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Terrains

Être commerçant autrement pour transformer le système alimentaire

Les intermédiaires de la distribution peuvent-ils contribuer à la transformation du système alimentaire ? À partir d’une enquête auprès de primeurs parisiens, Natacha Rollinde donne à voir le renouvellement des pratiques d’approvisionnement et la redéfinition du métier de commerçant qui l’accompagne.

Alors que la transformation du système alimentaire passe classiquement par le développement de circuits courts (Aubry et Chiffoleau 2009), des commerçants se présentent comme des acteurs essentiels de la transition écologique. Cette revendication paraît a priori paradoxale, puisque les circuits courts s’appuient sur une réduction des intermédiaires entre producteurs et consommateurs. Pourtant, du fait de la grande autonomie dont ils disposent, les commerçants indépendants peuvent mettre en œuvre des stratégies commerciales et d’approvisionnement qui vont dans le sens d’une transformation du système alimentaire. Cela passe par la prise en charge de fonctions logistiques nouvelles, une communication particulière auprès des consommateurs, de nouveaux critères de sélection des produits ou encore une redéfinition des principes de partage de la valeur ajoutée avec les producteurs (Dubuisson-Quellier et Le Velly 2008 ; Praly et al. 2014).

Ces adaptations reconfigurent les rapports entre chaque maillon du système alimentaire. À Paris, ce processus est particulièrement visible dans la filière des fruits et légumes. Ce secteur, dont le fonctionnement est emblématique de la distribution alimentaire spécialisée depuis la seconde moitié du XXe siècle (Bernard de Raymond 2013), concentre aussi des initiatives en circuits courts ou de proximité, portées notamment par des primeurs (Laithier et Vauléon 2022). Cet article s’intéresse à la façon dont ces commerçants redéfinissent leur rôle en tant qu’intermédiaire pour contribuer à une transformation du système alimentaire. Il s’appuie sur un terrain réalisé en 2019 et 2020 (Rollinde 2023) : une première étape d’enquête par questionnaire avait pour but de caractériser les pratiques d’approvisionnement des primeurs parisiens, puis des entretiens auprès d’une partie d’entre eux ont permis de questionner leur rapport au métier d’intermédiaire de la distribution [1].

Transmettre ou transformer les pratiques d’approvisionnement

En France, la profession de primeur est largement indépendante : en 2016, 97 % d’entre eux n’étaient pas rattachés à une enseigne ou une franchise pour exercer leur activité (Laïb 2018). Cette indépendance n’empêche pas une forte homogénéité des trajectoires professionnelles. Plus d’un tiers des personnes interrogées lors de l’enquête par questionnaires sont fils, fille, neveu ou nièce de primeurs. Cette logique de filiation structure les pratiques d’approvisionnement : les connaissances techniques, les critères d’achat et les réseaux de fournisseurs sont transmis de génération en génération. Le Marché d’intérêt national (MIN) de Rungis est le centre névralgique de cette organisation. Pour 90 % des primeurs interrogés – que je propose d’appeler « primeurs conventionnels » –, s’y approvisionner relève de l’évidence et, en son sein, les pratiques d’achats auprès de plusieurs grossistes sont marquées par une forme de routine. Cela n’empêche pas la mise en place de circuits courts de proximité. Ainsi, 40 % des primeurs conventionnels interrogés s’approvisionnent en partie auprès de producteurs franciliens ou issus de régions limitrophes. Néanmoins, ces circuits d’approvisionnement sont marginaux et conditionnés par leur capacité à s’inscrire dans les pratiques et réseaux préexistants. L’achat en direct de producteurs concerne donc une part restreinte de l’offre des primeurs et s’appuie exclusivement sur les produits disponibles au carreau des producteurs du MIN de Rungis. En outre, l’objectif des commerçants est moins de transformer le système alimentaire que de continuer à répondre à la demande de leurs clients, en offrant une diversité toujours plus importante de fruits et légumes.

