Les appels à projet innovants sont souvent présentés comme un levier de transformation des pratiques des acteurs de la production urbaine, tout particulièrement des promoteurs immobiliers. En effet, ces derniers sont désormais appelés à développer une réflexion de fond sur la programmation urbaine et les usages des espaces urbanisés, ainsi qu’à collaborer avec des opérateurs divers (start-ups, associations, artistes). En somme, les API favoriseraient la mutation des promoteurs de simples opérateurs économiques en véritables chefs d’orchestre des projets urbains.
Mais qu’en est-il en pratique ? Pour les promoteurs, la réponse à un appel à projet innovant s’inscrit dans la continuité des autres types de concours : il s’agit toujours de proposer le projet immobilier le plus attrayant pour une collectivité, afin d’obtenir les droits à construire associés. Alors que les discours présentant les évolutions en cours comme une rupture font souvent l’impasse sur la nature des pratiques précédentes, comment apprécier le caractère « innovant » des API du point de vue de la promotion immobilière ? Cet article propose de fournir quelques clés de lecture rendant compte autant des continuités que des modifications introduites par ce nouveau type de consultation.
Rentabilité et image, les deux invariants de tout appel à projet
Comment les promoteurs travaillaient-ils avant l’apparition des API ? S’il n’existe pas de réponse unique à cette question, on peut s’appuyer sur les discours des promoteurs eux-mêmes. Ainsi, un haut responsable au sein d’une major de la promotion immobilière, rompu depuis plusieurs décennies à l’exercice du concours, résume les choses sans ambiguïté : « pour gagner un concours, il y a deux facteurs : l’image et le fric ». Si cette formule n’a pas vocation à représenter l’ensemble d’une profession, elle permet d’identifier deux composantes majeures de la réponse à consultation.
D’une part, le « fric » correspond à l’offre financière que le promoteur est capable de proposer à la collectivité pour l’acquisition du terrain destiné à recevoir le projet immobilier. L’élaboration de cette offre nécessite de résoudre une équation à deux variables : d’un côté, le prix de vente des logements (ou de tout autre produit immobilier) qui, en augmentant, fait s’élever le montant proposé pour acquérir les terrains ; d’un autre côté, le volume des constructions autorisées, chaque mètre carré supplémentaire contribuant mécaniquement à gonfler l’offre financière faite à la collectivité, tout en permettant de conserver des prix de sortie raisonnables. Dans la plupart des cas, les promoteurs sont d’abord tentés d’actionner le levier de la densification par le biais d’un projet plus volumineux. Il revient alors aux règlements d’urbanisme (en amont du projet) et aux agences d’architecture (en aval du projet) de tenter de concilier les enjeux de densité avec la préservation des vues, de l’ensoleillement, des espaces extérieurs – en somme de la qualité de vie des futurs habitants. La surdensité doit en quelque sorte être « absorbée », ajustée par la qualité du projet architectural et urbain, sans compromettre les prix de vente.
D’autre part, l’« image » décrit l’ensemble des supports visuels (perspectives, croquis, film) visant à convaincre le commanditaire de la qualité de l’insertion urbaine et architecturale du projet. Ces supports doivent être les plus aboutis et valorisants possibles durant la phase de concours. L’écueil est que la densification liée à la surenchère foncière conduit souvent à des impacts visuels négatifs sur la représentation du projet : la hauteur et la massivité des formes multiplient les vis-à-vis et les ombres portées, au détriment des perspectives et des vues sur le ciel. Les professionnels déploient alors de nombreux artifices pour limiter la visibilité de ces impacts et produire les images les plus flatteuses. On cherchera, par exemple, à cadrer les vues sur les aspects les plus attrayants du projet : les commerces et les halls d’entrée ; la toiture-terrasse accessible ; le restaurant panoramique – et qu’importe si ces locaux représentent la portion congrue des surfaces développées. En effet, les logements ou les bureaux ne se prêtent pas facilement à la représentation de l’animation urbaine, à plus forte raison lorsqu’ils se superposent en façades ordinaires. Dans les rares cas où l’on choisira quand même de les représenter, ce sera de manière sélective : la façade la plus élancée, l’appartement offrant la meilleure vue, la terrasse d’exception. Ainsi, le jeu de l’image est d’abord l’enjeu du hors-champ.
