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Terrains

L’immigration dans les campagnes françaises

Une diversification des origines et des destinations

Quelle est la place des immigrés dans les campagnes françaises ? À partir de données détaillées sur les cinquante dernières années, Julie Fromentin montre leur croissance modérée, mais la forte diversification de leurs pays d’origines comme des territoires où ils s’installent.

Depuis les années 2000, la société française est marquée par le creusement des inégalités sociales et territoriales (Lambert et Cayouette-Remblière 2021 ; Fleury et al. 2012). Cette tendance n’est pas propre à la France et s’inscrit dans la dynamique de globalisation, qui différencie et polarise socialement les territoires (Sassen 1991 ; Veltz 2014). Si ce sont les inégalités intra-urbaines qui ont longtemps fait l’objet de l’attention scientifique, médiatique et politique, la focale se déplace depuis les années 2010 sur les inégalités entre les grandes villes d’une part, où se concentrent les populations et les activités du tertiaire supérieur, et le reste du territoire, qui serait à l’écart de ces dynamiques. Cette idée s’incarne en France par les débats autour de la « France périphérique » (Guilluy 2014) et de la « fracture territoriale » (Davezies 2012), qui serait une des lignes principales de clivage de la société contemporaine. Selon ces lectures, les trajectoires économiques, démographiques et sociales d’une grande partie des campagnes françaises divergeraient de plus en plus par rapport à celles des métropoles, davantage cosmopolites et diversifiées.

Or, comme dans les grandes villes, le peuplement des campagnes françaises – qu’elles soient périurbaines ou éloignées de l’influence des villes – tend à se diversifier, notamment du point de vue des migrations internationales : les immigrés y sont de plus en plus nombreux, leurs origines géographiques de plus en plus variées et leur répartition géographique de moins en moins restreinte aux campagnes productives, agricoles et industrielles, du sud et de l’est du pays. C’est ce que montre une analyse diachronique et multiscalaire des transformations de la géographie de l’immigration dans ces espaces à partir des recensements de la population de 1968 à 2015 [1] : l’immigration dans les campagnes est un phénomène à la fois ancien et évolutif, qui contribue au renouveau démographique de ces espaces et à la diversification de leur peuplement.

La contribution des immigrés au renouveau démographique des campagnes françaises

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la population immigrée – définie comme l’ensemble des personnes nées étrangères à l’étranger et résidant durablement en France – connaît une augmentation de ses effectifs et de son poids relatif dans la population française. Alors qu’en 1968 on dénombrait 3,2 millions d’immigrés sur le territoire national, soit 6,6 % de la population résidant en France, on en compte 6,5 millions au recensement de 2018 (9,7 %). Par rapport aux périodes de forte immigration qu’a connues la France – seconde moitié du XIXe siècle, entre-deux-guerres, Trente Glorieuses –, cette croissance de la population immigrée reste modeste (Noiriel 2006). Elle concerne tous les types d’espaces, bien que dans des proportions variables et suivant des rythmes différents (figure 1).

Premier constat, les campagnes suivent dans l’ensemble les grandes tendances nationales : une croissance importante de la population immigrée jusqu’au milieu des années 1970, puis une période de ralentissement suite à la suspension de l’immigration de travail, avant une nouvelle reprise au tournant des années 2000. Loin d’être à l’écart des dynamiques migratoires, les campagnes ont donc une longue histoire d’immigration, qui n’est ni linéaire ni figée.

Figure 1. Évolution de la population immigrée entre 1968 et 2015 selon le type d’espace

Source : INSEE, RP 1968-2015, exploitations principale et complémentaire. Réalisation : J. Fromentin, 2022.
Champ : Ensemble des communes de France métropolitaine regroupées par type d’espace [2].
Lecture : Entre 1968 et 1975, le taux de variation annuel moyen de la population immigrée de l’ensemble des communes situées dans un grand pôle urbain était de 3 % par an.

Les différents types de campagnes n’ont pas connu les mêmes évolutions : s’il est vrai que les campagnes agricoles et industrielles (en jaune sur la figure 1) ou les espaces vieillissants de faible densité (en vert) ont vu leur population immigrée diminuer au cours des années 1970 et 1980, ce n’est pas le cas des campagnes densifiées des villes (bleu foncé), qui connaissent dès les années 1980 une reprise en lien avec le phénomène de périurbanisation qui caractérise cette période. Au cours des années 1990 et 2000, c’est de nouveau dans les campagnes périurbaines (densifiées des villes) et surtout dans les campagnes vieillies à faible densité, à faibles revenus, économie présentielle et agricole (en vert clair) que les taux de variation sont les plus élevés, jusqu’à + 5 % par an. Ces dynamiques s’inscrivent dans une tendance plus large à la croissance démographique dans certaines campagnes françaises, qui est particulièrement marquée au cours de cette période et repose, non sur un accroissement naturel, mais principalement sur des migrations résidentielles de portée nationale mais aussi internationale.

