Depuis les camps de réfugiés du Liban, de jeunes palestiniens tentent l’aventure d’un voyage périlleux vers la Grèce, nécessitant d’entrer en clandestinité [1]. Ils espèrent rejoindre la Scandinavie, où nombre de leurs compatriotes sont installés, mais ne parviennent le plus souvent pas à dépasser Athènes. La route relie le Liban à la Grèce, d’abord par voie terrestre à travers la Syrie jusqu’en Turquie, puis par la mer pour le dernier tronçon. Au cours des dernières années, quelques centaines de jeunes hommes se sont embarqués dans des voitures ou des bus, achevant le trajet dans des canots à moteur et franchissant certaines des frontières à pied. Si certains ont réussi à passer en Europe septentrionale (et les traces qu’ils laissent sur les plateformes numériques, à commencer par Facebook, semblent bien témoigner que la vie là-bas est meilleure…), d’autres se maintiennent en Grèce dans des conditions souvent précaires. Mais surtout, une majorité est revenue échouer sur la grève du camp d’origine.
Ainsi, la capitale grecque, de sas vers l’Europe, se transforme progressivement en une prison d’où la seule fuite possible prend souvent la forme d’un retour au point de départ. À ceux qui font cette expérience, la mobilité ouvre donc trois espaces-temps distincts : la période précédant le départ du camp, l’épreuve de la ville étrangère, puis le retour. Ces allers-retours retravaillent pour les habitants des camps les conceptions de la réussite et de l’échec et définissent les normes d’une vie acceptable.
Avant le départ : le « voyage », une présence au quotidien
La notion véhiculaire de « voyage » (safar) désigne les différentes mises en résonnance des lieux par les pratiques de mobilité, les discours et les imaginaires. La richesse et la fréquence du champ sémantique liée à la notion, sous des formes nominales ou verbales, traduisent les articulations complexes du local et de l’ailleurs, du proche et du lointain. Le voyage constitue une catégorie générique, proche de l’expérience, qui recouvre l’ensemble des déclinaisons du déplacement transnational [2]. Source d’une tension dans la vie collective et individuelle, il est constitué en objet social et approprié comme un item narratif : il est ainsi le thème de débats et de controverses, portant par exemple sur la dignité ou l’indignité de la migration en clandestinité.
Le voyage confère de la densité au quotidien et entretient un mode de présence spécifique au camp : une temporalité particulière se construit autour de la migration comme projet et comme horizon. Abdallah, musicien doué, vit dans l’espoir d’un départ sans cesse remis. Une vedette de la musique orientale en Allemagne, originaire du même camp, a promis de lui obtenir un visa pour le rejoindre. Mais le précieux sésame tarde à lui parvenir et Abdallah, comme tant d’autres, « reste à attendre », comme il exprime de façon évocatrice le sentiment d’une transition.
Il se projette déjà hors du camp et hors du pays. Absorbé par la perspective de la migration, il semble n’être déjà plus là, développant une nostalgie du présent par laquelle les moments sont vécus dans l’anticipation de leur inévitable disparition au profit d’une longue expatriation sans possibilités de retour avant l’éventuelle obtention de documents de voyage.
Chacun observe dans le camp les trajectoires des absents et échange les nouvelles de ceux partis en clandestinité (tahrib) ou légalement (shara’î), de qui s’installe en Suisse, qui est arrêté en Belgique, qui, enfin, a réussi à se faufiler en Norvège. Abdallah est lui-même devenu l’objet de ces discussions depuis qu’il a finalement rejoint Oslo à la faveur d’un visa touristique délivré pour l’accompagnement d’un groupe de sportifs palestiniens ; la « filière » allemande étant demeurée improductive.
Dans le camp au Liban, le « voyage » constitue donc un élément central du quotidien comme un registre discursif qui articule des savoirs et des combines, des rumeurs et des informations diverses. Avec d’autres médias, il entretient un imaginaire de la migration.
L’épreuve de la ville lointaine : Athènes, porte fermée de l’Europe
De retour au camp, les shababs (jeunes) relatent l’impossibilité de se maintenir à Athènes. Si la ville est bien le lieu d’une exploration ludique, quoique prudente, dans les débuts du séjour, rapidement l’étranger-migrant se trouve en situation de précarité. Il répond alors moins à la définition d’un être humain cosmopolite par excellence, décrit de façon optimiste par Park et Simmel, qu’à l’homme marginal instable et inadapté que définit Stonequist (Cuche 2009). La position de repli que manifeste le retour au camp témoigne de l’échec d’une quête au cours de laquelle « le migrant […] se présente comme un être intermédiaire, transitoire, hésitant dans le passage des mondes, faisant douloureusement la conquête d’attaches et de la confiance dans les sociétés d’accueil » (Bulle 2012, p. 231-232).
