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Affiche du film "Ici Brazza" © Martial-Prévert
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Là-bas, la ville

À Bordeaux, le cinéaste Antoine Boutet a documenté l’émergence d’un vaste projet urbain, dans le quartier de Brazza. Son film au rythme lent et singulier interroge la portée politique de cette opération d’aménagement, dans les creux des images et des sons.

Recensé : Antoine Boutet, Ici Brazza. Chronique d’un terrain vague, long métrage documentaire, Sister productions, 2024, 86 mn.

Ici Brazza est le quatrième documentaire du cinéaste Antoine Boutet. Dans Le Plein Pays (Red Star Cinéma, 2010), il suivait un homme qui creuse des grottes, reclus dans une forêt située dans un lieu inconnu. Dans Zone of Initial Dilution (autoproduit, 2006) et Sud Eau Nord Déplacer (Les Films du présent, 2014), il allait à la rencontre des chantiers hydrauliques parmi les plus imposants du monde, en Chine, respectivement dans la région des Trois-Gorges et depuis le fleuve Yangzi Jiang vers la capitale, Pékin. Avec Ici Brazza, le cinéaste change d’échelle mais poursuit son exploration des univers de la construction entre et contre les espaces naturels, où apparaissent des paysages bâtis par la main des hommes. Après la forêt anonyme et la vaste Chine, Antoine Boutet choisit un environnement familier, à côté de chez lui, pour y instruire le dossier visuel d’un projet d’aménagement ordinaire dans les métropoles françaises de la fin des années 2020, celui de l’urbanisation d’une friche : à Bordeaux, l’opération d’aménagement d’intérêt métropolitain [1] Brazza, dans le quartier éponyme, au débouché du pont Chaban-Delmas.

Réalisant en quelque sorte l’intention de Pierre Bourdieu de faire « Tristes Tropiques à l’envers » lorsqu’il entreprit son Bal des célibataires (Bourdieu 2002, p. 11), c’est-dire la volonté de traquer l’exotique dans la proximité, le banal dans l’exceptionnel, Antoine Boutet investit ce quartier en voisin pour y déceler l’étrangeté et l’amplifier, par la lenteur du rythme du film, par les effets de zoom sur les détails naturels (la faune et la flore de la friche, une flaque de boue au milieu du chantier, aux présences naturelles et en même temps incongrues en ce lieu) ou au contraire les plans larges et aériens depuis une grue qui offre une vue panoramique du chantier.

Brazza, de la métropole millionnaire à la ville nature

Le nom même de ce quartier bordelais est cohérent avec la contradiction apparente qui consiste à combiner l’ailleurs et le tout-près : Brazza. Un toponyme partagé avec le quai de la rive droite, hérité de l’explorateur Pierre Savorgnan de Brazza (1852-1905), fondateur de Brazzaville, parti du port de la Lune à Bordeaux en 1879 pour le futur Congo. Le quai qui porte son nom depuis 1906 est le prolongement du quai des Queyries. Ce n’est pourtant pas avec cette mémoire coloniale du lieu (Hourcade 2015) que s’ouvre le film, mais avec celle plus récente des activités industrielles qui rythmaient autrefois la vie du quartier à travers la présence des Grands Moulins de Paris, de l’usine d’engrais Soferti (fermée en 2007 après un long bras de fer syndical) ou des industries Cornubia (spécialisée dans la fabrication de sulfate de cuivre et de fongicides, fermée le 7 juillet 2004, quasiment un siècle après son ouverture).

Celles-ci ont laissé place à de vastes friches et des sols pollués, des sites d’urbex et de fêtes plus ou moins clandestines qu’on aperçoit dans le film. La friche de Brazza, comme tant d’autres dans l’agglomération bordelaise, a été investie par les politiques urbaines de la fin de l’ère Juppé pour y construire un écoquartier. Au cœur de l’agenda de la « métropole millionnaire », l’enjeu est d’inscrire cet espace de 53 hectares dans « l’arc de développement durable » local, depuis le quartier de Bordeaux-Lac jusqu’à la gare TGV de Bordeaux-Saint-Jean. Ce « quartier à haute valeur paysagère », selon la présentation de la Métropole sur son site internet, se veut « à l’échelle du piéton » et laissera une place à la lutte contre les îlots de chaleur urbains. 5 000 arbres seront plantés à Brazza et le bilan d’artificialisation des sols sera positif pour le projet, annonce-t-on. En tout, près de 430 000 m2 de surface de plancher sur les 53 hectares de la superficie de l’opération, 4 800 logements construits, 9 000 habitants accueillis, des équipements publics, des infrastructures, pour un budget total de 220 millions d’euros, assumé par la Ville de Bordeaux (pour un tiers) et la Métropole (pour le reste). Les investissements publics sont financés en partie par une taxe d’aménagement majorée (de 10 %). Une contractualisation de projets urbains partenariaux est prévue pour le financement de la phase 2, dont le lancement est prévu en 2025.

Révéler la politique et ses ambivalences dans les creux des images et des sons

Mais des enjeux d’économie et de politiques urbaines, de leurs intentions et de leurs acteurs, il n’est pas question dans le très beau film d’Antoine Boutet, qui n’en jette pas moins un regard très politique sur la construction, l’architecture et l’urbanisme. On parle politique au creux des plans sans dialogue (ou quasiment), ni voix off dans la lignée des documentaires de Frederick Wiseman. Deux nuances par rapport au cinéaste américain : premièrement, quand ce dernier privilégiait un tournage dans un temps ramassé, Boutet cale le calendrier de son film sur celui de l’opération d’aménagement pour montrer la lente mais inexorable transformation du lieu ; deuxièmement, alors que Wiseman refusait d’insérer toute musique additionnelle, le travail d’Antoine Boutet sur le son et le bruit du chantier, leur déformation et post-production, donne un air de Tati à certains plans ironiques, voire mordants d’Ici Brazza, quand le son des oiseaux couvre celui des tractopelles ou que le bruit des volets électriques du logement flambant neuf grince comme la vieille porte de la bastide.

