Au-delà de leur diversité politique, tous les candidats aux régionales en Île-de-France partagent le constat du dysfonctionnement des transports. L’engorgement des modes de transport motorisés (qu’il s’agisse des transports en commun, bondés, ou des routes, embouteillées) en est pour eux le signe. On ajouterait volontiers, au titre des manifestations de ce dysfonctionnement, la pollution, qui ne concerne que les seuls modes motorisés individuels – un tiers des gaz à effet de serre sont, en Île-de-France, émis par le trafic routier (Airparif 2014, p. 31) –, et le gouffre financier que représentent les modes motorisés collectifs et individuels – au moins 32 milliards d’euros annuels (STIF 2005, p. 4). Ces dysfonctionnements résultent d’une politique qui s’inscrit dans une histoire longue, que le projet de Grand Paris Express prolonge pourtant.
Des dysfonctionnements ancrés dans l’histoire des politiques de transports en Île-de-France
Cet échec est le résultat d’une politique des transports dont les grandes lignes remontent aux « Trente Glorieuses ». On s’était alors mis à tout organiser autour de la double création d’un réseau autoroutier (le périphérique et les grandes radiales) et d’un réseau ferroviaire souterrain (le RER). Cette politique a ensuite été poursuivie ne varietur, avec notamment la création des autoroutes en rocade et de nouvelles lignes de métro et de RER. Or, alors que la responsabilité de l’échec reconnu par tous en matière de transports ne peut être imputée qu’aux politiques suivies jusqu’ici, la seule solution proposée par l’ensemble du spectre politique consiste en la poursuite des politiques menées jusque-là [1]. Le maître mot, en la matière, est le Grand Paris Express, soit rien moins que le projet de doublement de la longueur du réseau de métro actuel.
On peut s’étonner, en outre, que l’extension du réseau ferré souterrain soit l’objectif principal de la prochaine mandature, alors que l’on n’est aujourd’hui pas même capable de maintenir en l’état le réseau hérité. Le réseau ferré francilien se caractérise, en effet, par sa vétusté : pour ne prendre qu’un exemple, un quart des appareils de voie ont dépassé leur durée de vie maximale théorique (Cour des comptes et Chambre régionale des comptes d’Île-de-France 2010, p. 90). De cette incapacité, purement financière, à pallier la sénescence croissante d’un réseau hérité, témoigne bien le fait que l’actuel exécutif régional s’était engagé, pour la mandature qui s’achève, à ce que toutes les rames soient rénovées ou remplacées par des neuves, promesse qu’il a été bien incapable de tenir, et que s’empressent pourtant de reprendre à leur compte tous les candidats pour la mandature qui va s’ouvrir. Or, les candidats reconnaissent plus ou moins ouvertement l’incapacité à financer un tel chantier. En matière de politique des transports, la région Île-de-France fait ainsi face, aujourd’hui, à un impératif difficilement gérable : l’entretien du réseau hérité, réseau que l’on avait négligé parce qu’on l’avait considéré comme un acquis et pour lequel il faut désormais dégager rapidement rien moins que 8 milliards d’euros [2]. Croire que l’on pourra, au même moment, s’engager dans une extension jamais vue du réseau ferré francilien – extension dont le coût est chiffré à 32 milliards (Auzannet 2012, p. 17) –, est, pour le dire poliment, utopique – fantasme qui pourtant constitue l’essentiel du programme de la plupart des formations politiques franciliennes [3].