Peu de différence notables apparaissent entre les jeunes restés moins d’une année et ceux ayant bénéficié d’une insertion a minima, validée par leur maîtrise du grec, même très relative. Les difficultés des échanges sociaux sont importantes et souvent liées à un certain racisme, même compensé par les sympathies pour les Palestiniens, en vertu de la cause dont ils sont dépositaires. Encore faut-il que cette origine nationale soit reconnue, car les Palestiniens sont régulièrement assimilés aux autres arabes dont la réputation, affirment-ils, est nettement moins bonne. Les espoirs et les perspectives d’explorations urbaines et humaines sont vite déçus par les difficultés matérielles et l’isolement social. Dès lors, les migrants sont contraints de suivre un mode de vie urbain de plus en plus enclavé, par nécessité comme par solidarité. La majorité des récits met ainsi en avant une existence cloisonnée dans laquelle les migrants se regroupent entre originaires du même camp, partagés entre un travail erratique et le domicile, et portés par l’espoir de prolonger le voyage vers l’Europe du Nord.
La lecture des espaces publics comme excessivement permissifs constitue un autre registre des difficultés de l’urbanité liée à la migration. Les codes de comportement, la mixité et les apparences représentent une source de gêne lorsqu’on imagine sa famille, filles et épouses, confrontée au spectacle de la liberté de mœurs. Plus généralement, la ville européenne inspire une crainte de dissolution morale et de « perte », notamment vis-à-vis des enfants dont les migrants appréhendent par exemple qu’ils tombent sous l’emprise de la drogue.
Retour au camp et autonomisation
La migration, chez les réfugiés au Liban comme dans d’autres contextes, prend la forme d’un rite de passage par lequel les jeunes hommes investissent le monde adulte. De retour au camp, malgré l’échec de la tentative de prendre pied en Europe, ils sont accueillis par des parents et des amis soulagés de les retrouver après les risques encourus et les souffrances endurées. Cela en dépit des importants sacrifices financiers parfois consentis par les poches pour financer le voyage, aider à subvenir aux dépenses sur place puis acquérir le billet de retour au Liban [3].
La migration devient ainsi l’un des moments privilégié d’autonomisation par lequel l’individu se construit dans les mondes réfugiés. Car cette émergence se fait à la faveur de la pratique des lieux publics ou semi-publics extérieurs au camp et au foyer, au sein duquel peu d’espaces sont aménagés pour la sphère personnelle. Si la ville libanaise constitue le cadre de nombreux apprentissages, la migration prolonge le processus de construction individuel en lui conférant une autre amplitude. De façon révélatrice, l’acte important concluant le retour est de fonder une famille. Puis chacun s’emploie à bâtir les fondations d’une vie routinière axée autour des enfants, du logement, de loisirs simples et d’une occupation professionnelle régulière. Cette immersion dans le quotidien et dans la socialité du camp répare en quelque sorte la vie abîmée par les épreuves de la migration. Désormais, l’existence dans le camp constitue une norme acceptable dont il est envisageable de se contenter.
Éthique de la mobilité
L’idée du « voyage » reste néanmoins présente sous la forme d’un horizon lointain, sans plus renvoyer à un projet précis. Le regard porté sur l’expérience de migration fait valoir une éthique de la mobilité : une façon juste et légitime d’agir opposée à la criminalisation du déplacement. La recherche d’une nationalité est l’élément le plus récurrent des « récits de voyage ». Elle prend la forme d’une revendication de citoyenneté comme la formule par exemple un réfugié de retour de Grèce :
« J’ai voyagé car je suis une personne instruite, j’ai l’ambition d’un meilleur avenir. Mais je vis au Liban [où je suis réfugié] : pourquoi je ne peux pas vivre comme les gens ici, comme n’importe quel libanais ? […] Alors j’ai commencé à penser à l’Europe, comme on la voit à la télé… mais tout ça c’est du vent, du mensonge. […] Moi avant j’avais de l’argent, j’avais beaucoup d’argent, je suis parti juste pour que mon fils ait un avenir, pour qu’il ait une nationalité ».
Paul Ricœur perçoit dans l’éthique une visée : « la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes » (1990, p. 202). Pour les habitants des camps au Liban, elle est à la fois droit et obligation de se déplacer dans le but de se replacer, soi et les siens, dans la juste marche du monde.
Bibliographie
- Bulle, Sylvaine. 2012. « Venir à la présence du monde. L’horizon de la migration comme expérience de soi et comme plan de vie », in Doraï et Puig (dir.), L’urbanité des marges. Migrants et réfugiés dans les villes du Proche-Orient, Paris : Téraèdre Éditions, p. 229-236.
- Cuche, Denys. 2009. « L’homme marginal : une tradition conceptuelle à revisiter pour penser l’individu en diaspora », Revue européenne des migrations internationales, n° 3, p. 13-31.
- Perdigon, Sylvain. 2008. « La corniche des célibataires », in Drieskens (dir.), Les métamorphoses du mariage au Moyen-Orient, Beyrouth : Presses de l’Institut français du Proche-Orient (« Cahiers de l’Ifpo »).
- Ricoeur, Paul. 1990. Soi-même comme un autre, Paris : Seuil.