Depuis le début des années 2010, l’alimentation s’est imposée comme une thématique incontournable des projets urbains. Cette montée en puissance fait écho à la place grandissante que notre société accorde aux enjeux agricoles et alimentaires. Selon certains chercheurs, cette évolution serait le résultat d’une « nouvelle équation alimentaire » issue d’une combinaison complexe de facteurs : les crises de 2007-2008 et 2011, qui ont révélé les risques pesant sur la sécurité alimentaire, tout particulièrement à l’échelle nationale ; les remises en cause croissantes du système agroalimentaire mondialisé, tant par le biais des scandales sanitaires que par celui des nouveaux problèmes nutritionnels (obésité, malnutrition) ; les effets grandissants du changement climatique sur les écosystèmes locaux ; ou encore l’accroissement des conflits liés à l’accès à la terre (Morgan et Sonnino 2010).
Les appels à projets innovants (API) ne font pas exception à la règle et leurs prétentions à l’innovation portent, entre autres, sur les questions agricoles et alimentaires. En témoignent, en Île-de-France, les objectifs affichés par les consultations « Parisculteurs », qui ambitionnent de « réinventer notre rapport à la ville, à la campagne, à la nature et à la nourriture » ; « Réinventer Paris », qui considère l’agriculture comme l’un des nouveaux services que la ville doit rendre à ses habitants ; et « Inventons la Métropole du Grand Paris » (IMGP), qui souhaite valoriser le fait de « produire et consommer à l’échelle locale ».
Dans ce contexte, on peut s’interroger sur les effets de ces démarches sur les dynamiques de transformation du système alimentaire urbain [1] francilien. De quelle manière les projets retenus dans le cadre des API s’emparent-ils des questions agricoles et alimentaires ? Quelles sont les différences, voire les contradictions, entre les projets qui intègrent cette dimension ? Enfin, au-delà du discours de « réinvention », dans quelle mesure ces projets sont-ils capables de faire évoluer l’ensemble du système alimentaire ?
Les API : terrain d’expérimentations et de structuration d’une filière d’agriculture urbaine
Dans les API franciliens, la réponse aux enjeux alimentaires passe majoritairement par le développement de l’agriculture urbaine : objet central de Parisculteurs, cette dimension est présente dans cinq sites du premier appel à projets « Réinventer Paris » lancé en 2016 ; deux ans plus tard, elle figure dans 60 % des projets lauréats de IMGP. Les API se révèlent ainsi un terrain d’expérimentation susceptible de produire tant de nouveaux savoirs que de nouvelles compétences en matière d’agriculture en milieu urbain dense (Scheromm, Perrin et Soulard 2014, p. 50).
Au plan agronomique, d’une part, les projets proposés couvrent le panel des pratiques culturales dites innovantes : aqua- ou aéroponie, culture sur buttes ou en containers, agroforesterie, etc. La dimension expérimentale des projets est parfois revendiquée, comme pour « L’agriculture urbaine dans tous ses états » (Parisculteurs, Paris 20e), qui se présente comme un « démonstrateur des techniques d’agriculture urbaine ». Certains sites font même l’objet de partenariats de recherche avec AgroParisTech et l’INRA. D’autre part, au plan urbain, les API participent à la constitution/consolidation d’un cadre normatif et opérationnel pour l’agriculture urbaine, notamment par la production de nouveaux référentiels : ainsi, la « boîte à outils des Pariculteurs », mise en ligne en novembre 2017, formule des recommandations aux parties prenantes des projets, tant au plan économique et juridique (statut et business plan des exploitations) qu’urbain et architectural (adaptation et prise en compte des règles du PLU, contraintes liées à la structure des bâtiments, réglementation concernant l’accueil des publics).
Par ailleurs, en mettant l’accent sur les usages et sur la figure du gestionnaire, les API favorisent l’émergence d’acteurs spécialisés dans la conception, la réalisation et l’exploitation de projets d’agriculture urbaine. On en dénombre près d’une trentaine au total dans les trois API étudiés, dont de très nombreuses associations ou start-ups nées dans les cinq dernières années : Aéromate, Agripolis, Cultivate, Cycloponics, Le Paysan urbain, La Sauge, Topager, Toit tout Vert, etc. Ces structures sont souvent adhérentes de l’Association française d’agriculture urbaine professionnelle (AFAUP), fondée en 2016 sous l’impulsion d’AgroParisTech. Ainsi, les API contribuent indirectement à la structuration d’une nouvelle filière professionnelle croisant compétences agricoles et urbaines, à la conquête d’un marché qui tend à se développer.
Face à l’hétérogénéité des démarches, ouvrir le débat politique
Toutefois, ces API doivent être différenciés en fonction de l’importance et du statut qu’ils accordent à l’agriculture urbaine dans la programmation des projets. On ne peut mettre sur le même plan les quelques initiatives qui en font le cœur même du programme – comme « Ressources Toits » à Morangis (IMGP), dont le site est organisé autour d’une exploitation agricole de près de 8 000 m² –, et celles, majoritaires, dans lesquelles elle occupe une place annexe, voire cosmétique (par exemple sous la forme de jardins potagers, ruchers ou poulaillers).
En outre, si la diversité des services rendus par l’agriculture à la ville n’est plus à démontrer (Donadieu 1998), ils se déclinent de façon très variable suivant les projets : alors que la plupart d’entre eux affirment une dimension pédagogique et sociale – « La récréation des confitures » (Parisculteurs) accueille des scolaires, « La Ferme du rail » (Réinventer Paris) s’occupe d’insertion professionnelle –, certains sont construits sur un modèle d’exploitation agricole plus classique (un ou plusieurs exploitants cultivent les parcelles et commercialisent les productions) et n’ont pas vocation à s’ouvrir sur leur environnement.
