Si la démocratie représentative est en crise, la démocratie participative ne se porte pas mieux : loin de réconcilier les habitants avec la vie de la cité, les dispositifs et outils mis en place semblent décourager les élus, les experts comme les citoyens… Ce que l’on appelle « participation citoyenne » n’est le plus souvent qu’un exercice de style sans réel espace de co‑construction ni réel effet sur la décision – un simple moment d’information du public, en somme, plus ou moins bien orchestré par les méthodes de communication.
Un samedi en France…
Retour d’expérience : un samedi matin de 2018, dans une commune de la banlieue parisienne, se tient une réunion dans une salle de quartier pour discuter de l’aménagement de la cité. Sont présents le maire et quelques adjoints ; les responsables des services municipaux, de la SEM [1] locale et des bailleurs ; les différentes équipes d’architectes et promoteurs travaillant sur les projets en discussion ; enfin, une soixantaine de « participants », la plupart membres d’associations et, pour l’essentiel, blancs et âgés de plus de 65 ans. Des tables de cinq, six personnes sont réparties dans la salle avec des plans du quartier. La réunion commence à 10 h 30 par une introduction de 30 minutes du maire, relancé à mi-parcours par des questions très surplombantes (« quelle est votre définition de la mixité » ?) posées par l’animatrice de l’entreprise mandatée pour organiser la rencontre [2]. Suivent deux minutes méthodologiques visant à présenter un à un tous les experts et services présents et leur rôle dans la réunion et le projet, cinq minutes de l’adjoint en charge du dossier et à nouveau cinq minutes de prise de parole des représentants des bailleurs. Il est 11 h 12 : trois quarts d’heure après le début de la rencontre, la parole est (enfin !) donnée à la salle.
Le premier participant intervient pour contester le dispositif global de la réunion : « Pourquoi sommes-nous éclatés en petites tables ? On ne se voit pas les uns les autres… Tout ça, on sait ce que ça va produire : un éclatement des discussions et la remontée d’une liste à la Prévert de petites questions… On ne peut pas se focaliser sur les points importants ! » Une deuxième intervention est autorisée : la participante s’inquiète de savoir « comment ce que nous avons dit sera pris en compte ? On a vu le compte rendu, mais un compte rendu, ça n’engage à rien… ».
Il est 11 h 15, retour aux élus et responsables : l’entreprise de concertation se défend, le maire intervient, puis laisse la parole à une première équipe d’architectes. À 11 h 28, une deuxième série de questions est formulée, prolongée de 11 h 30 à 11 h 47 par une nouvelle série de réponses. La réunion de « concertation » a commencé depuis près de deux heures, les habitants ont parlé cinq minutes au total et uniquement pour poser des questions. Ils auront à nouveau la parole dix minutes dans le cadre de six interventions (dont quatre émanant de responsables associatifs rappelant leurs prises de positions publiques passées et deux portant sur des questions pratiques), avant qu’à 11 h 57 le maire et les différents cabinets d’études dissertent de nouveau pour une heure jusqu’à 12 h 51, à peine interrompus deux minutes à 12 h 35 par deux remarques méthodologiques de la salle. La première critique le nombre restreint de participants invités à poursuivre le travail dans les étapes ultérieures : « Je suis contre le fait que l’on réduise le travail à un tout petit groupe pour les ateliers suivants, pourquoi ne pas continuer tous ensemble et élargir encore ? » La seconde revient sur la façon globale d’organiser le travail : « On est complètement encadrés dans vos questions à vous, on demande à pouvoir librement installer nos questions à nous ! » S’engage alors le travail de proposition autour des tables ; il est 13 h, la plupart des gens sont là depuis plus de trois heures, une grosse moitié de la salle est sur le départ. Finalement, les « ateliers » seront interrompus une demi-heure plus tard par un simple appel au micro souhaitant une bonne après-midi à tout le monde.
Des démarches de concertation fastidieuses et inutiles ?
Si ce long paragraphe est fastidieux, c’est que cette réunion était fastidieuse. Fastidieuse, et inutile, pour tout le monde : habitants, experts et élus.
Les habitants ? Ils n’auront eu qu’un maigre temps de parole, capté par des associatifs s’étant déjà largement exprimés sur le sujet [3]. En dehors de questions pratiques et méthodologiques, aucune place n’a été accordée à leurs réflexions globales sur leur quartier ni à leurs interrogations… sous prétexte qu’elles n’auraient pas de débouché opérationnel. Sans doute faut-il chercher là une des raisons pour lesquelles ne sont venus que ceux qui se sentaient légitimes à parler ou à revendiquer ; les autres auront selon toute apparence anticipé la frustration et déserté la rencontre… Cela alimente le constat plus général – et plus grave – de la mise à distance et la démobilisation des milieux populaires que l’on n’écoute plus et que l’on renonce à solliciter pour les laisser se réfugier dans l’abstention ou le vote radical.
