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Essais

Le privé au chevet de l’intérêt public ? Les programmes privés d’intérêt collectif dans les appels à projets urbains innovants

Les appels à projets urbains innovants ont suscité le développement d’équipements d’un nouveau genre, produits par des acteurs privés et destinés à des usages collectifs. Les auteurs reviennent sur les enjeux et les risques attachés à ces opérations, qui interrogent la notion d’intérêt général.

Dossier : La production urbaine en chantier : héritages, enjeux et perspectives des appels à projets innovants

Si les appels à projets urbains innovants (API) remportent un tel succès auprès des élus, c’est notamment parce qu’ils permettent le développement de « programmes privés d’intérêt collectif ». En effet, à l’initiative d’opérateurs privés, les propositions de lieux supposément au service de l’intérêt collectif se sont multipliées, au point d’occuper une place centrale dans les projets des groupements ayant répondu à ces consultations. À partir d’un ensemble de retours d’expériences, cet article propose de cerner les contours, les critères d’appréciation et les limites de ces programmes d’un nouveau genre.

Les API au service des projets privés d’intérêt général ?

Principal instigateur de « Réinventer Paris », Jean-Louis Missika (adjoint à la maire de Paris en charge de l’urbanisme) analyse le succès des API de la façon suivante (CGEDD 2016).

« Réinventer Paris » est la production de ce que je nomme le « projet privé d’intérêt général ». L’enthousiasme des équipes qui a caractérisé cet appel à projets est directement lié au fait que nous ne développions pas simplement un projet privé. Ce projet comportait en effet une dimension de prise en compte du bien commun de la ville et de l’intérêt général des citadins.

La collectivité entend donc, via de « nouveaux partenariats [1] », mobiliser les moyens et la capacité d’innovation du secteur privé pour réaliser des équipements allant au-delà des enjeux propres des opérations immobilières et répondant à un intérêt collectif. Si les acteurs privés ont été de longue date associés à la production d’équipements dans le cadre d’opérations d’aménagement, la nouveauté introduite par les API réside dans le fait de leur laisser l’initiative de proposer et de programmer ces équipements. Ainsi, ces derniers partagent l’objet des équipements publics – « l’affectation à un but d’intérêt collectif » – mais pas leurs modalités de production ni de gestion – « la réalisation par une personne publique, la vocation à appartenir à cette personne » (Fernandez-Maublanc 1989).

Dans ce contexte, les groupes de promotion immobilière mandataires des groupements ayant répondu aux API ont, dans une large mesure, adossé leur stratégie de « distinction » à ces programmes d’intérêt collectif – leur réalisation devenant en quelque sorte un sésame pour acquérir certains terrains publics. Les promoteurs ne proposent plus de « simples » logements (y compris sociaux) ou bureaux ; ils cherchent, au contraire, à montrer que leurs propositions programmatiques sont susceptibles d’offrir des services dépassant les seuls usagers de l’opération.

Une grande diversité de programmes

Selon notre analyse, effectuée à partir du catalogue de l’exposition Inventons la Métropole du Grand Paris (IMGP) organisée au Pavillon de l’Arsenal [2], 75 % des projets lauréats de cette consultation contiennent des programmes dits d’intérêt collectif. Un rapide échantillonnage de ces programmes illustre la diversité des registres mobilisés :
– un espace de présentation des collections permanentes du Centre Georges-Pompidou dans le cadre de la réhabilitation de la Maison du Peuple à Clichy-la-Garenne (par un groupement réunissant notamment le promoteur Duval, le groupe hôtelier Hyatt, aux côtés du Centre Pompidou et de l’architecte Rudy Ricciotti) ;
– un hôpital de jour pédopsychiatrique et une crèche thérapeutique à Pantin, gérés par le Groupe SOS, importante holding d’associations et d’entreprises œuvrant dans le secteur médico-social (au sein d’un groupement conduit par Demathieu et Bard Immobilier et les architectes de Studio Muoto) ;
– un Campus innovation à Antony intégrant notamment une pépinière destinée aux startups et gérée par Creative Valley (dans un groupement qui réunit les promoteurs Linkcity et Emerige, aux côtés des architectes AREP, Clément Blanchet et Laisné Roussel).

Ces exemples montrent que la promotion immobilière tend bien à diversifier ses programmes et à développer des lieux multifonctionnels et mutualisés, en collaboration avec des acteurs du secteur dit de la « maîtrise d’usage [3] ». Pour imaginer ces lieux et anticiper les modalités de leur exploitation, les opérateurs immobiliers s’entourent de personnes et/ou de structures spécialisées (restaurateurs, gestionnaires de crèche, associations, hôteliers, etc.). Se nouent ainsi des partenariats inédits entre acteurs du monde de l’immobilier et porteurs de projets souvent issus du monde associatif : les modèles économiques de chacun sont mis à plat pour trouver une faisabilité opérationnelle au projet ; les feuilles de route (qui achète quoi, à qui, à quel moment, avec quelles garanties ?) sont revisitées et adaptées à chaque projet, au prix d’équations complexes. De fait, trouver un modèle économique pertinent et viable pour ces équipements privés constitue souvent un véritable défi. Garantir que l’équipement en question relève bien – et durablement – de l’intérêt collectif en est un autre.

