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La production urbaine en chantier : héritages, enjeux et perspectives des appels à projets innovants

Alors que les appels à projets innovants (API) connaissent un succès croissant dans le champ de l’aménagement urbain, ce dossier s’interroge sur la genèse, les enjeux et les écueils de cette démarche, en croisant les points de vue de ses initiateurs, des acteurs qui y participent et des chercheurs qui les étudient.

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Au cours des cinq dernières années, les « appels à projets (urbains) innovants » (API) ont connu un succès fulgurant dans le champ de l’aménagement urbain, tout particulièrement dans la région parisienne (Réinventer Paris 1 et 2, Inventons la Métropole du Grand Paris 1 et 2, Réinventer la Seine, Parisculteurs, etc.), mais pas seulement (Imagine Angers, Dessine-moi Toulouse). L’irruption de ces démarches a été largement commentée dans les milieux politiques, académiques, professionnels, de la haute fonction publique et jusque dans les médias nationaux. Les projets lauréats de Réinventer Paris (2016) et d’Inventons la Métropole du Grand Paris (IMGP, 2017) ont fait l’objet d’une exposition au Pavillon de l’Arsenal, centre d’urbanisme et d’architecture de Paris et de la métropole parisienne, tandis que la seconde édition d’IMGP vient d’être présentée en grande pompe au MIPIM [1]. Paul Citron, directeur du développement de la coopérative d’urbanisme temporaire Plateau urbain, estime même que la « dernière fois que l’urbanisme a porté autant d’attention à un mode de production urbaine, c’est lors de la construction des grands ensembles [2] ».

Il est vrai que nombre de professionnels y ont vu la consécration d’un « nouvel âge » du projet urbain s’affranchissant des pratiques, fortement encadrées et séquencées, qui ont structuré l’aménagement en France depuis une cinquantaine d’années (Pinson 2009). Cette rupture se caractériserait par trois évolutions majeures : l’intégration en amont, sous la bannière de l’innovation, de la question des usages et des services à la production urbaine, à l’instar du design thinking anglo-saxon (Cross 2011) ; l’introduction de plus de souplesse, d’agilité et d’intégration à la fois entre les acteurs et dans les processus de projet, afin d’accélérer la prise de décision et le passage à la phase opérationnelle ; la mobilisation des promoteurs immobiliers, placés non plus seulement en position de partenaires mais d’initiateurs et même de véritables chefs d’orchestre faisant travailler ensemble des groupements inédits réunissant aménageurs, programmistes, concepteurs, spécialistes des usages, opérateurs de services – beaucoup plus rarement les usagers eux-mêmes.

Faisant l’objet de stratégies de communication ad hoc [3], ces démarches ont sans aucun doute contribué à faire émerger de nouvelles modalités de valorisation des sites de transformation urbaine et de programmation des lieux de vie. De nombreux projets récents, en France comme à l’étranger, montrent que leurs modes de faire se diffusent rapidement et imprègnent les consultations traditionnelles [4]. Toutefois, l’enthousiasme inspiré par les API chez les uns est à la hauteur de la défiance suscitée chez les autres. Ainsi, en novembre 2017, le journal Le Monde se demandait si « le Grand Paris s’[était] livré au secteur privé » ? L’article présentait, de manière beaucoup moins percutante que son titre, les principales réticences soulevées par cette nouvelle génération de consultations : le caractère arbitraire du choix des sites ; leur faible ancrage territorial ; la délégation à des groupements privés, soumis à des logiques financières, de fonctions incombant traditionnellement à la puissance publique, aux premiers rangs desquelles la gestion foncière et la programmation ; l’absence de concertation citoyenne, qui non seulement menacerait la viabilité juridique des projets mais ne permettrait pas de garantir leur intérêt général.

Afin d’éclairer ces polémiques, ce dossier vise à mettre en perspective les appels à projets urbains, en croisant les points de vue de leurs initiateurs, des acteurs qui y participent et des chercheurs qui les étudient. Trois entrées thématiques sont successivement explorées.