Pour les équipes, aussi, la frustration était grande : les professionnels ont passé quatre heures en compagnie d’habitants mais sans aucun moyen de discuter directement avec eux. Les remarques faites par la salle étant restées d’ordre pratique et/ou technique, elles ont placé les équipes en situation de réponse plutôt que de questionnement et sur des points seulement techniques. En aucun cas le dialogue n’a concerné la vision stratégique que les habitants ont du quartier, de son avenir, des enjeux pour réussir sa transformation et des opportunités à creuser. Venues avec l’envie de recueillir ces idées auprès des participants pour en nourrir leur projet, les équipes ont été installées de fait dans une posture classique d’expertise descendante. À se cantonner dans ce registre, les projets ne sont jamais approchés par les enjeux auxquels ils doivent répondre, on discute à la marge du « comment », jamais du « pourquoi » : seuls quelques ajustements mineurs sont dès lors envisageables dans les projets, donnant crédit à ceux qui doutent de l’intérêt de la concertation – chez les habitants comme chez les professionnels.
Pour les élus aussi, même s’ils ne le reconnaîtront jamais publiquement, l’utilité de ces moments est minime : parfois ils concèdent en aparté que cela leur permet de réguler la contestation locale, tout en se plaignant du caractère pesant du formalisme dans lequel les dispositifs se déploient. Certains se réconfortent à bon compte : ils endossent le rôle de médiateur entre les habitants et les aménageurs pour atténuer les inévitables tensions suscitées par cette forme de débats… plutôt que de s’alarmer de l’affaiblissement de la citoyenneté dont elles témoignent.
La responsabilité du prestataire qui a organisé la rencontre est évidemment engagée au plus haut niveau, même s’il ne peut être individuellement mis en accusation : il est simplement conforme aux standards qui se sont répandus dans la « profession ». L’écueil est que ces dispositifs, ces répétitions de jeux de rôles connus de tous les participants, éloignent de la concertation tous les « profanes » (Blondiaux 2008). Ils contribuent eux-mêmes à créer ces publics absents, qui sont moins dépourvus de sens citoyen qu’écœurés par une liturgie tournant à vide et qui n’apporte rien aux projets.
Les habitants sont volontaires : il faut aller à leur devant et leur laisser la main !
Les pistes sont pourtant sur la table : il suffisait d’écouter les participants à cette rencontre matinale ! Ceux-ci ont posé deux questions fondamentales.
La première est celle des publics qui participent aux réunions et des modes d’interaction entre participants. S’insurgeant contre la volonté de réduire le travail à un petit groupe trié sur le volet, les habitants demandent des panels larges et ouverts. Critiquant une scénographie qui parcellise l’intelligence collective, ils demandent des espaces permettant au collectif de discuter, s’approprier et co‑définir les enjeux de fond. Enfin, conscients des enjeux de représentativité, ils attendent des prestataires un effort particulier en direction des publics les plus éloignés. Là où le bât blesse, c’est que les organisateurs font mine de ne rien entendre en se réfugiant derrière la liberté de chacun (et la perte supposée de sens civique ?) afin de masquer une absence d’engagement et de travail de conviction sur le terrain.
La seconde est celle de l’ordre du jour, à savoir qui pose les questions à qui, et qui définit les questions pertinentes. Quelle que soit la forme de la réunion, les habitants sont systématiquement renvoyés à leur statut quotidien de consommateurs-usagers de leur quartier alors qu’ils revendiquent aussi un statut d’expert des enjeux stratégiques au titre de citoyens de leur ville et de leur territoire habitant dans le quartier. En fait, ils prennent au mot la « démocratie participative » en demandant que la dimension politique des projets puisse aussi être abordée, quand les organisateurs les renvoient à des questions pratiques et techniques, relevant plus de la « technocratie participative ». Plus largement, les rencontres et ateliers pourraient être des moments où les rôles s’inversent, où les experts viennent moins pour expliquer les enjeux aux participants mais plutôt pour enrichir leur réflexion de ce qu’ils ont à dire. Que ce soit eux qui posent aux habitants les questions auxquelles ils réfléchissent pour les associer à leurs doutes et leurs interrogations. Cela redonnerait son sens à la « consultation des habitants » et dissiperait un malentendu résumé par un habitant interviewé il y a quelques années à Évry : « ils sont là à la tribune à parler et répondre aux questions qu’ils ont posées alors que ce serait à eux de m’écouter et me poser des questions ».