Définir et préserver l’intérêt collectif dans le temps

La réalisation de ces programmes pose, en effet, en des termes nouveaux les questions de la nature et des limites de l’intérêt collectif. L’utilité sociale, qui sous-tend ce dernier, peut être définie comme la satisfaction de « besoins peu ou pas pris en compte par l’État ou le marché » (Euillet 2002, p. 216). Entre équipement public et programme marchand, les programmes privés d’intérêt collectif devraient ainsi satisfaire à deux critères : sur le plan de la programmation, répondre effectivement à un besoin local, évalué conformément aux orientations politiques de la collectivité ; sur celui de l’exploitation, garantir un accès au plus grand nombre.

Quand bien même ces conditions seraient réunies, la question de la pérennité dans le temps de l’intérêt collectif resterait ouverte. Un arsenal contractuel a été élaboré par les notaires afin d’encadrer les engagements pris par les groupements candidats quant à la programmation de leur projet. Il se fonde notamment sur la création de clauses d’affectation, qui imposent une sanction financière aux promoteurs en cas de changement par rapport à la programmation annoncée, comme le rappelle Michèle Raunet (étude Chevreux), qui a accompagné la Ville de Paris puis la Métropole du Grand Paris dans la conception des appels à projets.

Un des finalistes de « Réinventer Paris » souhaite mettre en place un commerce solidaire au sein d’un projet articulé autour du bien manger et qui comprend à la fois de l’habitation, des bureaux et des locaux d’activité. Par définition, la charge foncière de ce projet sera inférieure à ce qu’elle serait pour l’implantation d’un commerce classique. Il est donc important que les candidats s’engagent dans le temps sur ce commerce solidaire [4].

Ces clauses sont néanmoins limitées dans le temps et se fondent sur une simple logique de sanction si l’affectation promise est finalement abandonnée. L’enjeu est donc de construire collectivement d’autres garanties susceptibles d’objectiver plus clairement l’apport du programme concerné à l’intérêt collectif et de garantir sa pérennité dans le temps. Nous proposons ici quelques pistes de réflexion en la matière.

Construire collectivement des garanties

En premier lieu, on pourrait s’appuyer sur les destinations fixées par les documents d’urbanisme [5]. En effet, le droit de l’urbanisme définit déjà les « constructions et installations nécessaires aux services publics ou d’intérêt collectif » (CINASPIC, L123-9), catégorie dérogatoire qui permet de suivre des « règles [d’urbanisme] particulières [6] » plus souples que le droit commun.

En deuxième lieu, il s’agirait de privilégier autant que possible le maintien d’une propriété publique pour ces équipements, via des baux à construction ou baux emphytéotiques ou par l’action de foncières publiques ou parapubliques. À Paris, la SEMAEST [7] joue déjà ce rôle, même si son action est orientée de façon presque exclusive sur l’acquisition et la gestion de pieds d’immeubles commerciaux.

Une troisième voie nous semble plus prometteuse : la création de structures de gestion ayant statut de sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC). Celles-ci doivent, en effet, respecter deux conditions : d’une part, une gouvernance qui réunit toutes les parties prenantes et dans laquelle chaque membre dispose d’une voix, indépendamment de son engagement financier. Cette exigence du multisociétariat envisage l’intérêt collectif comme une dynamique (et non comme un état), nourrie par les interactions et les débats entre les sociétaires ; de l’autre, le respect d’un principe de gain limité [8]. Le législateur reconnaît d’ailleurs aux SCIC un lien avec l’intérêt public en les autorisant à percevoir des subventions des collectivités territoriales et en leur ouvrant l’accès aux aides à l’emploi. Certains appels à projets urbains ont d’ores et déjà suscité la création de plusieurs SCIC, comme celle de la Main 9-3.0, initiée par Mains d’œuvres (équipement culturel associatif de Saint-Ouen) et présente dans plusieurs groupements d’Inventons la Métropole du Grand Paris pour gérer – et parfois même acquérir – les lieux culturels proposés par le projet du groupement.

Finalement, si on ne saurait reprocher à la puissance publique de vouloir tirer les projets privés vers le haut, n’oublions pas qu’elle pourrait également être tentée de substituer ces offres à une véritable politique d’équipements publics. Or, ces nouveaux programmes d’intérêt collectif ne peuvent en aucun cas remplacer des équipements aussi utiles que la bibliothèque publique, le centre social de quartier, l’équipement sportif municipal ouvert gratuitement aux associations, le lieu culturel ou même l’école publique ! La vigilance est donc de mise, d’autant plus quand il s’agit de quartiers neufs où tout reste à construire.

Bibliographie

  • CGEDD. 2016. « Réinventer Paris, Innover dans la commande urbaine ? », Actes de la conférence-débat du 10 mars 2016.
  • Euillet, A. 2002. « L’utilité sociale, une notion dérivée de celle d’intérêt général », Revue de droit sanitaire et social, n° 2, p. 207-228.
  • Fernandez-Maublanc, L. 1989. La Semaine juridique. Édition générale (JCP G), n° 25, 21 juin 1989, II 21257.
  • Gadrey, J. 2004. L’Utilité sociale des organisations de l’économie sociale et solidaire, rapport de synthèse pour la DIES et la Mire.
  • Lipietz A. 2000. Rapport final sur l’entreprise sociale et le tiers-secteur.

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Pour citer cet article :

Vincent Josso & Nicolas Rio & Flore Trautmann, « Le privé au chevet de l’intérêt public ? Les programmes privés d’intérêt collectif dans les appels à projets urbains innovants », Métropolitiques, 15 octobre 2018. URL : https://metropolitiques.eu/Le-prive-au-chevet-de-l-interet-public-Les-programmes-prives-d-interet.html

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