La place de la commande publique dans la production de la ville : permanences et mutations

Dans un premier temps, il s’agira de mettre en lumière les héritages et les contextes dans lesquels s’inscrivent ces démarches, afin de comprendre leur émergence et d’éviter les effets trompe-l’œil. Les API ont suscité de vives critiques sur les registres du désengagement des pouvoirs publics et de la privatisation de la production urbaine. Ils s’enracinent pourtant dans une histoire longue de partenariats entre secteurs public et privé dans le champ de l’aménagement, initiée pendant l’entre-deux-guerres avec l’explosion des lotissements pavillonnaires (Fourcaut 2000) et dont la loi d’orientation foncière (LOF, 1967) a durablement posé les bases il y a plus de 50 ans. Le partage des tâches et des engagements techniques et financiers entre maîtrise d’ouvrage et maitrise d’œuvre, partiellement transcrit dans la loi en 1985 [5], demeure le point cardinal de l’urbanisme opérationnel en France, comme en témoignent la pérennité et la flexibilité du recours à la zone d’aménagement concerté (ZAC).

Par ailleurs, l’émergence des API s’inscrit dans un champ plus vaste d’évolutions ayant contribué à reconfigurer les modalités de la fabrique urbaine depuis le début des années 2000. Dans un contexte de pression budgétaire sur les collectivités locales, la mobilisation croissante des ressources foncières publiques pour financer l’aménagement ainsi que le transfert de certaines fonctions aux opérateurs privés ont dessiné les contours d’un nouvel « urbanisme d’austérité » (Briche 2016). Ainsi, le changement de degré et de nature d’implication du secteur privé dans l’action urbaine était déjà largement amorcé avant les « Réinventons », notamment à travers l’évolution des modalités des concours et des consultations (marchés de définition, dialogues compétitifs, macro-lots, etc.). C’est l’ensemble de la filière de l’aménagement urbain qui, confrontée à de nouveaux enjeux et à l’épuisement de son modèle économique, fait l’objet de tentatives de renouvellement depuis une vingtaine d’années (Rio 2017).

Cette tension entre le temps long de la sédimentation de la commande publique, d’une part, l’accélération contemporaine de la mutation des pratiques opérationnelles, d’autre part, sera placée au cœur de cette section, nourrie d’articles mobilisant des approches historiques et politiques. Il s’agira également d’identifier la spécificité des API en regard de la diversité des démarches expérimentées au cours des dernières années.

API et recompositions des pratiques et des rôles des acteurs de l’aménagement

Dans un deuxième temps, la focale se porte sur les reconfigurations des modes d’intervention induites par les API, de l’amont à l’aval des projets, de la planification à la gestion des sites. Plusieurs acteurs impliqués dans ces démarches semblent vouloir minimiser la portée des changements en cours. Ainsi, parce qu’elle aurait été « montée de manière presque artisanale » (Valérie Mayer-Blimont, MGP [6]), mais aussi parce que ses projets ne portent pas sur des équipements publics (qui restent programmés par les collectivités) et ne représentent qu’une faible part des secteurs de transformation en Île-de-France (IMGP 1 rassemble 54 projets développés sur 165 hectares et 5,2 millions de mètres carrés), la consultation métropolitaine aurait simplement permis de « faire de manière pas banale du programme immobilier banal » (Dominique Alba, APUR [7]).

Force est pourtant de constater que l’émergence des API a introduit et/ou renforcé de nombreux éléments de discontinuité dans l’agencement classique des séquences et des processus du projet urbain. Le plus marquant d’entre eux est sans aucun doute la cession préalable – et non plus seulement la concession – de terrains publics en échange d’une livraison d’opérations « clés en main ». Ce choix conduit à dessaisir les acteurs publics non seulement de leur rôle traditionnel d’intermédiation foncière (Adisson 2017), mais aussi, dans une large mesure, des fonctions de programmation urbaine jusqu’alors placées au cœur de la maîtrise d’ouvrage « à la française » (Zetlaoui-Léger 2009). Par ailleurs, l’introduction en amont de la question des services et des usages s’est accompagnée de l’inversion, voire de la suppression, de certaines étapes du projet, dans le but de permettre à ses différentes parties prenantes de se réunir dès son lancement.

Si ces nouvelles manières de faire ne sont pas encore stabilisées et recouvrent une diversité de configurations, elles ont d’ores et déjà bousculé les places et les rôles des différents acteurs de l’aménagement urbain. D’une part, les API renforcent l’évolution récente des grandes entreprises de promotion immobilière de simples constructeurs à véritables groupes intégrés pouvant jouer tout à la fois le rôle de foncières, d’investisseurs et d’aménageurs. Cette mutation s’accompagne de l’émergence de nouvelles ingénieries urbaines faisant travailler ensemble des acteurs issus des différents métiers de la ville et au sein desquels s’affirme la figure du « gestionnaire ». D’autre part, les fonctions supports classiques de l’urbanisme sont remises en question. Alors qu’en amont, la planification territoriale et urbaine a été marginalisée ou contrainte de s’adapter a posteriori aux résultats des consultations, l’entrée par les usages bouscule aussi, en aval, la conception urbaine et architecturale. Comme le résume Pierre-Alain Trévelo (agence TVK), « alors que c’est la charge foncière qui est mise en avant, les concepteurs n’arrivent pas toujours à se faire entendre parce qu’ils n’ont que trop peu d’éléments économiques à avancer pour défendre la pertinence de leurs intentions ».

