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Négocier l’éloignement au quotidien

Le rôle ambivalent des migrants et des intermédiaires dans les « retours volontaires » depuis le Maroc

Alors que le gouvernement français a reporté l’examen de son projet de loi controversé sur l’immigration, censé « faciliter les expulsions », Anissa Maâ revient sur les ambivalences du programme d’« aide au retour volontaire » des Nations unies au Maroc.

On aurait tort de réduire l’éloignement des migrants aux seules expulsions. Une de ses formes, plus discrète, se joue en effet dans le cadre des programmes d’« aide au retour volontaire et à la réintégration » de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) [1]. Le caractère volontaire de ces retours a été largement remis en cause par la littérature académique, étant donné la multitude de contraintes sur lesquelles repose la décision de rentrer au pays (Scalettaris et Gubert 2018). Les programmes de l’OIM reposent donc sur un « idéal pragmatique de la résignation », dans lequel l’éloignement s’impose comme la moins pire des solutions, pour des migrants confrontés à des politiques débilitantes et parfois mortelles (Maâ 2023).

Mais au-delà de l’ambiguïté du consentement, on peut s’interroger sur la manière dont les migrants s’approprient tant bien que mal le dispositif de l’OIM. Pour explorer cette dimension, il convient de décentrer le regard et de préférer à l’évaluation de la « volonté » des migrants, une observation attentive de leurs pratiques. Ensuite, plutôt que de considérer l’OIM comme seul maître d’œuvre de l’éloignement, il est pertinent d’examiner le rôle de ses intermédiaires locaux. Dans cette perspective, cet article s’intéresse aux retours organisés depuis le Maroc et ciblant des migrants originaires d’Afrique de l’Ouest et centrale, en s’appuyant sur des données ethnographiques récoltées entre 2016 et 2018 [2].

Humanitarisation de l’éloignement

La première opération de retours organisée par l’OIM au Maroc est conduite en octobre 2005, à la suite des « événements de Ceuta et Melilla » au cours desquels plusieurs dizaines de migrants trouvent la mort aux frontières hispano-marocaines [3]. En 2007, le ministère marocain de l’Intérieur et l’OIM signent un mémorandum d’entente pour la mise en œuvre d’un programme de retours volontaires. Une moyenne annuelle de 1 000 personnes bénéficient depuis d’une aide au retour de l’OIM [4]. Après leurs débuts dans un contexte répressif, ces programmes se sont donc développés, malgré plusieurs épisodes de suspension, principalement dus à l’instabilité des financements extérieurs.

De manière paradoxale, ces moments de crise, combinés à une intensification de la répression, ont conféré une légitimité inédite à la politique de retours volontaires. En 2012, alors que l’enregistrement de nouveaux candidats est suspendu depuis plusieurs mois, un nombre croissant de migrants demande une assistance auprès de l’OIM. Face à l’incapacité de l’organisation de répondre à leur requête, plusieurs dizaines d’entre eux convergent vers ses bureaux et protestent avec le soutien d’« associations de la société civile et même de groupes d’activistes, qui s’étaient jusqu’alors montrés plutôt sceptiques quant à la présence et aux services de l’OIM au Maroc » (Bartels 2017, p. 9). Cette légitimation « par le bas » soutient l’OIM dans sa quête de financement et de partenaires locaux et contribue finalement à l’institutionnalisation des programmes de retours (Maâ 2021).

Une intermédiation contrastée

Pour l’OIM, un enjeu crucial consiste à assurer la circulation de l’information sur le retour auprès d’une population cible largement méfiante vis-à-vis de la communication officielle. Pour ce faire, l’organisation s’appuie sur des intermédiaires ayant noué une relation de confiance avec les migrants (Maâ et al. 2022). Ces acteurs sont directement employés par l’OIM ou par des organisations locales. Ils opèrent depuis des sites variés – centres d’accueil, presbytères, églises – et se déplacent parfois jusqu’aux lieux de vie des migrants, qu’il s’agisse des campements et « ghettos » des métropoles ou des « forêts » à proximité des frontières hispano-marocaines [5]. Leur intervention peut jouer un rôle décisif dans la fabrique d’une « volonté » des migrants de rentrer au pays (Cleton et Chauvin 2019). Cependant, elle encourage simultanément les dynamiques de traduction et, in fine, de transformation du dispositif d’incitation au retour (Maâ 2021).

Ces intermédiaires se divisent en deux groupes : relevant de l’humanitaire ou issus des communautés migrantes. Les premiers – des hommes et des femmes, ressortissants européens et africains rattachés à des organisations humanitaires ou aux églises catholique et évangélique – nourrissent des sentiments compassionnels à l’égard de leurs bénéficiaires, d’autant plus qu’ils sont témoins de la dégradation de leurs conditions de vie au Maroc. Ainsi, la violence des frontières n’affecte pas exclusivement les migrants mais façonne également les imaginaires de celles et ceux qui les assistent au quotidien. Dans cette perspective, l’éloignement apparaît comme le seul horizon de protection possible (Bava et Maâ 2022). Un acteur caritatif qui opère depuis un presbytère et facilite l’orientation des migrants vers l’OIM explique :

Aider quelqu’un à être rapatrié, c’est important. C’est important de les aider […] plutôt que de les voir se faire casser la figure en « forêt ». […] Leur vie est foutue. Ça rime à rien de rester à traîner ici ! À mendier au feu rouge. […] On n’a qu’une vie. On n’aura pas vingt fois 20 ans. Et passer ses 20 ans à traîner au ghetto... C’est pas une vie ! Donc s’ils veulent rentrer, il faut les aider.

