en l’absence de débat contribuant à repenser les modes de gestion publics du logement, il est à craindre que des logiques de minorisation ethno-raciale soient reproduites, volontairement ou non, pour gérer la pénurie de logements sociaux et « équilibrer » leur peuplement.
Bibliographie
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- Blanc-Chaléard, M.-C. 2016. En finir avec les bidonvilles. Immigration et politique du logement dans la France des Trente Glorieuses, Paris : Publications de la Sorbonne.
- Bourgeois, M. 2019. « La managérialisation des HLM : vers davantage de discriminations ? », Métropolitiques [en ligne], 18 mars.
- Cohen, M. 2020. Des familles invisibles. Les Algériens de France entre intégrations et discriminations (1945-1985), Paris : Éditions de la Sorbonne.
- David, C. 2002. La Résorption des bidonvilles de Saint-Denis : un nœud dans l’histoire d’une ville et « ses » immigrés (de la fin des années 1950 à la fin des années 1970), Mémoire de maîtrise en histoire, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
- David, C. 2014. « Faire du logement social des “immigrés” un problème de peuplement. Configurations politico-administratives et usages des catégories ethno-raciales (Saint-Denis, années 1960-années 1990) », in F. Desage, C. Morel Journel et V. Sala Pala (dir.), Le Peuplement comme politiques, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 307-327.
- David, C. 2016. Logement social des immigrants et politique municipale en banlieue ouvrière (Saint-Denis, 1944-1995) : histoire d’une improbable citoyenneté urbaine, Thèse de doctorat, Université Paris Ouest Nanterre.
- Laurens, S. 2008. « “1974” et la fermeture des frontières. Analyse critique d’une décision érigée en turning-point », Politix, n° 82, p. 69-94.
- Magri, S. 1991. « Des “ouvriers” aux “citoyens modestes”. Naissance d’une catégorie : les bénéficiaires des habitations à bon marché au tournant du XXe siècle », Genèses, n° 5, p. 35-53.
- Noiriel, G. 2007. Immigration, antisémitisme et racisme en France (XIXe-XXe siècle). Discours publics, humiliations privées, Paris : Fayard.
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