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Mafias du Nord : la diffusion territoriale de la criminalité organisée en Italie

Longtemps minorée par les pouvoirs publics italiens, la présence de la mafia hors des régions méridionales est devenue plus visible au cours des dernières années. Un ouvrage collectif éclaire cette diffusion de l’activité mafieuse en Italie, en particulier les mécanismes d’infiltration des tissus économique et politique locaux.
Recensé : Rocco Sciarrone (dir.), Mafie del Nord. Strategie criminali e contesti locali, Rome, Donzelli, 2014.

La présence de la mafia en dehors des régions où elle est historiquement implantée depuis la seconde moitié du XIXe siècle (la Sicile occidentale pour Cosa Nostra, la Calabre méridionale pour la ’Ndrangheta et la ville de Naples pour la Camorra) a longtemps été minorée sinon purement niée par les pouvoirs publics italiens. Des enquêtes judiciaires ont cependant mis en évidence, notamment à partir des années 2010‑2011, l’existence de groupes mafieux actifs dans les régions du centre et du nord de la péninsule, battant en brèche l’idée selon laquelle la mafia serait un produit du sous-développement méridional. C’est dans cette actualité que s’inscrit la parution de Mafie del Nord. Strategie criminali e contesti locali, ouvrage dans lequel sont analysés les modalités d’expansion de la criminalité mafieuse au-delà de ses territoires d’origine et les mécanismes d’infiltration des clans dans le tissu politique et économique local.

La diversité des formes d’expansion de la mafia en dehors de ses régions d’origine

Résultat d’une enquête conduite pendant deux ans par un groupe de chercheurs réunis autour du sociologue Rocco Sciarrone, Mafie del Nord se compose de deux parties. La première (chapitres 1 et 2) dessine le cadre théorique et épistémologique de l’ouvrage. Celui-ci se fonde sur la remise en cause de la thèse communément admise selon laquelle les situations d’illégalité, les pratiques de corruption politique ou de violence dans le champ économique observables aujourd’hui dans les régions septentrionales sont importées par des acteurs criminels originaires du Sud. La deuxième partie (chapitres 3 à 9) envisage les processus d’expansion de la mafia dans sept régions du centre et du nord de l’Italie : Latium, Lombardie, Piémont, Ligurie, Émilie-Romagne, Toscane et Vénétie. Ces études de cas s’appuient sur l’exploitation de sources judiciaires et parlementaires, associées à des entretiens auprès de magistrats, de membres des forces de l’ordre et d’acteurs économiques, politiques ou administratifs. Elles donnent à voir finement les jeux d’acteurs, le fonctionnement des réseaux et les ressources mobilisées dans les processus d’expansion territoriale. Elles permettent de mieux saisir la manière dont un pouvoir se structure localement et introduit des régulations alternatives aux régulations étatiques dans le champ politique, économique ou social. Toutes les études de cas sont élaborées à partir d’un même cadre interprétatif qui mobilise deux types de facteurs, les « facteurs de contexte » et les « facteurs d’agency », donnant ainsi une cohérence à cet ensemble monographique. Les « facteurs de contexte » sont déterminés par la configuration (institutionnelle, politique, économique et sociale) du territoire ; les « facteurs d’agency » se réfèrent aux comportements des acteurs ; ils comportent une dimension intentionnelle (stratégie des groupes mafieux pour investir de nouveaux marchés criminels ou recycler des capitaux générés par les trafics) et non intentionnelle (effets de la politique de lutte contre la mafia, conflits entre clans rivaux).

Il ressort de cet état des lieux une hétérogénéité des formes d’expansion de la mafia en dehors des territoires où elle est historiquement présente et, conséquemment, des formes de territorialisation de cette présence criminelle dans l’Italie du Centre et du Nord. Quatre modèles sont ainsi mis en évidence par les auteurs de l’ouvrage : l’infiltration (via le tissu économique local et notamment l’attribution des marchés publics) ; l’enracinement (qui traduit une présence durable et stabilisée, ou en cours de stabilisation) ; l’imitation (c’est-à-dire l’utilisation de la marque « mafia » par des groupes criminels pour s’imposer dans un contexte local) ; l’hybridation (un groupe criminel s’émancipe de sa structure d’origine et acquiert son autonomie). Nous sommes en présence de situations évolutives car les processus d’expansion sont réversibles ; ils peuvent s’interrompre, voire refluer. Les principaux acteurs de cette expansion territoriale sont les clans de la ’Ndrangheta et de la Camorra ; les premiers sont particulièrement présents dans le Nord-Ouest, les seconds dans le Centre et le Nord-Est. Cosa Nostra apparaît en retrait en regard du dynamisme des deux autres structures criminelles : ses membres chercheraient à préserver leurs positions de pouvoir et leurs réseaux sur le territoire sicilien plutôt qu’à s’étendre, sous une contrainte judiciaire croissante depuis la vague d’attentats commis dans les années 1990.

