Le sujet des rez-de-chaussée et de leur rapport à l’espace public préoccupe aujourd’hui largement les métiers de l’urbain, autour de la revitalisation des centres-villes en déshérence, ou plus généralement de nouvelles interventions en faveur de rez-de-chaussée qualitatifs et actifs. Ces dernières peuvent relever de l’initiative privée ou d’acteurs de l’économie sociale et solidaire, comme être opérées par des aménageurs publics dans le cadre de ZAC (Arab et Miot 2020). Plus largement, le frontage (Soulier 2012), ce seuil entre espace public et privé, semble constituer un terrain propice pour redonner une qualité à un espace public uniformisé au travers de son appropriation par les riverains.
Ce nouvel essai de David Mangin, rédigé avec Soraya Boudjenane, s’inscrit dans cette littérature professionnelle à destination des concepteurs et des curieux avertis, et développe une approche sur les structures et formes de la ville contemporaine. Dans le sillage d’une réflexion au long cours (Mangin 2004), l’ouvrage s’appuie sur les contributions aux séminaires d’échanges internationaux « rez-de-ville » et sur une enquête comparative internationale pour développer un ensemble de principes susceptibles de « rendre la ville à nouveau passante, poreuse et profonde ». Richement documenté, et joliment édité, il apporte de nouveaux arguments en faveur d’une approche de l’urbanisme plus attentive à l’échelle du piéton, ainsi qu’un ensemble de principes de conception associés.
Mais qu’est-ce que le rez-de-ville, et en quoi répond-il aux enjeux urbains contemporains ? Le rez-de-ville est un concept, développé depuis de longues années par David Mangin, qui consiste à penser comme un ensemble cohérent les espaces allant de la voirie publique à l’intérieur des îlots, en comprenant le trottoir ainsi que les réseaux des services urbains. Mobilisé à la fois comme une unité d’analyse des formes urbaines et comme terrain propice au projet urbain, ce concept permettrait de répondre à cinq problèmes des villes actuelles : « le règne de l’automobile, l’imperméabilisation des sols, l’obsession sécuritaire, la vacance commerciale et les impasses » (p. 20).
Le rez-de-ville au secours du tissu périurbain
L’ouvrage débute par une critique de ce que les auteurs nomment un urbanisme à la française, qu’ils caractérisent par la logique d’alignement des bâtiments, la distinction nette entre les espaces publics et privés, une attention aux gabarits des bâtiments et la recherche d’une certaine homogénéité de l’architecture. Cet urbanisme, qui se déploie principalement au sein de Zones d’aménagement concerté (ZAC), ce qui lui vaut le nom d’urbanisme de ZAC, doit être remis en question selon les auteurs. En effet, la conception urbaine en ZAC, comme l’outil juridique d’aménagement la sous-tendant, se sont montrés incapables d’apporter une solution au tissu périurbain, qui compose pourtant une majorité de nos espaces de vie et dont l’organisation spatiale serait dysfonctionnelle (Mangin 2004).
En effet, ces espaces pourtant plébiscités par une large partie de la population sont les principaux vecteurs d’une imperméabilisation des sols aujourd’hui insoutenable. Ainsi, « la recherche de “la Nature” en termes de paysage aboutit à une destruction de la Nature en termes d’écosystèmes, et à une empreinte écologique insoutenable » (Berque 2021, cité ici par Mangin et Boudjenane, p. 21). La faible densité du tissu périurbain a pour corollaire un usage incontournable de la voiture ; ce mode de déplacement exclut des aménités urbaines tout un pan de la population, comme les adolescents ou les personnes âgées. Par ailleurs, ce modèle est indissociable des grandes surfaces commerciales, et de plus en plus de zones logistiques des plateformes de vente en ligne, ce qui participe de la dévitalisation des centres-villes. Enfin, les espaces publics structurants y sont sous-dimensionnés au profit d’espaces marchands et d’infrastructures routières. Selon les auteurs, il est donc urgent d’imaginer une intervention urbaine qui vienne remodeler ces espaces périurbains pour répondre aux enjeux écologiques, mais aussi démocratiques et sociaux actuels.
Une enquête sur les rez-de-ville dans le monde
Dans la partie « Droit d’inventer », qui compose une part importante de l’ouvrage (p. 61-312), les auteurs étudient finement le fonctionnement de rez-de-ville singuliers en portant une attention particulière au frontage, zone mi-privée mi-publique entre l’immeuble et la rue. Des monographies portant sur des grandes villes aussi diverses qu’Ahmadabad (Inde), Beyrouth (Liban), Rabat (Maroc), Kinshasa (Congo), São Paulo (Brésil), Brasilia (Brésil), Singapour et le Grand Paris sont présentées sur la base d’un protocole commun d’analyse. Ces enquêtes, richement illustrées, montrent une diversité de manières de gérer ce rez-de-ville, par un urbanisme réglementé comme dans des formes d’urbanisation informelle. Par exemple, les oatla indiens (figures 1 et 2), ou encore la bande de cinq mètres entre la résidence et l’espace public du trottoir dans le quartier Hygienopolis à São Paulo (figures 3 et 4), pour ne citer que ces derniers, illustrent la flexibilité et la diversité d’usages auxquels peut donner lieu ce seuil actif.
