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Enquête sur un cosmopolitisme anatolien disparu : Mamuret-ul Aziz et Kharpout au tournant du XXe siècle

Aujourd’hui périphérique en Turquie, l’Est anatolien a été l’un des lieux d’une première mondialisation au tournant du XXe siècle. En mobilisant des archives inédites, Matthieu Gosse nous emmène dans la ville d’Elazığ, sur les traces d’un cosmopolitisme disparu.

Au cœur de l’Anatolie, Elazığ fait aujourd’hui figure de ville moyenne turque relativement enclavée. La ville est très marquée par la période républicaine [1] (post-1923) et la modernisation qui l’a accompagnée dans tout le pays. Sur les hauteurs, la ville ottomane – Kharpout, aujourd’hui Harput – est devenue quasi fantôme. Pourtant, on découvre dans les archives qu’existait, jusqu’au premier conflit mondial, une ville tout à la fois double – deux villes ottomanes coexistaient, Kharpout sur la colline et Mamuret-ul Aziz dans la plaine –, plurielle – la population était composite, avec une forte minorité d’Arméniens – et désenclavée, tant par la présence d’acteurs internationaux, notamment missionnaires, que par l’existence d’un champ migratoire reliant la ville et son arrière-pays immédiat à la côte est des États-Unis. En confrontant les traces visibles du passé à la documentation disponible dans les archives, l’article cherche à comprendre cette trajectoire apparemment paradoxale d’Elazığ tout en donnant à voir ce territoire ottoman, cosmopolite et ouvert sur le monde, aujourd’hui disparu [2] en Turquie républicaine (depuis 1923), des décennies de kémalisme (années 1920-1930) aux années AKP.

Elazığ – Harput : ville recouverte, ville effacée

Le centre-ville d’Elazığ n’a rien de déconcertant lorsque l’on est familier des villes de Turquie. Très animé, il consiste en un espace commerçant où l’on trouve une grande mosquée et un bazar, récemment construits. En s’éloignant du centre, on traverse des faubourgs denses puis de vastes espaces lotis de barres d’immeubles dont les axes principaux sont ponctués de grands équipements neufs ou récemment rénovés : université, aéroport, centres commerciaux, hôpitaux, etc. À première vue, Elazığ donne à voir un siècle de formes urbaines successives [3] (depuis les années 2000).

On accède à Harput par une route de cinq kilomètres, d’abord prise en étau entre de vastes terrains militaires, puis gravissant en lacets les 300 mètres de dénivelé, jusqu’à la vieille ville. De fait, il s’agit plutôt d’une ville fantôme. On y repère tous les attributs d’une ville ottomane anatolienne – citadelle, grande mosquée médiévale, mosquées, tombeaux, hammams, fontaines –, à cela près que le tissu résidentiel a presque entièrement disparu. Tous ces édifices sont séparés par des pelouses sur lesquelles les habitants prennent le frais lors des beaux jours. Harput n’est qu’un quartier (mahalle) d’Elazığ. Seuls 500 habitants des 445 000 de l’agglomération y résident.

Figure 1. La ville-double et son environnement rural sur une carte routière ottomane

Carte routière de Hekimhan à Harput (détail), sans date.
Source : BOA – Başbakanlık Osmanlı arşivleri [Archives ottomanes de la Présidence de la République], fonds Haritalar [cartes], 00384.

À première vue, Harput, ville ottomane, paraît avoir été abandonnée au profit d’Elazığ, ville républicaine. Or, comme on peut le voir sur la carte ci-dessus (figure 1), deux espaces urbains coexistaient à la fin du XIXe siècle : l’un en plaine (« Mamouret-ul Aziz »), entouré de villages, l’autre en altitude (« Kharpout »). La préfecture (hükümet konağı) est le seul bâtiment important d’époque ottomane visible dans le centre-ville d’Elazığ. En les cherchant, on ne trouve que de très rares traces antérieures à 1914, dans des rues secondaires : quelques fontaines et maisons en bois plus ou moins délabrées, les murs d’une église.

Figure 2. Le hükümet konağı et l’église en ruine en 2022

Photos : Matthieu Gosse.