Enfin, sur la période la plus récente (2008-2015), on observe un tassement de la dynamique migratoire. Deux types d’espaces ruraux font toutefois exception : les « campagnes densifiées des villes » et les « campagnes diffuses des villes ». Cela montre l’importance de la contribution des immigrés au processus de périurbanisation depuis la fin des années 2000, qui s’étend aux secondes couronnes des grandes agglomérations et aux couronnes des agglomérations de taille moyenne. Cela atteste de nouvelles pratiques résidentielles de ces populations, qui s’installent de façon croissante dans ces espaces périurbains, notamment pour accéder à la propriété (Lambert 2015). Plus largement, les populations immigrées contribuent donc depuis les années 1990 aux différentes facettes du processus de renouveau démographique des campagnes françaises (Pistre 2011).

De la diversification des origines des immigrés à la diversification des territoires

L’immigration dans les campagnes est généralement associée à quelques profils particuliers : on pense par exemple à l’immigration sud-européenne ou marocaine dans l’agriculture du sud de la France (Crenn 2013 ; Crenn et Tersigni 2013) ou à l’immigration britannique dans les espaces ruraux isolés de l’ouest de la France au cours des années 2000 (Buller et Hoggart 1994 ; Cognard 2011). Pour autant, ces quelques figures n’épuisent pas la diversité des profils des immigrés dans les campagnes françaises. La figure 2 présente l’évolution, depuis la fin des années 1960, du nombre d’immigrés issus des quinze pays de naissance les plus représentés dans les campagnes françaises au recensement de 2015. Ces derniers représentent près de 80 % de la population immigrée des campagnes à cette date, contre 95 % en 1968. Un ensemble de ruptures et de continuités dans l’évolution de la composition de la population immigrée sont ainsi observables.

Figure 2. L’évolution du nombre d’immigrés dans les campagnes françaises entre 1968 et 2015, selon le pays de naissance et le type de campagne

Source : INSEE, RP 1968-2015, exploitations principale et complémentaire. Réalisation : J. Fromentin, 2022.
Champ : Ensemble des immigrés résidant hors des pôles urbains de France métropolitaine.
Lecture : Pour faciliter la lecture des graphiques, l’échelle de l’axe des ordonnées varie d’un graphique à l’autre. Ainsi, si visuellement la population immigrée originaire de Madagascar peut sembler plus importante en 2015 que celle originaire d’Espagne, il faut bien se référer aux valeurs en ordonnées de chaque axe : la population immigrée originaire de Madagascar compte 12 355 individus en 2015 dans les campagnes françaises contre 82 409 pour celle originaire d’Espagne.

Tout d’abord, l’immigration actuelle repose en grande partie sur un héritage de vagues migratoires passées qui, si elles sont progressivement remplacées par d’autres, continuent de structurer le peuplement des campagnes. C’est le cas des anciennes immigrations qui diminuent de façon absolue et relative, mais restent pour certaines très importantes en valeur absolue (Espagne, Italie). D’autres groupes sont restés structurants (Portugal), ont acquis (Turquie, Pays-Bas, Royaume-Uni, Roumanie, Madagascar) ou retrouvé (Algérie, Tunisie, Suisse, Belgique, Allemagne) une importance récemment du fait de nouvelles migrations internes ou internationales, de sorte que la population immigrée des campagnes est aujourd’hui le résultat de ce mélange entre héritage de vagues anciennes et recompositions contemporaines des flux migratoires.

Par ailleurs, les différents groupes de pays de naissance ne s’installent pas dans les mêmes types de campagnes aux mêmes périodes. Pendant longtemps au cours du XXe siècle, ce sont les campagnes industrielles ou agricoles qui connaissent des arrivées nombreuses, notamment d’immigrés européens qui constituent une main-d’œuvre importante (Pologne, Belgique, Italie, etc.). Les campagnes plus proches des grandes villes sont des espaces d’installation privilégiés pour certains groupes depuis les années 1960 (Algérie, Portugal) mais connaissent aussi de nouvelles arrivées depuis les années 2000 via les mobilités résidentielles des individus des villes vers leurs périphéries à différentes étapes de leur parcours de vie (Maroc, Tunisie, Turquie) ou par des mobilités périurbaines transfrontalières liées au développement de l’agglomération de Genève (Suisse). Enfin, si certains groupes ont des implantations récentes et très spécifiques, comme les immigrés du Royaume-Uni ou des Pays-Bas attirés par le cadre de vie et les coûts attractifs de l’immobilier et du foncier des campagnes peu denses de l’ouest de la France, d’autres groupes émergents (Roumanie, Madagascar) se caractérisent par une répartition plus homogène sur le territoire national, en lien avec une diversité de pratiques résidentielles et professionnelles. Pour les immigrés de Roumanie par exemple, l’adhésion à l’UE en 2007 a accéléré les migrations de travail vers la France, qui se sont par ailleurs recomposées dans le double sens d’installations plus pérennes et plus dispersées sur le territoire national, en lien avec la diversification de leurs activités professionnelles (secteurs agricoles, du bâtiment, etc.).