Mais de quelles politiques parle-t-on dans Ici Brazza ? D’abord, de la trajectoire de la ville entrepreneuriale et de ses ambitions « attractives », à l’épreuve des « transitions écologiques » annoncées. Sous-titré « terrain vague », le film s’attarde sur le milieu naturel dans lequel vient s’encastrer la ville de demain, quitte à l’abîmer. Le regard du cinéaste prend soin de souligner la matérialité des lieux. Passer de la « ville minérale » à la « ville nature » à travers ce programme éligible au label écoquartier implique de heurter le paysage en place. Alors qu’on a coutume d’entendre que l’enjeu serait moins un retour de la nature en ville que celui de la ville dans la nature (Latour 2015), on voit, dans ce film, comment ce jeu de langage ne résiste pas à l’épreuve de la démolition-construction, qui est moins celle de l’environnement bâti que des espaces naturels et ensauvagés par la désertification industrielle. Dans un texte publié dans AOC, la critique Raphaëlle Pireyre explique bien la manière dont, « dans ce film à hauteur d’herbes folles, la grenouille qui vit dans ce terrain vague marécageux est reine dans sa propre séquence. Le battement de sa gorge, son immobilité, ne requiert pas moins l’attention du cinéaste que les effets plus spectaculaires des bâtiments qui s’érigent sous l’œil de sa caméra. Le générique le revendique en citant par ordre d’apparition la rainette méridionale, les bulgares expulsés puis le chef de chantier ». Le projet immobilier est réencastré dans la nature et dominé par elle, en dépit des contrastes de masse et de grandeur qui subsistent entre les fragiles batraciens et les méga-grues.

La politique explorée par Antoine Boutet est ensuite celle de l’attente. À l’image des délogé·es marseillais·es de la rénovation urbaine étudiés par Charles Reveillère (2022), « demain, c’est loin », aussi, pour le terrain vague et la nature qui l’habite. Le temps long et lent qui passe et traverse les mutations urbaines fournit son rythme au film. Démarré en 2017 et achevé en 2022, entrecoupé par les confinements de la crise sanitaire, le tournage aura obéi au calendrier des chantiers. « Et que se passe-t-il quand il ne se passe rien ? » (Becker 2002). L’essentiel : les SDF qu’on fait partir (« j’espère pas en février », dit l’un d’eux), l’architecte qui « croit » que ce « quartier va fonctionner », les teufeurs qui vivent peut-être leur meilleure vie mais sans doute leur dernière danse ici. « Dans 10 ans peut-être », les panneaux des promoteurs vendent dans le même temps et au même endroit la « ville paysage » et « le style new-yorkais »… Que se passe-t-il ? Le nouvel art de vivre et les pentecôtistes bulgares qui célèbrent leur dieu, les pelleteuses qui détruisent et plantent littéralement à la truelle les arbres maigres sur des sols qu’on devine fatigués car pollués par des décennies d’industrialisation, les grues qui s’installent, les premières livraisons.

La politique d’Ici Brazza est faite des couples antinomiques sur lesquels reposent les politiques de développement urbain [2] et que le réalisateur observe d’un œil qu’on devine ironique et critique. Le film n’est pas bavard, mais laisse parler les slogans marketing, les papiers glacés, maquettes et publicités des promoteurs. Ces discours de communication disent tellement de la ville rêvée des aménageurs, architectes, politiciens et futurs propriétaires. Ironique, mais jamais nostalgique quand se combinent l’ordinaire et l’extraordinaire et que l’observation d’un bâtiment ouvre la perspective de déplier le monde ; où se côtoient les paysages bâtis et spontanés, béton et boue ; absence de dialogue et bruitage accentué ; ouverture et fermeture, à travers l’omniprésence des grilles et des obstacles à l’accès au terrain – la scène cruelle et drolatique du réalisateur empêché de rejoindre son domicile par un agent de police qui lui demande « quelle légitimité [il a] à être ici » ; où s’emmêlent la démolition et la construction, l’apparition et la disparition, ce qui était, ce qui ne sera plus ; où cohabitent les densités et les vides, quand la hauteur des bâtiments et leur proximité se conjuguent avec l’absence de corps social et de corps tout court : on ne trouve pas plus d’habitants dans le projet urbain que de personnages dans le film.

Bibliographie

  • Becker, H. S. 2002. Les Ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris : La Découverte.
  • Bourdieu, P. 2002. Le Bal des célibataires. Crise de la société paysanne en Béarn, Paris : Éditions du Seuil.
  • Hourcade, R. 2015. « L’espace des politiques mémorielles locales. Variables territoriales et part du national dans quatre anciens ports négriers de France et du Royaume-Uni », Revue internationale de politique comparée, vol. 22, n° 1, p. 59-82.
  • Latour, B. 2015. Face à Gaia. Huit conférences sur le nouveau régime climatique, Paris, La Découverte.
  • Reveillère, C. 2022. « “Demain c’est loin, et aujourd’hui c’est déjà trop tard” : vivre et gouverner le délogement dans deux espaces populaires en attente de rénovation urbaine », thèse de doctorat en sociologie, Institut d’études politiques.
  • Stone, C. et Sanders, H. 1987. The Politics of Urban Development, Kansas : University of Kansas Press.

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Pour citer cet article :

Nicolas Maisetti, « Là-bas, la ville », Métropolitiques, 27 mai 2024. URL : https://metropolitiques.eu/La-bas-la-ville.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2043

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