Citoyens, experts, élus, prestataires : inventer de nouveaux rôles pour de nouvelles exigences
Les habitants attendent les gestes susceptibles de les réconcilier avec leurs élus et la démocratie. Les professionnels aussi semblent avoir évolué et acceptent plus facilement l’humilité à laquelle les invite la complexité des villes contemporaines. Quelques expériences et prises de positions récentes laissent penser que la profession (architectes, urbanistes, promoteurs, aménageurs) est, désormais, mûre pour abandonner la posture « historique » d’expert surplombant et adopter une approche plus modeste, en se mettant au service des habitants, à leur écoute, pour engager des démarches de co‑conception portant sur des enjeux d’habitat ou d’urbanisme.
Pour les élus, le chemin est potentiellement plus compliqué : il suppose l’acceptation d’une transformation profonde de leur rôle, dans le sens d’une fonction d’accompagnement des projets et des énergies locales. Ils sont de plus en plus nombreux à prendre conscience de l’intérêt à inviter les habitants en amont des discussions, quand les enjeux stratégiques sont débattus : en leur donnant la possibilité d’établir des diagnostics, de définir avec eux les cahiers des charges, les élus peuvent renforcer leur propre légitimité face aux contraintes techniques (services) et économiques ou financières (promoteurs-aménageurs). La réalisation d’un projet demande en permanence des arbitrages ; mettre les citoyens dans une position stratégique plutôt que technique contribuerait à renforcer le pouvoir politique et à garantir le rôle de la démocratie/de la participation des habitants dans les projets.
Dans ces conditions, une question demeure : pourquoi rien ne change ? L’échec est pourtant attesté ! Ne sommes-nous pas prêts à tenter des pistes alternatives ? Pourquoi cette inertie, alors que les modes de faire évoluent partout, ici invitant l’urbanisme temporaire, là reconfigurant les pratiques en inventant de nouvelles façons de construire ou en faisant les efforts nécessaires pour aller explicitement chercher les publics les plus éloignés de la scène démocratique ? Sans doute reste-t-il une mue à effectuer chez les donneurs d’ordre comme chez les prestataires…
Les seconds doivent désormais se considérer pleinement comptables des résultats de leur propre intervention sur les projets et cesser de se retrancher derrière le paravent d’un rôle réduit à celui du respect des règles formelles de l’information des participants et du bon déroulement des rencontres. Il y a une responsabilité évidente des prestataires œuvrant dans le secteur de la « démocratie » quand ils renoncent (voire théorisent ce renoncement !) à ce que tous les publics puissent s’exprimer. L’enjeu, c’est notamment de construire des scènes politiques dans lesquelles ceux que l’on n’entend pas (les catégories populaires, mais aussi les chefs d’entreprise ou les jeunes…) viennent s’exprimer et que chacun puisse écouter et entendre les points de vue de chacun : c’est à cette condition que les débats permettent de faire évoluer les représentations collectives et ne sont pas seulement des chambres d’enregistrement des intérêts et desiderata particuliers.
Quant aux élus, nous les invitons à plus d’exigence à l’égard de ces entreprises qui les accompagnent, sans se laisser abuser par une supposée déprise du sentiment de citoyenneté ni par des questions de contraintes budgétaires. C’est à eux de faire valoir la nécessité absolue d’avoir des publics nombreux et représentatifs de la diversité de tous les habitants pour bien guider leurs choix, quelle que soit la difficulté de l’exercice pour le prestataire. C’est à eux de porter haut cette contrainte politique et de faire entendre que, aujourd’hui, tout projet qui n’est pas fait avec les gens est suspect d’être fait contre eux.
Ce ne sont pas des vœux pieux ; un grand nombre d’acteurs sont désormais mûrs. Malgré tous les défauts soulignés ici, habitants, élus, prestataires, experts, associations font preuve d’engagement, d’envie et d’énergie. Reste que tout ceci demeure fragile et la tentation jupitérienne n’est jamais très loin… C’est pour cela qu’il faut aujourd’hui une impulsion pour changer les règles du jeu, et c’est aux élus de la donner. Il en va de leur légitimité et, incidemment, de la capacité de la démocratie à peser pour que les transformations de nos territoires se fassent pour le bien de tous.
Bibliographie
- Blondiaux, L. 2008. « Le profane comme concept et comme fiction politique », in T. Fromentin et S. Wojcik (dir.), Le Profane en politique. Compétences et engagements du citoyen, Paris : L’Harmattan.
- Lefébure, P. 2007. « La CPDP [commission particulière du débat public] sur l’extension du tramway à Paris (2006) comme occasion d’interroger les ambiguïtés du débat public », in M. Revel, C. Blatrix, L. Blondiaux, J.‑M. Fourniau et B. Hériard Dubreuil, R. Lefebvre (dir.), Le Débat public : une expérience française de démocratie participative, Paris : La Découverte.