Une minorité des commerçants interrogés lors de l’enquête par questionnaires – 10 % des répondants – peuvent être qualifiés de « primeurs alternatifs ». Ils revendiquent de participer à une transition du système alimentaire vers un modèle qu’ils estiment plus durable. Si tous contournent les grossistes du MIN de Rungis et s’approvisionnent en direct de producteurs ou de coopératives de producteurs, une partie d’entre eux cherche à promouvoir des fruits et légumes produits en Île-de-France ou dans des régions limitrophes, tandis que d’autres valorisent des patrimoines maraîchers à l’échelle de la France, voire de l’Europe, et commercialisent des produits dits « de terroir ». Contrairement aux conventionnels, seule une minorité des primeurs alternatifs avait une expérience préalable dans la filière des fruits et légumes ou le commerce : ils étaient en majorité étudiants, sans emploi ou cadres du tertiaire avant de devenir exploitants de leur premier point de vente. Cette spécificité reflète une entrée dans le métier caractérisée moins par des logiques de transmission que par une volonté d’exercer une activité leur permettant de s’inscrire dans une perspective de transition socio-écologique. Cette démarche, fortement distinctive, est au cœur du récit des primeurs alternatifs. Sophie explique ainsi « [qu’]être un primeur classique, ça ne [l’]intéressait pas du tout, il fallait que ce soit un primeur engagé » (entretien, octobre 2020). Cet engagement passe notamment par une redéfinition du rôle qu’ils jouent auprès des consommateurs et des producteurs.

Adapter son commerce pour éduquer les consommateurs et aider les producteurs

Pour les commerçants rencontrés, un primeur engagé est avant tout un médiateur entre les producteurs et les consommateurs. Alors que les primeurs conventionnels placent au cœur de leur mission la satisfaction de la demande des clients, ceux alternatifs insistent sur leur volonté de les sensibiliser aux contraintes inhérentes aux périmètres d’approvisionnement plus restreints dans l’espace et le temps : « c’est aussi de dire qu’on peut avoir des choses près de chez nous qui sont bien. […] C’est une curiosité qui est ouverte par ce qu’on a cette contrainte » (entretien avec Philippe, exploitant de deux points de vente, décembre 2020). Cette valorisation joue un rôle important dans la stratégie commerciale et fait l’objet d’une communication accrue dans et devant les boutiques (figure 1).

Figure 1. Deux exemples d’affiche de sensibilisation sur la saisonnalité (à gauche) et sur les critères de sélection des produits (à droite)

À gauche : Au Bout du Champ, rue Daguerre (75014) ; à droite : Myam, Pantin (93055).
© N. Rollinde, 2023.

Dans ce contexte, l’objectif affiché des primeurs alternatifs est de rendre le plus de services possible aux producteurs. Ils cherchent notamment à internaliser les tâches logistiques liées à la mise en circulation des fruits et légumes. Cette démarche demande un investissement important : du temps, de la main-d’œuvre, mais aussi des camions et des entrepôts de stockage et de répartition de la marchandise. Pour que cela reste rentable, la majorité des primeurs alternatifs interrogés avaient pour projet d’ouvrir plusieurs boutiques à Paris. La prise en charge de ces fonctions nouvelles a donc aussi une influence dans la structuration territoriale du commerce. Elle se manifeste par de nouvelles manières de relier les points de vente et ceux de distribution (figure 2), mais aussi dans des stratégies de communication et d’aménagement des boutiques qui insistent sur cette reterritorialisation.