Mamuret-ul Aziz semble avoir disparu. En revanche, les marqueurs paysagers kémalistes sont nombreux : gare, bureau des PTT, monument à Atatürk, écoles, maisons du peuple (halkevleri), ce qui indique que la ville a été une vitrine des transformations kémalistes en Anatolie orientale (Kezer 2020). Le passé ottoman de Harput est, lui, l’objet d’une mise en patrimoine « sur la route de l’Unesco » (Harput Unesco Yolunda). Si le patrimoine civil et islamique est protégé et signalé par des écriteaux, rien n’est visible du passé arménien, à l’exception de quelques murs en ruines qui marquent la présence de plusieurs églises. Comme ailleurs dans l’est de la Turquie, on constate un phénomène – qui n’a rien de naturel – d’érosion différentielle du patrimoine (Ter Minassian 2015).

Figure 3. Gürcübey et les quartiers arméniens de Kharpout, avant/après

Les deux principaux quartiers arméniens de Kharpout à la fin de la période ottomane (s. d. et 1904) et leur état actuel (2023) : Şehroz (à gauche), Gürcübey (à droite) ; respectivement surplombés par le complexe missionnaire états-unien et la citadelle ottomane.
Sources : À gauche : American Research Institute in Turkey (ARIT) et SALT Galata, Archives de l’American Board of Commissioners for Foreign Missions, photographies, Harput-Elazığ, sans date ; À droite : ICP – Institut catholique de Paris, « Album de la Mission de Mésopotamie et d’Arménie confiée aux Frères – Mineurs capucins de la Province de Lyon », 1904.
Photos : Matthieu Gosse, 2023.

Constater les effets de ce processus de recouvrement et d’effacement permet de prendre conscience de la rupture qu’ont représentée le premier conflit mondial, le génocide des Arméniens (1915), la chute de l’Empire ottoman et la proclamation de la république de Turquie (1923).

Mamuret-ul Aziz et Kharpout : ville-double

Le siècle de dualité urbaine (Sipahi 2016) est initié en 1835 par une décision du pouvoir central ottoman qui installe une caserne et l’administration provinciale ottomane dans la plaine, près du village de Mezereh. Pendant des décennies, Mezereh-Mamuret-ul Aziz n’est qu’un lieu de pouvoir. Dans l’Annuaire oriental de 1885 [4], destiné à des acteurs économiques opérant dans l’Empire ottoman, Mamuret-ul Aziz est décrite comme une « ville naissante de 1 500 habitants, la plupart chrétiens […], qui forme le complément de la ville. Le siège du gouvernement, les chefs religieux, les principaux négociants [y] sont établis ». Kharpout abrite alors 35 000 habitants, majoritairement musulmans avec une forte minorité arménienne, tandis que Mamuret-ul Aziz est le lieu du pouvoir impérial ottoman et des élites économiques, notamment arméniennes.

Les « massacres hamidiens [5] » de l’automne 1895 font rejouer la dualité urbaine. Le 11 novembre 1895, des tribus kurdes arrivent du nord et commettent des exactions dans les villages, largement arméniens, de la plaine. Ils évitent de se confronter à la garnison ottomane de Mamuret-ul Aziz et montent à Kharpout où ils attaquent le quartier de Şehroz et incendient le complexe missionnaire états-unien [6] (Sipahi 2018). L’émotion suscitée en Europe et aux États-Unis engendre un afflux de dons, ce qui permet, dès la fin des années 1890, à des organisations missionnaires de s’implanter (protestants allemands) ou bien d’étoffer leur présence : protestants de l’American Board of Commissioners for Foreign Missions (ABCFM), missionnaires catholiques français de l’ordre des Capucins. Celle-ci se manifeste par des établissements de charité (orphelinats), de santé et d’éducation. Dans le même temps, les États-Unis ouvrent un consulat, la Grande-Bretagne et la France ont également un représentant plus ou moins permanent.

Même si le complexe missionnaire protestant états-unien de Kharpout, qui domine la plaine, demeure le plus impressionnant (trente bâtiments en 1914), la plupart des implantations étrangères de la décennie 1900 a lieu à Mamuret-ul Aziz. La ville, dont le développement économique attire acteurs étrangers et ottomans, prend la forme d’une ville moderne aux rues larges et au plan géométrique qui plaît aux Européens, tandis que Kharpout est désormais perçue comme un archaïsme. En 1909, l’ABCFM fait estimer le coût d’un déplacement de leur complexe dans la plaine. La même année, alors que la localisation de leur futur hôpital est l’objet de discussions, le missionnaire Henry Atkinson désigne Kharpout comme une « ville qui meurt » (dying city), tandis que Mamuret-ul Aziz est « la capitale du vilayet. Une croissance rapide. La ville du futur. Le centre naturel pour l’ensemble de la population [7] ». En 1914, Mamuret-ul Aziz abrite 8 000 habitants soit un quart de la population des deux villes. La ville basse n’accueille la quasi-totalité de la population urbaine que dans les années 1930, mais les Arméniens ne sont plus là.