Une approche territoriale de la diffusion de la mafia

L’ouvrage propose de rompre avec un modèle d’analyse mécanique de type attraction/répulsion centré sur les facteurs qui provoquent le départ de groupes mafieux et leurs installations dans de nouveaux territoires, au profit d’un modèle qui privilégie les effets de contexte en envisageant les stratégies des acteurs criminels en fonction des conditions locales que ceux-ci rencontrent. Les auteurs invitent à se départir d’une lecture en termes d’altérité (la mafia serait un phénomène criminel d’exportation provenant du sud du pays) et de contagion (les sociétés locales du centre et du nord de l’Italie subiraient une agression extérieure), pour proposer une problématique territoriale de la diffusion de la mafia dans la péninsule. Le territoire, envisagé comme un système relationnel localement situé, est dans cette perspective considéré comme « […] un des acteurs en jeu dans les processus d’expansion de la mafia, qui contribue à définir le système de contraintes et d’opportunités que les acteurs criminels rencontrent, tout en subissant l’influence de ces mêmes acteurs criminels » (p. 47) [1].

Si l’installation dans de nouveaux territoires répond à un processus dynamique – partir sous l’effet d’un conflit entre clans rivaux, sous la contrainte de la pression judiciaire ou pour prospecter de nouveaux marchés criminels –, ses formes et son issue sont déterminées par l’environnement politique, institutionnel ou économique dans lequel ce processus s’inscrit. L’intérêt porté à ces logiques d’interaction permet de ne pas réduire le problème à une lecture strictement criminologique (qui tend à considérer que les acteurs criminels sont extérieurs à la société, et que, en tant que tels, ils sont un facteur de déstabilisation) et de proposer une réflexion particulièrement intéressante, d’une part, sur le fonctionnement des institutions sur le mode de l’enchevêtrement (formel/informel, licite/illicite, public/privé, économique/politique), d’autre part, sur la circulation des ressources politiques et économiques dans un contexte où légal et illégal cohabitent et se structurent mutuellement.

Une « demande de mafia »

Le processus d’expansion territoriale mobilise non seulement des compétences criminelles (l’usage de la violence) mais aussi des ressources qui relèvent d’un capital social. Les mafias activent, en effet, deux formes de liens : des « liens forts » qui assurent la loyauté des membres vis-à-vis de l’organisation et nourrissent un sens de l’appartenance, et des « liens faibles », tournés vers l’extérieur, qui lient les clans à des non-membres. Ce sont ces ressources relationnelles qui assurent la pérennité des organisations criminelles et contribuent à leur reproduction. Les auteurs soulignent l’importance que revêt l’existence d’une « zone grise » dans ce processus d’expansion territoriale, conçue comme « […] un espace qui se déploie entre le licite et l’illicite dans lequel prennent forme des rapports d’échange réciproquement avantageux entre mafieux, entrepreneurs, hommes politiques, membres des professions libérales et fonctionnaires » (p. 41) [2]. C’est au travers de cette « zone grise » que les mafieux parviennent à accéder aux institutions, au monde des affaires et à celui de la politique. L’idée de « zone grise » ne traduit pas seulement l’infiltration de la mafia dans l’économie légale, la politique ou la société civile ; elle renvoie aussi à un système de collusions et de complicités alimenté par des interactions et des échanges répétés dont l’ensemble des parties prenantes, et pas seulement les acteurs mafieux, tirent avantage.

Les auteurs montrent que la mafia se développe préférentiellement là où des pratiques illicites préexistent, où elle trouve un contexte favorable à sa présence qu’elle va exploiter et développer. Il existe dans ces régions du centre et du nord du pays ce qu’on pourrait qualifier une « demande de mafia », c’est-à-dire une situation dans laquelle celle-ci est sollicitée par des acteurs politiques et économiques en qualité de prestataire de services : conquérir de nouveaux marchés en neutralisant ses concurrents pour les uns, garantir un succès électoral pour les autres. La reconstitution des relations entre la mafia et le monde des affaires met notamment en évidence le fait que les mafieux ne sont pas toujours dans une position de stricte domination ; en montrant cela, les auteurs restituent la capacité d’action et de décision des acteurs économiques ou politiques, qui dès lors n’apparaissent plus comme de simples victimes d’un système soumis à des régulations criminelles.

En envisageant les interconnexions entre politique, administration, monde des affaires et criminalité mafieuse, Mafie del Nord propose aux lecteurs non seulement une réflexion sur l’emprise qu’exerce cet acteur criminel sur les sociétés locales et sur ses modalités de reproduction socio-spatiale, mais également sur des coalitions d’acteurs autres que celles habituellement envisagées par la littérature sur la gouvernance et les économies urbaines.

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En savoir plus

  • Gribaudi, G. (dir.). 2009. Traffici criminali. Camorra, mafie e reti internazionali dell’illegalità, Turin : Bollati Boringhieri.
  • Sciarrone, R. (dir.). 2011. Alleanze nell’ombra. Mafie ed economie locali in Sicilia e nel Mezzogiorno, Rome : Donzelli.
  • Sciarrone, R. 2009. Mafie vecchie, mafie nuove, Rome : Donzelli.

Pour citer cet article :

Fabrizio Maccaglia, « Mafias du Nord : la diffusion territoriale de la criminalité organisée en Italie », Métropolitiques, 5 décembre 2014. URL : https://metropolitiques.eu/Mafias-du-Nord-la-diffusion.html

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