Figure 2. Secteurs d’entreposage et de distribution d’un primeur exploitant treize points de vente

Ouvrir le système alimentaire à des acteurs de la transition

Les primeurs alternatifs transforment aussi le système alimentaire en mobilisant des parties prenantes peu présentes dans le système alimentaire contemporain. La Mairie de Paris et les mairies d’arrondissements constituent ainsi des relais importants. Les collectivités territoriales permettent en particulier aux commerçants d’accéder à des [locaux commerciaux-1660] sur lesquels elles ont un pouvoir de sélection (Lassaube 2022). Lors de leurs précédentes expériences professionnelles, la majorité des primeurs alternatifs ont en outre acquis les compétences nécessaires pour construire un discours cohérent avec les attentes de la Mairie de Paris, qui a déployé depuis 2018 des dispositifs sélectifs dédiés à l’accompagnement des projets de transformation du système alimentaire. Laure a bénéficié de cette politique : « Ils avaient envie de soutenir tous les points d’accès à une alimentation durable. C’est comme ça qu’ils le formulent. Et du coup on rentrait parfaitement là-dedans » (entretien, novembre 2019). Les primeurs alternatifs peuvent s’affirmer comme des ambassadeurs de l’alimentation durable à Paris et cela leur donne accès à des ressources stratégiques : foncier commercial, accompagnement au développement, communication dédiée…

Ces commerçants ont également des liens forts avec des acteurs de l’économie sociale et solidaire. Là encore, ces réseaux sont liés à leurs expériences antérieures. Sophie a ainsi été accueillie pendant un an dans un tiers-lieu à Paris pour construire son projet de reconversion professionnelle. À cette occasion, elle a rencontré d’autres porteurs de projets qu’elle a ensuite sollicités pour développer son activité : « C’est une fille que j’ai rencontrée là-bas qui a fait les photos et c’est [un porteur de projet du tiers-lieu] qui a fait le site. [Ce dernier] s’est associé avec quelqu’un qui a une entreprise de petits déjeuners responsables, [ils ont] proposé de mettre des produits chez moi » (entretien, octobre 2020). Ces relations sont aussi des interfaces de réflexion sur le modèle économique des commerces : plusieurs primeurs alternatifs ont adopté un statut valorisant leur engagement, tel que la Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), qui permet notamment d’intégrer des producteurs dans la gouvernance de l’activité. Une partie des primeurs envisagent aussi leur futur non pas comme commerçants, mais en tant que consultants auprès des acteurs de ce type de réseau, pour développer des activités s’inscrivant dans une perspective de transition.

Les quantités de fruits et légumes mis en circulation par les primeurs alternatifs représentent une part extrêmement minoritaire des flux générés par la filière pour alimenter Paris. De ce point de vue, leur contribution à la transformation du système alimentaire peut sembler anecdotique. Elle ne l’est pas si l’on considère l’ensemble des mutations dans l’exercice du métier induites par la reterritorialisation de leur approvisionnement. Elle passe par une redéfinition de leur rôle en tant qu’intermédiaire, qui se traduit par un nouveau rôle du commerce en ville, dans lequel les boutiques deviennent ambassadrices de rapports originaux aux territoires de production. Les primeurs alternatifs s’inscrivent aussi dans des réseaux inédits, dans lesquels les acteurs publics locaux peuvent jouer un rôle relativement nouveau de coordination ou d’accompagnement. Ces initiatives dessinent des sentiers possibles de transformation de la place occupée par le commerce dans le système alimentaire. Pour autant, elles restent encore sélectives. L’intégration des primeurs dans les réseaux de l’économie sociale et solidaire est ainsi conditionnée par la détention de ressources sociales et culturelles spécifiques. En outre, la viabilité économique des entreprises créées par les primeurs alternatifs est fragile : entre le temps de l’enquête de terrain et la publication des premiers résultats issus de ce dernier, près de la moitié d’entre eux avaient cessé ou cédé leur activité.

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Pour citer cet article :

Natacha Rollinde, « Être commerçant autrement pour transformer le système alimentaire », Métropolitiques, 6 mai 2024. URL : https://metropolitiques.eu/Etre-commercant-autrement-pour-transformer-le-systeme-alimentaire.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2035

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Revue soutenue par l’Institut des Sciences Humaines et Sociales du CNRS

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