Discours, usages et modes de représentation, les nouveaux champs d’action des opérateurs immobiliers
La demande d’innovation de la part des collectivités dans le cadre des API a conduit à un renouvellement des modes de faire traditionnels de la promotion immobilière et à l’introduction d’outils plus complexes. L’image du projet tend à muter vers l’élaboration de véritables récits, qui viennent doubler la représentation architecturale. Le projet est censé dérouler une histoire (« storytelling ») présentant la façon dont le territoire sera utilisé et approprié par les usagers et les acteurs économiques, bien au-delà de simples considérations immobilières et architecturales ; l’attention se porte désormais sur l’économie circulaire, les circuits courts, les nouveaux usages urbains, qui doivent être intégrés au projet dès la phase de conception.
Les éléments graphiques eux-mêmes se renouvellent et s’adaptent à la stratégie de communication de chaque équipe. La traditionnelle perspective fait place à une constellation de modes de représentation : le projet se raconte à travers des bandes dessinées, des jeux de cartes, de schémas d’acteurs, etc. De même, l’aspect fini des constructions tend à s’effacer au profit d’une mise en scène des processus mis en œuvre, qui font l’objet de représentations spécifiques (photos de chantier, illustrations de procédés constructifs, maquettes techniques, schémas stratégiques).
On retrouve cette complexification des réponses dans le domaine économique. Les propositions financières en numéraire sont désormais complétées par des offres de services urbains dont le coût d’investissement est pris en charge, partiellement ou totalement, par les opérateurs. Les programmes immobiliers (logements, bureaux) intègrent donc des services privés à usage public (équipements sportifs, jardins ouverts au public, espaces de création artistique, etc.) dépassant le strict périmètre de l’opération de promotion. De cette façon, l’opérateur immobilier se positionne comme un « pourvoyeur d’aménités urbaines », au même titre que les collectivités lorsqu’elles prennent en charge la construction d’équipements publics.
Véritable innovation ou simple adaptation des pratiques ?
Les appels à projets innovants n’ont pas supprimé les enjeux d’image et de financement ; au contraire, ils semblent les avoir renforcés. Concernant la valorisation foncière, la médiatisation des concours et la mise en concurrence généralisée incitent les opérateurs à la surenchère. Certaines collectivités, comme la Ville de Paris, sont en mesure d’assumer des décotes et de sélectionner les projets sur des critères d’innovation. Toutefois, l’argument financier reste incontournable pour celles, majoritaires, d’abord soucieuses de valoriser leurs terrains. Du point de vue des productions graphiques, les différents projets lauréats témoignent de la persistance du recours aux perspectives photo-réalistes. Les API étant aussi des outils de communication politique, ils semblent plus que jamais indissociables des enjeux d’image. On assiste donc à une sophistication des outils du projet plutôt qu’à un véritable renouvellement.
Cela étant, les nouvelles attentes portées par les API ont aussi conduit les promoteurs immobiliers à adapter certaines de leurs pratiques. Ainsi, pour répondre à la demande de renouvellement des postures et des discours, les opérateurs ont élargi le champ des savoir-faire qu’ils mobilisent. Au-delà des partenaires issus de la société civile, la plupart des équipes de projet intègrent désormais des assistants à maîtrise d’ouvrage (AMO) dédiés spécifiquement aux enjeux d’innovation et de communication. Ces intervenants n’en restent pas moins des prestataires extérieurs, dont la présence relativise l’idée même de « bouleversement » du métier d’opérateur immobilier.
S’agissant de leur cœur de métier, les promoteurs ont été contraints d’adapter leurs bilans financiers à des programmes moins ou non rémunérateurs, mais créateurs de valeurs d’usage. La prise de risque économique est toutefois limitée par l’intervention des futurs opérateurs, selon un modèle classique de complémentarité entre investisseur et exploitant. Sur ce point également, il semble plus pertinent de parler de complexification des modèles économiques plutôt que de rupture dans les outils et les approches.
Finalement, ce sont les leviers de conviction des collectivités qui se diversifient : les discours se décentrent de l’objet architectural pour évoquer les fonctions urbaines, tandis que l’accent est mis sur la création de lieux hybrides à destination du grand public. Ici réside sans doute la principale innovation liée à l’apparition des API : on cherchait auparavant à masquer l’ordinaire du projet à travers la séduction des images ; on cherche désormais à dépasser la seule notion d’immobilier pour mettre en valeur les usages et les modes de vie. Malgré cette évolution, un écueil demeure : celui de valoriser l’accessoire au lieu de l’essentiel, en masquant derrière un discours d’innovation la permanence des modèles immobiliers existants.