Les intermédiaires issus des communautés migrantes sont des ressortissants africains qui ont généralement bénéficié de titres de séjour à l’occasion de la campagne de régularisation de 2014 [6] et jouissent d’une certaine influence du fait de leur engagement dans des associations communautaires ou des réseaux d’aide à la migration irrégulière. S’ils occupent une position dominante au sein des communautés migrantes, leur statut au sein des organisations qui les emploient demeure précaire (Maâ et al. 2022). Ils sont rarement salariés, généralement employés dans le cadre de projets temporaires et parfois simplement défrayés pour leur intervention. En parallèle, ils peuvent trouver des sources de revenus en servant d’intermédiaires à la circulation irrégulière de leur pair. Dans ce contexte, leur rôle dans l’éloignement est contrasté. La perspective d’un emploi stable dans le domaine des migrations les encourage à faciliter les retours, tandis que leur insertion au sein des communautés migrantes peut s’y opposer. Cette position ambivalente suscite des dilemmes, comme l’explique cet intermédiaire employé par une organisation humanitaire partenaire de l’OIM :

Moi je suis un Camerounais. Je suis sorti comme eux en tant que migrant. Il suffisait que je rentre et je devenais bandit […]. Par jour, ici, moi j’accueille 50 personnes. Certains viennent pour les douches, d’autres juste pour les conseils avec moi. […] Donc je donne mon opinion […]. Et pour moi le retour volontaire c’est un truc d’urgence, c’est un truc de rescapé. […] Donc moi, quand les migrants viennent, je parle pas trop de retour. Je laisse OIM faire son travail. Je suis pas OIM. […] Mais je suis seul ! Et moi aussi j’ai ma famille. Je dois protéger mon travail. Qu’est-ce que je fais ?

Les intermédiaires migrants mobilisés par l’OIM n’agissent donc pas systématiquement comme des relais du contrôle migratoire, mais peuvent également y faire obstacle.

Appropriations migrantes du retour

Les migrants, quant à eux, ne sont pas de simples récepteurs de ces stratégies d’information et peuvent s’approprier le dispositif de l’OIM malgré les contraintes. Celles et ceux qui s’engagent dans une procédure de retour volontaire disent « signer la déportation [7] ». Cette expression émique manifeste l’ambivalence de leur choix : elle souligne l’expérience de la violence sur laquelle repose leur décision tout autant que leur capacité à s’approprier le dispositif de l’OIM [8]. Un migrant camerounais explique :

Moi qui suis là j’ai « choqué » [tenté de traverser la frontière au niveau des barrières de Ceuta et Melilla] pendant trois ans. Trois ans intenses en « forêt » Ça n’a abouti à rien. Je suis fatigué de risquer la mort. Surtout risquer ma vie. […] Y a un moment de la vie où on commence à réfléchir. […] Le paradis n’est pas seulement là-bas en Europe. C’est d’être avec sa famille. […] Je rentre parce qu’il me faut être là. Ma maman a trop pleuré. Mon papa est décédé, c’est moi qui suis son successeur. Je rentre, sinon on ne peut pas enterrer mon papa.

Dans son récit, mon interlocuteur légitime son retour en mobilisant des facteurs familiaux, distinguant par là même sa trajectoire de celle des expulsés. En effet, contrairement à ces derniers, les retournés doivent « justifier leur choix de mettre fin à l’émigration [tout] en se démarquant du soupçon de l’échec » (Maitilasso 2014, p. 6). De manière paradoxale, le fait que les migrants s’engagent « volontairement » dans une procédure de retour les oblige à faire preuve de leur réussite en migration ou, tout du moins, à légitimer leur retour pour éviter le stigmate de l’expulsion. Cependant, les migrants ne doivent pas seulement répondre aux attentes de réussite de leurs proches restés au pays, mais sont également tenus de se conformer aux exigences de l’OIM. L’attribution différentielle de l’aide au retour, à partir d’un critère de vulnérabilité, entraîne une mise en concurrence et une mise en attente qui obligent les candidats à patienter quelques semaines, voire plusieurs mois avant de rentrer au pays. Parallèlement à l’organisation de protestations collectives devant les bureaux de l’OIM (Maâ 2019) se mettent alors en place des tactiques individuelles. Un employé de l’OIM se souvient :

Par exemple, un mec, un jour il est venu. Bon, moi, j’ai vu tout de suite qu’il jouait la comédie. […] Il tremblait, il grelottait, il faisait son cinéma ! […] Il me disait : « Ouais s’il vous plaît, aidez-moi parce que je suis malade. » […] En fait, tout le monde est pressé de rentrer. Donc tous les moyens sont bons pour essayer de se faire prioriser. C’est humain. C’est l’instinct de survie.