Mamuret-ul Aziz et Kharpout : ville-monde

La photographie prise par un aviateur militaire allemand lors du premier conflit mondial est une rare trace de ce qu’était la morphologie urbaine jusqu’à 1914.

Figure 4. Mamuret-ul Aziz vue du ciel en 1917

Le nord est en haut de l’image.
Source : Photographie aérienne issue de l’article de Peter Dye (« Unique aerial photographs of the Armenian Highlands – The air war in the Eastern Provinces, 1916-1917 », 2021), publiée ici avec l’aimable autorisation de Vahé Tachjian, directeur du projet Houshamadyan.

Elle permet également de prendre la mesure de l’emprise et de la visibilité des complexes étrangers [8]. On voit très distinctement le complexe protestant allemand (décennie 1900) au nord de l’agglomération, l’hôpital Annie Tracy Riggs de l’ABCFM (1910) au nord-est, sur la route d’Harput, ainsi que le complexe missionnaire catholique français (achevé dans la décennie 1900) entre des casernes ottomanes, à l’est de la ville. À Kharpout, pour laquelle nous ne disposons pas de photographie aérienne, le complexe missionnaire de l’ABCFM est aussi très visible, depuis la vallée, à l’entrée de la ville haute.

Ces organisations participent aussi à des transformations sociales majeures, notamment par leurs établissements scolaires. L’Euphrates College (1878) forme une véritable élite intellectuelle arménienne et anglophone pendant près de quatre décennies. Ce lien privilégié avec les États-Unis constitue un champ migratoire d’ampleur. Selon David Gutman, une majorité des 60 ou 70 000 Arméniens ottomans qui émigrent aux États-Unis entre les années 1880 et 1914 est originaire de Kharpout/Mamuret-ul Aziz et des villages de la plaine (Gutman 2016). Comme c’est toujours le cas, les conséquences pour le territoire de départ sont majeures. Le consul états-unien Norton estime ainsi qu’en 1901, 250 000 dollars de remises sont parvenus aux Arméniens de sa circonscription. La même année, Norton déclare administrer à Mamuret-ul Aziz seize « citoyens nés dans le pays » (native born citizens), à savoir les missionnaires protestants, et 260 « naturalisés » (naturalized), Arméniens d’origine revenus dans leur patrie en tant que citoyens états-uniens. D’après Norton, aucune autre localité du continent asiatique n’abrite alors autant de citoyens états-uniens, Chine exceptée [9].

Au sein des établissements missionnaires, les Arméniens ne sont pas des bénéficiaires passifs de l’aide étrangère. Par exemple, avant 1914, une écrasante majorité des enseignants et enseignantes de l’Euphrates College et des médecins de l’Annie Tracy Riggs Hospital sont des Arméniens diplômés des institutions missionnaires, parfois des écoles impériales ottomanes, mais aussi des universités états-uniennes de la côte est.

Mamuret-ul Aziz et Kharpout : un cosmopolitisme de l’intérieur ?

À raison, le cosmopolitisme des villes-ports « levantines » (Smyrne, Beyrouth ou Alexandrie) qui avait cours à la veille du premier conflit mondial fascine et a suscité de nombreux travaux d’histoire sociale (Smyrnelis 2018). En l’absence de chemin de fer, Mamuret-ul Aziz-Kharpout est à trois semaines de voyage des ports de Samsoun ou d’Alexandrette. Cet enclavement est constamment évoqué dans les sources. Malgré cela, la documentation disponible surprend par la variété et l’intensité des connexions trans-impériales de Mamuret-ul Aziz. Les archives des organisations étrangères donnent à voir une société urbaine extravertie et en mouvement dont les évolutions sont finalement assez analogues, toutes proportions gardées, à celles des villes-ports levantines, à deux différences notables : l’absence d’une immigration européenne et ce qui en découle, la quasi-absence d’acteurs économiques privés étrangers.