Mangin et Boudjenane 2023, p. 90.
Mangin et Boudjenane 2023, p. 92.
Mangin et Boudjenane 2023, p. 174.
Mangin et Boudjenane 2023, p. 172-173.
Devoir d’invention
Un « devoir d’invention » fait suite au « devoir d’inventaire » (p. 336-360) qui énonce les grands enseignements que les auteurs identifient au travers de l’enquête internationale comme de leurs travaux précédents. Ces enseignements sont déclinés ensuite, de manière plus opérationnelle, mais non sans quelques répétitions, en un ensemble de douze principes (« De nouvelles règles du jeu », p. 389-417). L’objet de ces derniers est de guider une conception urbaine pour « une ville passante, poreuse et profonde » (figure 5), au travers d’une approche de l’itinéraire plutôt que du périmètre.
La ville passante est une ville traversable au sens où elle permet d’accéder aux services quotidiens par des modes actifs. Ce concept s’oppose à la ville du zoning [1], dont on oublie trop souvent que la fonction la plus importante et la plus consommatrice d’espace est la circulation automobile. Il s’inscrit en cela dans le prolongement d’une longue histoire de la pensée urbaine en faveur des petits îlots et de la lutte contre les barrières urbaines que constituent les infrastructures routières ou ferroviaires, les parkings et les grandes emprises (Jacobs 1962).
La ville poreuse est celle qui permet des « connexions visuelles et/ou physiques depuis la rue à travers des parcelles et des bâtiments accessibles, sous conditions d’appartenance ou de restrictions horaires, mais qui restent ouverts au public et sont donc à “entrée libre” » (p. 365). C’est cette dernière qui est le plus mise à mal par « l’obsession sécuritaire » dénoncée par les auteurs.
Enfin, la ville profonde, qui est joliment illustrée dans l’étude des passages parisiens, est celle qui rend accessible la profondeur des îlots, ou par exemple en Asie du Sud-Est l’accès à la verticalité des immeubles. Cette profondeur de la ville permet aussi d’accueillir une partie des activités productives assurant les conditions matérielles de la vie urbaine quotidienne (BTP, services urbains, entretien, nettoyage), de plus en plus reléguées aux confins des villes.
Ainsi, « le rez-de-ville est passant quand il prend en compte les itinéraires et propose une hiérarchie viaire compatible avec l’habitabilité des rez-de-chaussée. Le rez-de-ville est poreux lorsqu’il ajuste l’accessibilité et la transparence des parcelles et des bâtiments. Enfin, le rez-de-ville est profond s’il projette des lieux moins visibles, moins accessibles à première vue, au cœur des îlots » (p. 369).
Mangin et Boudjenane 2023, p. 372.
Pour agir concrètement à renforcer ces caractéristiques dans les villes, les auteurs proposent de sortir d’une logique de périmètres, qu’il s’agisse du principe du zoning mais aussi de sa version modernisée qu’est la « ville du quart d’heure ». Cette dernière, promue notamment par la ville de Paris, vise à prévoir dans un périmètre restreint et marchable l’ensemble des services nécessaires au quotidien. Adaptée à des tissus urbains très denses et attractifs, qui d’ailleurs souvent disposent déjà de ces services, cette approche trouve ses limites dans une partie non négligeable du fait urbain. Dans ces espaces, la faible densité, le manque de transports publics efficients tout comme les ressources financières souvent plus faibles des ménages se combinent et aboutissent à un pouvoir d’achat global plus faible dans un périmètre donné. Autrement dit, contrairement à la ville dense, dans une zone isochrone d’un quart d’heure autour d’un commerce il n’y aura pas suffisamment de consommateurs potentiels dans le tissu périurbain pour rendre économiquement viable ce dernier.
La proposition des auteurs est de laisser de côté ces logiques de périmètre pour réfléchir en termes d’itinéraires, en distinguant les itinéraires actifs des voies résidentielles. Cette approche permet de concentrer les services et commerces autour d’axes limités. Les chemins des écoliers, par exemple, ces trajets empruntés par les familles deux fois par jour et structurant la vie de quartier, bénéficieraient grandement d’interventions sur l’espace public et d’une programmation active des rez-de-chaussée pour favoriser les mobilités douces [2]. À l’inverse, dans les voies résidentielles, un travail architectural fin sur l’échelle de rez-de-ville permettrait de renouer avec une habitabilité des rez-de-chaussée. Concrètement, l’apaisement du trafic routier et piéton dans ces voies, combiné à des dispositifs architecturaux et paysagers de mise à distance, comme des cours anglaises, des noues ou des seuils plantés, rendraient à nouveau attractif le logement au rez-de-chaussée.
