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Migrations et revitalisation urbaine : le cas du « quartier chinois » d’Athènes

Le quartier athénien de Metaxourgio constitue un exemple de centralité commerciale qui invite à dépasser les discours associant la présence des migrants au déclin urbain. Dans un contexte marqué par les effets de la crise économique, Iris Polyzos montre comment les commerçants venus de Chine sont les acteurs d’un processus de revitalisation atypique.

La Grèce est devenue un pays d’immigration internationale seulement à partir des années 1990. La grande majorité des flux se dirigent alors vers Athènes et sont principalement composés, dans un premier temps, de migrants originaires d’Albanie, de Bulgarie, de Roumanie et de Géorgie, en lien étroit avec les bouleversements politiques et économiques survenus dans les pays d’Europe de l’Est (King et al. 2000). À partir des années 2000, un deuxième flux migratoire, aux ramifications plus diverses que le précédent, se dirige vers Athènes. Les migrants de cette période sont surtout originaires du Pakistan, du Bangladesh puis de divers pays d’Afrique, notamment du Nigeria. Enfin, depuis quelques années, les vagues de réfugiés en provenance de Syrie et d’Afghanistan ne cessent de se multiplier (UNHCR 2016).

Dans ce contexte, l’arrivée de migrants chinois, qui commence dans les années 2000, présente des spécificités dans la mesure où ceux-ci se regroupent dans le centre-ville et se spécialisent dans le commerce du prêt-à-porter de gros. Ils s’appuient sur des réseaux diasporiques denses, liés aux provinces d’origine au sud-est de la Chine (principalement le Zhejiang et le Fujian). Ce mode d’installation – regroupement dans l’espace et spécialisation dans le commerce de gros – a également été observé dans d’autres métropoles européennes. Citons notamment les cas du quartier de Sedaine–Popincourt à Paris (Pribetich 2005), celui du « quartier chinois » situé au centre-ville de Milan (Montagna 2016) ou encore l’implantation des commerçants chinois dans le centre historique de Barcelone (Pozo 2007).

Situé au centre-ville d’Athènes, le quartier de Metaxourgio est depuis les années 2000 le lieu d’une nouvelle « centralité » (Raulin 2000) commerciale chinoise. Comment un phénomène mondial, la diaspora chinoise, se décline-t-il dans un contexte marqué par la brutalité des effets de la crise économique grecque ? Quels sont les effets sur l’espace local de l’installation des migrants chinois à Metaxourgio ? S’appuyant sur une thèse de géographie urbaine (Polyzos 2014), cet article vise à mettre en lumière les liens entre la dynamique commerciale introduite par ces migrants et les dynamiques de revitalisation en cours dans ce même quartier depuis le début des années 2000 [1].

La formation d’un « quartier chinois » au centre-ville d’Athènes

Si le centre-ville d’Athènes se caractérise historiquement par une forte mixité entre l’habitat, le commerce, le tertiaire et l’administration publique, son dynamisme s’est affaibli ces dernières années. Selon les données du Service grec des statistiques, la population de la municipalité d’Athènes a considérablement diminué, passant de 745 514 habitants en 2001 à 664 046 en 2011. En parallèle, le commerce de détail connaît lui aussi une phase de déclin : en 2015, la part des commerces vacants dans le centre-ville était estimée à 27 % (ESEE 2015). La crise économique actuelle, qui laisse son empreinte sur l’ensemble de la structure sociale et urbaine du centre, renforce ces taux de vacance. D’autres facteurs, liés à l’attractivité des nouveaux centres commerciaux dans la périphérie d’Athènes, ont également contribué au déclin du commerce traditionnel dans les quartiers centraux de la ville.

Dans ce contexte et depuis les années 2010, l’entrepreneuriat des migrants gagne du terrain dans la structure commerciale de la ville. Il offre une alternative face au phénomène des commerces vacants et approvisionne la clientèle grecque ou migrante avec une large gamme de produits à des prix accessibles. À titre d’exemple, les registres de la Chambre de commerce d’Athènes (EEA) montrent que plus de 8 000 entreprises tenues par des commerçants étrangers y sont implantées [2]. Notre enquête de terrain a porté sur le cas du commerce chinois qui forme la majorité des commerces étrangers. La centralité chinoise d’Athènes est composée des commerces de gros et présente une forte concentration dans le quartier de Metaxourgio, en particulier dans sa partie orientale (figure 1).

Figure 1. Distribution du commerce des migrants dans le centre-ville d’Athènes

© Iris Polyzos

Il faut prendre en compte les caractéristiques de ce quartier pour en comprendre l’attractivité pour ces migrants ; jusqu’au milieu du XXe siècle, il est habité par une population ouvrière et l’activité artisanale y est importante (Agriantoni 1995). Depuis 1980, Metaxourgio connaît un déclin de ces activités et un changement de sa composition démographique avec l’arrivée de différents groupes migratoires. L’installation massive des entreprises chinoises entre 2000 et 2005 est ainsi directement liée aux nombreux espaces commerciaux vacants et aux prix relativement faibles de l’immobilier, qui découlent directement de ces mutations récentes.