La marche : premier mode de déplacement des Franciliens
La situation des transports franciliens est-elle pleinement décrite par ce double constat déprimant de leur dysfonctionnement et de notre incapacité à y remédier ? Nullement, mais pour le voir il convient, précisément, de rompre avec les politiques reproduites sans réflexion depuis maintenant plus d’un demi-siècle. Pour cela, il n’est de meilleure méthode que de partir des pratiques réelles de déplacement des Franciliens qui donnent du problème une tout autre image que celle véhiculée par le débat politique. En effet, le premier mode de déplacement des Franciliens n’est pas l’un de ces modes motorisés qui seuls intéressent le personnel politique, mais bien la marche, qui représente 39 % de leurs trajets (OMNIL 2012 [4]) – et dont, pourtant, aucun des programmes ne traite. L’essentiel des déplacements des Franciliens se font, en effet, sur des distances qui ne requièrent pas l’emploi de modes motorisés, puisque 45 % de leurs trajets font moins d’un kilomètre – ce qui correspond à peu près à la part modale de la marche. En outre, 30 % des déplacements font entre un kilomètre et cinq kilomètres, ce qui correspond aux distances aisément réalisables à vélo – et ce n’est certes pas un hasard si cela correspond aussi, peu ou prou, à la part modale du vélo dans un pays doté d’une véritable politique cyclable tel que les Pays‑Bas (Fietsberaad 2009, p. 10). On ne saurait alors s’étonner que le vélo soit de tous les modes de déplacement celui qui, et de très loin, croît le plus rapidement : + 115 % en dix ans, une véritable explosion sans commune mesure avec les autres modes (la voiture n’a progressé que d’1 % et les transports en commun de 21 %). Au total donc, 75 % des déplacements franciliens font moins de cinq kilomètres et sont, de ce fait, aisément réalisables par le biais de modes non motorisés – pour autant que ceux-ci ne soient pas exclus de la voirie par l’aménagement strictement automobile de celle-ci qui est actuellement la règle. On voit ainsi que ces modes non motorisés, qui ne sont généralement considérés, au mieux, que comme complémentaires de la voiture et des transports en commun, sont en réalité d’ores et déjà au centre des déplacements franciliens, et pourraient l’être considérablement plus si l’on faisait pour eux à l’avenir une fraction seulement des efforts déployés depuis des décennies en faveur des modes motorisés. Ces derniers devraient être considérés comme n’ayant de pertinence qu’en tant que complémentaires des modes non motorisés, puisque seuls 10 % des déplacements des Franciliens s’effectuent sur des distances supérieures à dix kilomètres, et rendent donc impératif le recours aux modes motorisés.
Il convient donc d’inverser la politique francilienne des déplacements pour l’adapter aux pratiques réelles de déplacement des Franciliens et aux transformations rapides de celles-ci en faveur des modes non motorisés, mais aussi parce que seule une telle adaptation permettra de résoudre les dysfonctionnements actuels. En effet, voiture comme transports en commun, délestés de la majorité de leurs usages actuels [5] qui pourraient être effectués à pied et à vélo, ne seront plus engorgés. Tous les problèmes liés à cet engorgement disparaîtront du même coup. La pollution automobile en sera drastiquement diminuée, de même que le coût des transports en commun, en fonctionnement comme en investissement, puisque nombre des points d’engorgement auront disparu d’eux-mêmes [6].