Malgré cela, comme à Smyrne ou Alexandrie, le second XIXe siècle est le temps d’un mouvement d’exurbanisation au cours duquel les élites urbaines, largement non musulmanes, quittent la vieille ville (Kharpout) et s’installent dans la ville moderne (Mamuret-ul Aziz). Les photographies qui nous sont parvenues laissent entrevoir une culture matérielle moderne et des images qui ont un parfum de Belle Époque. Même s’il faut se garder d’une vision excessivement optimiste des relations interconfessionnelles, les sources donnent à voir de nombreux moments de citadinité (fêtes, inaugurations, etc.) impliquant tous les corps constitués (dignitaires ottomans, élites arméniennes, missionnaires et consuls étrangers) et les habitants chrétiens comme musulmans.

Figure 5. Enseignant·es et diplômé·es de l’Euphrates College (1911)

Source : ARIT – Conseil d’administration de l’Euphrates College, 1911. Catalogue of Euphrates College, 1911-1912, Boston. American Research Institute in Turkey, Bibliothèque du centre d’Istanbul, en ligne sur Digital Library for International Research, objet 11091.

Figure 6. Inauguration de l’hôpital Annie Tracy Riggs (1910)

Source : Henry Atkinson, « A new house of mercy », The Missionary Herald, 1911.

En raison du processus d’effacement-recouvrement que nous avons identifié et illustré, arpenter Elazığ et Harput ne donne pas d’accès immédiat et empirique aux traces de ce cosmopolitisme disparu, sinon en creux. On y accède par les archives, notamment celles des acteurs étrangers. Mamuret-ul Aziz fin de siècle, cosmopolis anatolienne [10], mérite d’autant plus d’être étudiée qu’elle est un cas exceptionnel, mais non unique. Affectées par des processus analogues, les autres grandes villes de l’Est ottoman (Van, Erzeroum, Sivas, Diarbékir), connaissaient des dynamiques sociales semblables, coproduites par les mêmes acteurs ottomans et étrangers.

Bibliographie

  • Gutman, D. 2016. « The political economy of Armenian migration from the Harput region to North America in the hamidian era, 1885-1908 », in Y. T. Cora, D. Derderian et A. Sipahi (dir.), The -*Ottoman East in the Nineteenth Century. Societies, Identities and Politics, Londres : I. B. Tauris, p. 42-61.
  • Kezer, Z. 2020. « An unraveling landscape : Harput and Mezre during Turkey’s transition from Empire to Republic », in F. Greenland et F. M. Göçek (dir.), Cultural Violence and the Destruction of Human Communities. New Theoretical Perspectives, New York : Routledge, p. 183-198.
  • Singaravélou, P. 2017. Tianjin Cosmopolis. Une autre histoire de la mondialisation, Paris : Éditions du Seuil.
  • Sipahi, A. 2016. « Suburbanization and urban duality in the Harput area », in Y. T. Cora, D. Derderian et A. Sipahi (dir.), The Ottoman East in the Nineteenth Century. Societies, Identities and Politics, Londres : I. B. Tauris, p. 247-267.
  • Sipahi, A. 2018. « Narrative construction in the 1895 Massacres in Harput : The coming and disappearance of the Kurds », Études arméniennes contemporaines, n° 10, p. 63-95.
  • Smyrnelis, M.-C. 2018. « Cosmopolitismes méditerranéens (XIXe-XXe siècles) », Transversalités, n° 147, p. 81-95.
  • Ter Minassian, T. 2015. « Le patrimoine arménien en Turquie : de la négation à l’inversion patrimoniale », European Journal of Turkish Studies, n° 20.

Sources primaires citées

Pour aller plus loin
On pourra se reporter au site internet du projet Houshamadyan, qui contient de très nombreuses ressources sur la plupart des localités de l’Empire ottoman où vivaient des Arméniens. Les pages concernant Kharpout-Mamuret-ul Aziz sont très riches et très illustrées. La photographie aérienne de Mamuret-ul Aziz (figure 4), issue de l’article de Peter Dye (« Unique Aerial Photographs of the Armenian Highlands – The Air War in the Eastern Provinces, 1916-1917 », 2021) sur une série de photographies aériennes prises en Anatolie orientale, est publiée avec l’aimable autorisation de Vahé Tachjian, directeur du projet Houshamadyan.

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Pour citer cet article :

Matthieu Gosse, « Enquête sur un cosmopolitisme anatolien disparu : Mamuret-ul Aziz et Kharpout au tournant du XXe siècle », Métropolitiques, 3 février 2025. URL : https://metropolitiques.eu/Enquete-sur-un-cosmopolitisme-anatolien-disparu-Mamuret-ul-Aziz-et-Kharpout-au.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2125

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