Hors du regard de l’OIM, cependant, les migrants prennent de la distance avec leur « volonté » de rentrer au pays. Beaucoup s’engagent d’ailleurs dans la procédure de retour tout en poursuivant leurs tentatives de migration vers l’Europe ou d’installation au Maroc. Ils évaluent donc continuellement l’opportunité de rentrer au pays en fonction des contraintes et des opportunités qu’ils rencontrent dans leur parcours migratoire. Du côté de l’OIM, ces usages se traduisent par un écart considérable entre le nombre de départs volontaires enregistrés et celui des retours effectifs. Enfin, certains candidats envisagent de repartir en migration après leur retour, voire projettent un usage répété du dispositif de l’OIM, en particulier lorsqu’ils ne sont pas soumis à des obligations de visa pour se rendre au Maroc. Tandis que l’organisation craint de se transformer en une « agence de voyages gratuite », certaines pratiques tendent donc à convertir les retours volontaires en une ressource par défaut pour circuler entre les Afriques méditerranéenne et subsaharienne. Un intermédiaire d’origine ivoirienne conclut sans réserve :

Tout le monde sait que c’est le business. Au Maroc, c’est rare qu’un Black va payer son billet pour rentrer dans son propre pays. Sauf si vraiment il a les moyens et qu’il va faire des choses précises, à des dates précises. Mais quelqu’un qui dit : « Bon je vais faire deux mois à Abidjan, juste pour retourner un peu, changer d’air » ? Cette personne peut rentrer avec l’OIM sans problème. C’est comme ça que ça roule.

Ni complètement réductible à une forme dissimulée d’expulsion, ni synonyme d’une pleine liberté d’action, le retour volontaire se façonne précisément à l’intersection des contraintes et de la capacité des migrants à s’approprier un dispositif de contrôle. Soumis aux injonctions contradictoires de vulnérabilité et de réussite, respectivement vis-à-vis de l’OIM et de leurs proches dans leur pays d’origine, ils s’approprient cependant les retours pour répondre à l’incertitude de leur trajectoire, échapper au stigmate de l’expulsion et mettre en œuvre des projets circulatoires. L’opposition entre « volonté » et « contrainte » s’avère donc insatisfaisante pour appréhender l’agentivité des migrants dans la mise en œuvre des retours volontaires.

Bibliographie

  • Bartels, I. 2017. « “We Must Do It Gently.” The Contested Implementation of the IOM’s Migration Management in Morocco », Migration Studies, vol. 5, n° 3, p. 315‑136.
  • Bava, S. et Maâ, A. 2022. « “Aimer et contrôler son prochain” ? Imbrications négociées des logiques compassionnelle et sécuritaire chez les acteurs confessionnels chrétiens dans l’industrie migratoire marocaine », Critique internationale, vol. 96, n° 3, p. 43‑62.
  • Cleton, L. et Chauvin, S. 2019. « Performing Freedom in the Dutch Deportation Regime : Bureaucratic Persuasion and the Enforcement of “Voluntary Return” », Journal of Ethnic and Migration Studies, vol. 1, n° 46, p. 297‑313.
  • Maâ, A. 2019. « Signer la déportation. Agencéité migrante et retours volontaires depuis le Maroc », Terrain, novembre 2019.
  • Maâ, A. 2021. « Manufacturing Collaboration in the Deportation Field : Intermediation and the Institutionalisation of the International Organisation for Migration’s “Voluntary Return” Programmes in Morocco », The Journal of North African Studies, vol. 26, n° 5, p. 932‑953.
  • Maâ, A. 2022. « “La morgue, la forêt et le presbytère”. Articulations entre expérience migratoire et violence des frontières dans le nord du Maroc », Les Cahiers d’EMAM, n° 34.
  • Maâ, A. 2023. « Autonomy of Migration in the Light of Deportation. Ethnographic and Theoretical Accounts of Entangled Appropriations of Voluntary Returns from Morocco », Environment and Planning D : Society and Space, vol. 41, n° 1, p. 92-109.
  • Maâ, A., Van Dessel, J. et Savio Vammen, I. M. 2022. « Can Migrants Do the (Border)Work ? Conflicting Dynamics and Effects of “Peer-to-Peer” Intermediation in North and West Africa », Journal of Borderlands Studies, août 2022.
  • Maitilasso, A. 2014. « “Raconte-moi ta migration”. L’entretien biographique entre construction ethnographique et autonomie d’un nouveau genre littéraire », Cahiers d’études africaines, n° 213‑214, p. 241‑265.
  • Scalettaris, G. et Gubert, F. 2018. « Return Schemes from European Countries : Assessing the Challenges », International Migration, vol. 57, n° 4, p. 91‑104.

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Pour citer cet article :

Anissa Maâ, « Négocier l’éloignement au quotidien. Le rôle ambivalent des migrants et des intermédiaires dans les « retours volontaires » depuis le Maroc », Métropolitiques, 18 mai 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Negocier-l-eloignement-au-quotidien.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1915

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