À la différence de ce qu’on observe dans les Chinatowns caractéristiques des métropoles nord-américaines, où les restaurants et d’autres activités de loisir prédominent (Kaplan et Li 2006), les Chinois de Metaxourgio se spécialisent dans la vente de gros et de demi-gros de vêtements, de bijoux bon marché et de chaussures. Très peu de restaurants ou d’autres services ouverts à un large public y sont implantés. On retrouve cette même orientation presque exclusivement commerciale dans les quartiers chinois cités en introduction de l’article (à Paris, Milan et Barcelone). Ainsi qu’Emmanuel Ma Mung et Zhipeng Li (2012) le soulignent, les nouvelles migrations chinoises vers l’Europe se sont depuis une dizaine d’années principalement tournées vers les activités d’importation et les principales implantations urbaines de ces migrants se spécialisent dans la vente de gros.

Figure 2. Façades caractéristiques des commerces chinois de gros

© Iris Polyzos

À Metaxourgio, les entreprises chinoises s’approvisionnent soit directement depuis la Chine, à travers le port du Pirée, soit par l’intermédiaire de l’Italie. Dans ce second cas, les unités de fabrication, tenues par des Chinois installés dans la région de Prato (Ceccagno 2012), alimentent les boutiques de Metaxourgio. La grande majorité des clients se trouve ainsi composée de commerçants de détail, principalement des Grecs installés dans l’Attique. La définition de cette centralité commerciale chinoise d’Athènes est également liée aux entreprises dites « communautaires » (Guillon et Taboada-Leonetti 1986). Celles-ci répondent directement aux besoins de la population chinoise qui vit dans le quartier : à côté des épiceries et des supérettes se trouvent un marché de légumes frais, des salons de coiffures, des sièges d’associations, des services d’encadrement du séjour des migrants chinois, des bureaux de comptables et avocats qui soutiennent l’activité du commerce, le bureau du journal China Greece Times, ainsi qu’une école de langue pour les enfants en bas âge. Un grand nombre de ces services sont regroupés dans le bâtiment Chinatown (figure 3). On ne peut pas parler d’un groupe migratoire homogène, mais plutôt d’une population aux parcours sociaux et économiques variés. Les parcours des uns et des autres dépendent à la fois des réseaux et des provinces de départ en Chine, ainsi que du contexte de difficultés socio-économiques de la ville d’accueil.

Les migrants chinois, acteurs d’une revitalisation atypique

Quelques rues plus loin, des galeries d’art, des bars et des cafétérias ainsi que des opérations immobilières en cours forment un processus particulier de réhabilitation (Alexandri 2014). Metaxourgio est investi au début des années 2000 par des interventions publiques visant à réhabiliter l’ancienne usine à soie en centre culturel et à aménager les espaces publics, dans une logique de mise en avant de son caractère « historique ». Ceci a attiré au milieu des années 2000 des capitaux privés qui ont investi dans le réaménagement d’habitations destinées à un public au revenu plus élevé en comparaison avec le profil socio-économique des habitants du quartier. Cependant, la crise économique de 2010 a laissé inachevées ces initiatives privées d’aménagement.

L’arrivée des commerçants chinois et ce processus de requalification pourraient constituer deux dynamiques opposées. Souvent, les études sur la « gentrification » des quartiers centraux montrent que les migrants sont les premiers à être contraints à partir du fait de l’augmentation des prix de l’immobilier. Le cas de Metaxourgio est distinct : non seulement les migrants chinois ne se sentent pas menacés par cette dynamique de réhabilitation, mais leurs discours convergent souvent avec ceux des nouveaux habitants grecs du quartier pour souligner le besoin de renforcer l’attractivité de leur quartier (figure 3).

Figure 3. Le bâtiment Chinatown au centre de l’intérêt des visiteurs du quartier (14 mai 2016)

© Arch Points

Cette centralité chinoise a engendré des mutations intenses à l’échelle du quartier au cours de la dernière décennie. En particulier, elle participe à la réactivation des fonds de commerce qui étaient vacants avant leur arrivée, introduit une nouvelle activité commerciale et conduit à une augmentation fulgurante des prix de location au bénéfice des propriétaires d’origine grecque. En outre, nombreux sont les commerçants de gros de nationalité grecque qui viennent se réinstaller dans le quartier, attirés par le nouveau dynamisme commercial. Les migrants chinois contribuent ainsi à la redynamisation du quartier à travers leur présence comme habitants, commerçants ou simplement usagers. Dans le contexte de la crise économique, leur rôle comme acteurs d’une revitalisation atypique devient encore davantage évident. Un tel constat invite à dépasser les discours qui associent la présence des migrants aux phénomènes de ghettoïsation ou de déclin urbain.