Cette diversification des origines géographiques des immigrés à l’échelle nationale a des effets à l’échelle locale et conduit à l’émergence de territoires eux-mêmes de plus en plus divers (figure 3). Ainsi, on est globalement passé d’une configuration binaire, avec des territoires de très faible immigration (classe 1) et des campagnes marquées par une forte immigration magrébine et sud-européenne (classe 2), caractéristique de l’immigration massive de travail dans le sud et l’est de la France, à des configurations beaucoup plus complexes. On observe, entre 1975 et 2015, l’émergence de nouvelles classes de bassins de vie, caractérisées par une plus forte immigration et/ou une plus grande diversité des origines géographiques représentées.

Figure 3. L’évolution de la diversité des campagnes françaises

Source : INSEE, RP 1975 et 2015, exploitation principale. Réalisation : J. Fromentin, 2022.
Champ : Ensemble des bassins de vie peu denses de France métropolitaine, hors Corse (n = 1404).
Note : Typologie obtenue par une CAH réalisée sur les sept premières composantes principales d’une analyse en composantes principales (78 % de la variance totale). La méthode et les profils des quartiers sont précisés dans le chapitre 8 de la thèse (Fromentin 2021).

Une grande partie des campagnes du sud-ouest se sont spécialisées dans l’immigration d’Europe du Nord et de l’Ouest (classe 4). Si les immigrés y représentent une part assez conséquente de la population (7 % en moyenne), seuls quelques groupes d’origine sont fortement représentés, les immigrés du Royaume-Uni et des Pays-Bas principalement.

Mais cette configuration n’est pas dominante, et la plupart des bassins de vie ont plutôt connu des formes de diversification de leur immigration. Dans le bassin parisien et à proximité de la frontière suisse, la dynamique de diversification est ainsi très marquée, avec le passage de territoires d’immigration sud-européenne et nord-africaine (classe 2) à des bassins de vie caractérisés par une immigration importante (plus de 9 % de la population) et très diversifiée en termes d’origines géographiques des populations – immigrés originaires d’Afrique subsaharienne, d’Europe de l’Est ou d’Asie notamment (classe 5). Cette configuration spatiale concerne aussi des petites villes, de l’ouest de la France notamment, où se sont ouvertes depuis le milieu des années 2010 des structures d’hébergement pour les populations exilées. Cette diversification est encore plus prononcée dans la partie française du Grand Genève, où l’environnement social et économique très internationalisé attire une grande diversité de profils, à la fois sur le marché du travail très qualifié – dans les organismes internationaux par exemple – et sur le marché du travail peu qualifié – dans le secteur de l’hôtellerie-restauration par exemple –, de sorte que les immigrés représentent plus de 17 % de la population (classe 6).

Enfin, une grande partie des bassins de vie caractérisés par une faible immigration et une faible diversité en 1975 sont devenus des territoires de « faible immigration mais forte diversité » (classe 3). Ce résultat montre une évolution à bas bruit et pourtant majeure du peuplement des campagnes françaises : si elles restent pour une partie d’entre elles faiblement concernées par les dynamiques migratoires, elles sont néanmoins parcourues et habitées par des individus aux profils et aux trajectoires de plus en plus variés.

Figure 4

Dalanda à l’Instep où elle prend ses cours de français obligatoires, Foix, 2019.
© Céline Gaille/Hans Lucas pour Camigri - Projet financé par l’ANR et la région Nouvelle-Aquitaine.

La diversité sociale des campagnes françaises

À rebours de nombreuses représentations des espaces ruraux et périurbains comme des espaces homogènes socialement, en particulier du point de vue du lien à la migration des populations, on peut affirmer que les campagnes françaises sont, dans leur ensemble, de plus en plus diverses du point de vue des origines géographiques de la population qui les compose. Le processus de diversification apparaît comme une caractéristique d’ensemble des campagnes. Plus précisément, il constitue aujourd’hui la modalité la plus courante d’accroissement de la population immigrée dans les campagnes. Si ces évolutions sont liées aux recompositions globales des flux migratoires vers la France, elles s’articulent également étroitement aux recompositions des campagnes – renforcement de leur fonction résidentielle et récréative, évolution des représentations et valeur positive attachée aux aménités naturelles, évolution des systèmes productifs (restructuration de l’industrie, renforcement de l’agriculture productiviste, essor du salariat subalterne dans le secteur tertiaire), etc. Finalement, ces analyses invitent à davantage prêter attention à la diversité sociale des campagnes françaises et à prendre en compte leurs liens à la migration, dans l’analyse des divisions sociales de l’espace, au même titre que d’autres variables sociodémographiques.

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Pour citer cet article :

Julie Fromentin, « L’immigration dans les campagnes françaises. Une diversification des origines et des destinations », Métropolitiques, 24 octobre 2022. URL : https://metropolitiques.eu/L-immigration-dans-les-campagnes-francaises.html

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