Enfin, les grands débats sur les orientations du système agricole et alimentaire semblent relativement absents, à tout le moins à ce stade des API. Pourtant, chaque projet porte une certaine vision de l’agriculture urbaine, qui n’est pas sans implication sur la direction donnée à la transition écologique des villes et de l’alimentation : une exploitation high-tech (containers, robotisation et technologie LED), telle que celle proposée par « Triango » (Gonesse, IMGP), participe de la promotion d’une « agriculture 4.0 » ultraconnectée, tandis que d’autres projets, tels que « La campagne » (Parisculteurs), semblent plus proches de courants prônant des pratiques agroécologiques alternatives. En somme, il n’existe pas une mais des agricultures urbaines au sein des API, dont le sens et les implications urbaines, environnementales et sociales n’ont pas été approfondis.
Au-delà de l’affichage, quels sont les effets des API sur les transformations du système alimentaire urbain ?
Plusieurs éléments incitent à considérer avec circonspection les ambitions affichées par les API en matière de transformation du système alimentaire urbain. En premier lieu, malgré une volonté de « faire mieux et plus vite [2] », la plupart des projets retenus dans le cadre des différentes consultations ne verront pas le jour avant plusieurs années. Or, le modèle économique des opérateurs spécialisés en agriculture urbaine n’est pas stabilisé : les investissements de départ sont lourds, particulièrement pour les projets à forte dimension technologique, tandis que la rentabilité des opérations n’est pas assurée. Un article publié récemment dans Le Monde rapporte que 80 % des entreprises qui naissent dans ce domaine ne survivent pas au-delà de la première année. Dans ces conditions, on peut s’interroger non seulement sur l’opérationnalité des projets issus des API, mais aussi sur leur pérennisation. La question se pose d’autant plus que l’agriculture urbaine se réduit parfois à un simple argument de vente permettant d’emporter une consultation : selon les participants à l’appel à projets IMGP [3], les choix programmatiques ont été principalement fondés sur une « stratégie différentiante » (dans 44 % des cas). Mais seules 30 % des propositions dites innovantes sont financées de manière certaine, tandis que 58 % d’entre elles dépendent d’un effort supplémentaire d’investissement du groupement. Ce financement est d’autant moins garanti que les projets, dont le bilan financier a été établi dans des délais très courts et sans toujours s’appuyer sur des diagnostics approfondis, pourraient être confrontés à de nombreux surcoûts dans les phases d’études.
En deuxième lieu, l’agriculture urbaine ne peut répondre, à elle seule, aux enjeux attachés à la transition écologique du système alimentaire urbain : parmi les projets lauréats des API, seule une petite minorité aborde les volets de la transformation (microbrasseries), de la distribution (supermarchés dédiés à la vente directe) et de la restauration (cantines locavores ou food-trucks). Un projet se distingue toutefois par son ambition d’intégrer de manière transversale tous les aspects de l’alimentation : « Réalimenter Masséna » (Réinventer Paris) se veut à la fois un lieu d’animation du quartier, un espace de recherche prospective destiné aux différents acteurs de l’alimentation (AgroParisTech, Sous les fraises, La Ruche qui dit oui) et un lieu de débats (qui seront animés par le média Alimentation générale).
Enfin, en troisième et dernier lieu, si les projets agricoles et alimentaires développés dans le cadre des API peuvent contribuer à une dynamique de reterritorialisation alimentaire (par exemple, en permettant simplement aux habitants de consommer des fruits et légumes produits dans leur quartier), il convient de ne pas surestimer leur impact sur l’approvisionnement alimentaire de la métropole parisienne. Celui-ci demeure largement globalisé, désaisonnalisé et quasi monopolisé par les acteurs privés de la grande distribution (Bognon 2014). Or, ces derniers sont quasiment absents des trois consultations – à l’exception notable du groupe Casino. Qui plus est, le nombre et la dimension des parcelles d’agriculture urbaine (entre 40 m² et 10 000 m², à comparer aux 56 hectares moyens des exploitations agricoles françaises) demeurent modestes, voire anecdotiques, pour constituer une alternative aux dynamiques d’approvisionnement existantes de la région capitale. De fait, l’évolution du système alimentaire comporte des enjeux bien plus larges et nécessite de nouvelles formes d’articulation entre le local et le global (Bricas 2017).
Finalement, si trop de questions restent ouvertes pour condamner les API à l’aune du food-washing [4], leur visibilité médiatique et leur poids symbolique ne doivent pas éclipser les enjeux structurels qui pèsent sur le système alimentaire ni en édulcorer la dimension éminemment politique.
Bibliographie
- Bognon, S. 2014. Les Transformations de l’approvisionnement alimentaire dans la métropole parisienne. Trajectoire socio-écologique et construction de proximités, thèse en géographie, université Paris-1.
- Bricas, N. 2017. « Les enjeux de l’alimentation des villes », Les Cahiers de l’IAU, n° 173, p. 6-9.
- Donadieu, P. 1998. Campagnes urbaines, Arles/Versailles : Actes Sud.
- Morgan, K. et Sonnino, R. 2010, « The Urban Foodscape : World Cities and the New Food Equation », Cambridge Journal of Regions, Economy and Society, vol. 3, n° 2, p. 209-224.
- Rastoin, J.-L. et Ghersi, G. 2010. Le Système alimentaire mondial. Concepts et méthodes, analyses et dynamiques, Versailles : Quae.
- Scheromm, P., Perrin, C. et Soulard, C. 2014. « Cultiver en ville... Cultiver la ville ? L’agriculture urbaine à Montpellier », Espaces et sociétés, n° 158, p. 49-66. Disponible en ligne à l’URL suivant : www.cairn.info/revue-espaces-et-societes-2014-3-page-49.htm.