Cette particularité du cas athénien peut être analysée dans le cadre des recherches qui étudient la relation entre ville et immigration sous un angle différent : introduite par Loretta Lees (2000, p. 403), la notion d’ethnic-minority gentrification analyse la présence des migrants dans un quartier de New York comme un facteur pouvant contribuer à son changement social et urbain, en mettant l’accent sur leur rôle d’ « acteurs de la gentrification ». Les recherches de Nina Glick-Schiller et d’Ayse Çaglar proposent, quant à elles, de dépasser les catégories essentialistes de « société d’accueil » et de « groupes ethniques » afin de mieux saisir cette relation complexe « au-delà du prisme ethnique » (beyond the ethnic lens) (Glick-Schiller et Çaglar 2009, p. 185). Enfin, ce débat est enrichi par des études qui mettent l’accent sur la revitalisation des espaces centraux, qui étaient souvent en déclin, à travers les activités entrepreneuriales des migrants (Zukin et al. 2016).

Notre étude de cas s’inscrit dans ce débat et réexamine le rôle des migrants dans la restructuration du cadre bâti et social des villes et des quartiers d’accueil : le commerce chinois se regroupe à Metaxourgio en lien avec les caractéristiques sociales et spatiales de ce quartier d’Athènes, interagit avec les dynamiques de réhabilitation en cours et, finalement, semble constituer un facteur dynamisant à l’échelle locale.

Bibliographie

  • Agriantoni, C. 1995. « Quartier Metaxourgio », in Agriantoni, C., Chatzioannou, M.-C., (dir.), Le Metaxourgio d’Athènes, Athènes : Centre des recherches néohelléniques (en grec).
  • Alexandri, G. 2014. « Reading between the lines : gentrification tendencies and issues of urban fear in the midst of Athens’ crisis », Urban Studies, vol. 9, n° 52, p. 1631‑1646.
  • Ceccagno, A. 2012. « The hidden crisis : the Prato industrial district and the once thriving Chinese garment industry », Revue européenne des migrations internationales, vol. 28, n° 4, p. 43‑65.
  • ESEE (Confédération nationale du commerce grec). 2015. Enquête aux entreprises fermées du centre-ville d’Athènes.
  • Glick-Schiller, N. et Çaglar. A. 2009. « Towards a comparative theory of locality in migration studies : migrant incorporation and the city scale », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 35, n° 2, p. 177‑202.
  • Guillon, M. et Taboada-Leonetti, I. 1986. Le Triangle de Choisy. Un quartier chinois à Paris, Paris : Centre d’information et d’études sur les migrations internationales (CIEMI) et L’Harmattan.
  • Kaplan, D. et Li, W. (dir.). 2006. Landscapes of the Ethnic Economy, Lanham : Rowman and Littlefield.
  • King, R., Lazaridis, G. et Tsardanidis, C. (dir.). 2000. Eldorado or Fortress ? Migration in Southern Europe, Londres : Macmillan Press.
  • Lees, L. 2000. « A reappraisal of gentrification : towards a geography of gentrification », Progress in Human Geography, vol. 24, n° 3, p. 137‑150.
  • Ma Mung, E. et Li, Z. 2012. « Les transformations du dispositif économique ethnique à Paris », communication au colloque 3rd Wenzhouese Diaspora Symposium, Wenzhou : université de Wenzhou.
  • Montagna, N. 2016. « The contestation of space in Milan’s Chinatown », City. Analysis of Urban Trends, Culture, Theory, Policy, Action, vol. 20, n° 1, p. 91‑100.
  • Polyzos, I. 2014. Parcours migratoires et mutations sociospatiales à Athènes : le cas des commerçants chinois à Metaxourgio, thèse de géographie, université de Poitiers et université technique nationale d’Athènes.
  • Pozo. P. 2007. « Le commerce des immigrés dans la vielle ville de Barcelone », in Audebert, C. et Ma Mung, E. (dir.), Les Nouveaux Territoires migratoires : entre logiques globales et dynamiques locales, Bilbao : Publicaciones Universidad de Deusto.
  • Pribetich. J. 2005. « La construction identitaire d’un quartier : l’exemple de Sedaine–Popincourt », Hommes et Migrations, n° 1254, p. 82‑90.
  • Raulin, A. 2000. L’Ethnique au quotidien. Diasporas, marchés et cultures métropolitaines, Paris : L’Harmattan.
  • United Nations High Commissioner for Refugees (UNHCR). 2016. Greece Data Snapshot, 20 février 2016.
  • Zukin, S., Kasinitz, P. et Chen, X. (dir.). 2016. Global Cities, Local Streets. Everyday Diversity from New York to Shanghai, New York : Routledge.

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Pour citer cet article :

Iris Polyzos, « Migrations et revitalisation urbaine : le cas du « quartier chinois » d’Athènes », Métropolitiques, 26 septembre 2016. URL : https://metropolitiques.eu/Migrations-et-revitalisation.html

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