Les promoteurs des API estiment que ces évolutions sont justifiées par la nécessité de stimuler l’innovation dans la fabrique urbaine, tant au plan procédural que conceptuel. Toutefois, cette notion demeure particulièrement floue. Plusieurs professionnels ont alerté sur l’écueil de « tomber dans les gimmicks d’une époque, d’une classe professionnelle, voire d’une classe socio-économique, qui parlent essentiellement aux jurys et aux équipes qui se sont formées » (Sébastien Chambe, IAU [8]), au risque d’une standardisation des contenus et des programmes. En témoigne l’ironie avec laquelle Clément Willemin (agence BASE) présente le rôle des paysagistes, pourtant largement représentés, dans les groupements lauréats d’IMGP : « c’est souvent pour le styling, le greenwashing aussi, il faut l’admettre ». Plus largement, les reconfigurations en cours ouvrent des questionnements inédits sur l’évolution des (dés)équilibres des pouvoirs urbains et sur l’apparition de nouveaux « faiseurs de ville » (Claude 2005).

Au-delà et après les API : les incertitudes du temps et de l’espace

Enfin, dans un troisième et dernier temps, la question de l’articulation des projets dans le temps (leur faisabilité opérationnelle à long terme et leur acceptabilité sociale) et dans l’espace (entre eux et au sein de leur territoire) est placée au centre de réflexions à plusieurs échelles.

D’un côté, chacun s’accorde sur le fait qu’une fois l’étape de la consultation passée, la mise en œuvre des projets constituera un défi majeur. Les groupements devront résoudre un ensemble d’équations réglementaires, techniques et financières à une échelle de temps qui est habituellement réservée aux collectivités. En la matière, les sites retenus présentent des niveaux de complexité très hétérogènes. Aussi, la capacité à formaliser dans les conventions de cession, puis à (faire) respecter des engagements clairs et détaillés sera sans aucun doute déterminante, à la fois dans la réussite de cette nouvelle forme de production urbaine et dans son degré de reproductibilité, entre expérimentation ponctuelle et restructuration durable de la filière de l’aménagement.

D’un autre côté, la question de la (mise en) cohérence territoriale des sites de transformation reste ouverte. S’il est incontestable que plusieurs projets issus des API accompagnent des dynamiques locales préexistantes – près de la moitié des terrains IMGP sont ainsi situés à proximité des futures gares du Grand Paris Express –, nombreux sont ceux qui, comme Gwenaëlle d’Aboville (agence Ville Ouverte) estiment que « le grand absent, plus ou moins regretté, de ces consultations, c’est le territoire, qui n’est plus représenté que par ses élus, voire seulement par son maire ». La notion est entendue ici à la fois dans sa dimension spatiale et sociale, ce qui ouvre de nombreuses interrogations jusqu’ici laissées au second plan : quels seront les impacts des API sur leur environnement urbain et social ? Dans quelle mesure formeront-ils un système cohérent à l’échelle métropolitaine ? Quelles sont les conditions de leur acceptabilité et de leur appropriation par les habitants et par les usagers des sites à moyen et long termes ? En la matière, le chantier du renouvellement de la production urbaine demeure largement inexploré, voire impensé (Gilli 2018).

Au sommaire de ce dossier :

La place de la commande publique dans la production de la ville : permanences et mutations

API et recompositions des pratiques et des rôles des acteurs de l’aménagement

Au-delà et après les API : les incertitudes du temps et de l’espace


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Pour citer cet article :

Daniel Béhar & Emmanuel Bellanger & Aurélien Delpirou, « La production urbaine en chantier : héritages, enjeux et perspectives des appels à projets innovants », Métropolitiques, 7 juin 2018. URL : https://metropolitiques.eu/La-production-urbaine-en-chantier-heritages-enjeux-et-perspectives-des-appels-a.html

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