Une ode à la ville constituée
L’ouvrage résonne comme une ode à la ville constituée, informelle ou formelle. La qualité de l’enquête internationale, et les enseignements qui en sont tirés, convainc (à nouveau) de tout l’intérêt de l’analyse comparative en urbanisme. Les encarts sur les modes de représentation des villes et rez-de-villes, qui font la part belle à l’échelle du piéton, sont passionnants. La qualité de l’édition, des photographies et illustrations rend l’ouvrage particulièrement agréable à lire.
Une limite de l’ouvrage est peut-être que l’approche reste principalement formelle. Inscrits dans la discipline architecturale, les auteurs opposent une certaine morphologie de la ville passante, poreuse et profonde aux formes, considérés comme homogènes, de la production urbaine des trente dernières années. Ces derniers dénoncent les principes formels de l’urbanisme à la française, comme les gabarits ou la séparation nette entre public et privé, pour en proposer d’autres plus fins, plus divers, et sûrement plus justes, mais qui restent des principes de forme urbaine. Ils revendiquent d’ailleurs le caractère utopique d’un droit au rez-de-ville, et reconnaissent eux-mêmes qu’il leur manque une clé de l’équation dans la dernière phrase de leur ouvrage : « Beaucoup de nos propositions pour un humanisme à visage urbain et un droit au rez-de-ville semblent peut-être aller de soi. Mais alors demeure la question : pourquoi, si on sait ce qu’il faut faire, ne le fait-on pas ? » (p. 420).
L’urbanisme qu’ils souhaitent voir se développer se heurte à des faits sociaux, économiques et juridiques : le pavillon comme modèle dominant de l’habitation familiale ; la spécialisation de l’immobilier sur l’usage le plus rémunérateur ; ou encore les règlements de copropriété comme les plans locaux d’urbanisme définissant des tailles de parcelles ou un nombre minimal d’emplacements de parking. Ces limites sont évoquées dans l’ouvrage, mais la réflexion gagnerait à être prolongée par l’apport d’autres disciplines, comme le droit, l’économie, les sciences politiques ou la sociologie urbaine. De la même manière, « l’obsession sécuritaire » est ainsi régulièrement déplorée, sans que les principes proposés permettent d’y apporter une réponse. Le rôle que joue la financiarisation de l’immobilier sur les formes urbaines et les typologies de projets n’est que peu évoqué, alors que sa nécessaire réglementation par la puissance publique pourrait être un levier fondamental à explorer pour atteindre la ville souhaitée par les auteurs. La poursuite du dialogue avec d’autres sciences sociales qui explorent ces dimensions pourrait ainsi contribuer à rendre opérant la ville « passante, poreuse et profonde » souhaitée.
Enfin, on décèle dans l’ouvrage une volonté de retour à l’échelle de l’individu, à la finesse du travail et un refus bienvenu de l’urbanisme à vue d’avion. Il est possible de se questionner, comme le fait d’ailleurs Jean-Louis Subileau, autre grand prix de l’urbanisme (Subileau et al. 2023). Face à l’ampleur des défis que doivent relever nos villes pour faire face au changement climatique, aux évolutions des modes de vie, à la sobriété de prélèvement des ressources ou encore à la justice sociale, l’urbanisme de projet à grande échelle n’est-il pas le seul à même à faire muter la ville suffisamment vite pour qu’elle reste vivable ? En somme, avons-nous encore le luxe de la fabrique à petits pas de la ville vernaculaire ?
Bibliographie
- Arab, N. et Miot, Y. 2020. « La coproduction publique-privée de la ville : quand et comment les rez-de-chaussée commerciaux deviennent une affaire publique », in A. Fleury et al. (dir.), Le Petit Commerce dans la ville-monde, Paris : Éditions l’Œil d’or.
- Berque, A. 2021. « Insoutenable paysage », Libération, 12 octobre 2021.
- Jacobs, J. 1962. The Death and Life of Great American Cities, New York : Vintage Books.
- Mangin, D. 2004. La Ville franchisée. Formes et structures de la ville contemporaine, Paris : Éditions de la Villette.
- Soulier, N. 2012. Reconquérir les rues. Exemples à travers le monde et pistes d’actions, Paris : Éditions Eugen Ulmer.
- Subileau, J.-L. et al. 2023. Plus loin, plus proche. Planifier une ville durable et solidaire, Paris : Dominique Carré.