Une piste à explorer : le développement des itinéraires cyclables Paris–banlieue
Un exemple permet de prendre concrètement conscience des potentialités qui sont à portée de main. Les transports en commun ne sont jamais aussi engorgés que lorsqu’ils assurent avant tout des déplacements domicile–travail, puisque ceux-ci génèrent le phénomène d’« heure de pointe ». Or, les transports en commun, où la proportion des déplacements domicile–travail est la plus élevée, sont ceux qui relient Paris à la banlieue, parce que 75 % des banlieusards qui viennent travailler à Paris s’y rendent en transports en commun. Comme chaque jour 360 000 déplacements entre Paris et la banlieue s’effectuent en transports en commun sur des distances inférieures à cinq kilomètres, le potentiel de désengorgement de ces liaisons par le vélo correspond à l’équivalent, par exemple, d’une ligne du Grand Paris Express (la ligne 15, dont le coût prévu est de cinq milliards d’euros, devrait assurer 300 000 déplacements par jour – quand elle sera terminée, c’est-à-dire pas avant 2030), ou du périphérique (240 000 véhicules par jour). Pour enclencher un tel report, il suffirait d’un aménagement cyclable des voies qui relient Paris à la banlieue, aujourd’hui organisées de façon généralement autoroutière. Cet aménagement est d’un coût faible [7], et aisément réalisable puisque la circulation automobile entre Paris et la banlieue a baissé ces dix dernières années de 25 %, la libérant ainsi pour d’autres usages. Quant à l’effet sur la circulation cycliste de tels aménagements, et donc à la réalité du report vers le vélo, ils ne font aucun doute dans la mesure où les déplacements entre Paris et la banlieue représentent d’ores et déjà le segment de la circulation cycliste qui connaît la croissance la plus rapide : multiplication par quatre en dix ans (Demade 2015, p. 105‑118). Où est, alors, l’utopisme ? Dans le fait de réclamer que l’on se dote enfin d’une vraie politique cyclable, ou dans les irréalisables fantasmes de construction d’un nouveau réseau ferré ? Dans une politique peu coûteuse et immédiatement réalisable, ou dans une politique aussi dispendieuse que son horizon de réalisation est lointain, pour ne pas dire franchement chimérique ?
À quoi ressemblerait une proposition globale de politique francilienne des déplacements qui soit rationnelle, c’est-à-dire adaptée à la réalité ? En premier lieu, il convient d’adapter la voirie aux modes non motorisés qui représentent déjà, avec la marche, le mode d’usage le plus important en matière de transport. Cette part ne cesse de croître, pour ce qui est du vélo, tandis que l’usage automobile de la voirie recule désormais dans l’agglomération parisienne. En second lieu, les moyens financiers, de toute façon insuffisants, doivent être consacrés prioritairement au maintien à flot du réseau de transports en commun existant afin d’éviter que son état ne se dégrade. En troisième lieu, pour résoudre de manière financièrement viable et à un horizon temporel pas trop éloigné le manque réel de transports en commun de banlieue à banlieue que prétendait pallier le Grand Paris Express, il faut poursuivre la création de lignes de tramways et de bus en site propre, entamée depuis les années 1990 avec grand succès et qui ne doit en aucun cas être interrompue au profit de la chimère du Grand Paris Express – rappelons qu’une ligne de tramway coûte à peu près vingt fois moins qu’une ligne de métro. Au total, alors que tant pourrait être fait, et pour un coût finançable, pour améliorer les déplacements réels des Franciliens, il serait regrettable que la mandature qui arrive voie l’ensemble du personnel politique francilien consacrer tous ses efforts à un irréalisable nouveau réseau ferré souterrain. Il est trop tard pour y perdre du temps ; il est au contraire urgent que la politique francilienne des déplacements entre enfin dans le XXIe siècle plutôt que de chercher à proroger un passé qui n’a pourtant apporté qu’un lot de dysfonctionnements toujours plus grands.
Bibliographie
- Airparif. 2014. Inventaire régional des émissions en Île-de-France, année de référence 2012 : éléments synthétiques.
- Auzannet, P. 2012. Rapport de la mission sur le calendrier pluriannuel de réalisation et de financement du projet de Grand Paris Express, Paris : Ministère de l’Égalité des territoires et du logement.
- Cour des comptes et Chambre régionale des comptes d’Île-de-France. 2010. Les Transports ferroviaires régionaux en Île-de-France, rapport public.
- Demade, J. 2015. Les Embarras de Paris, ou l’illusion techniciste de la politique parisienne des déplacements, Paris : L’Harmattan.
- Fietsberaad. 2009. Le Vélo aux Pays-Bas, La Haye : Ministerie van Verkeer en Waterstaat.
- Observatoire de la mobilité en Île-de-France. 2012. La Mobilité en Île-de-France.
- Syndicat des transports d’Île-de-France (STIF). 2005. Compte déplacements de voyageurs en Île-de-France pour l’année 2003.