« Réinventer Paris » (2016), puis « Inventons la Métropole du Grand Paris » (IMGP, 2017), « Imagine Angers » (2017), « Reinventing cities » (2018) et demain « Dessine-moi Toulouse » ou encore « Réinventons les villes moyennes » : les appels à projets urbains innovants (API) sont en passe de devenir un outil banalisé de la production urbaine. Il est sans doute encore trop tôt pour analyser l’ensemble des transformations attachées à la généralisation de ces consultations. Alors que la phase de mise en œuvre sera déterminante, il est fort probable que les projets livrés ne ressemblent pas tout à fait aux intentions initiales.
Toutefois, certaines conséquences des « Réinventer » sont déjà perceptibles. En faisant émerger des groupements aux configurations inédites, les API redistribuent le partage classique des rôles entre les opérateurs de l’aménagement et de l’immobilier. Cet article propose de documenter et de s’interroger sur ces évolutions, en s’appuyant sur un ensemble de retours d’expériences collectés dans le cadre d’une enquête auprès des différents acteurs impliqués dans la démarche « Inventons la Métropole du Grand Paris [1] ».
Vers un troisième âge des projets urbains ?
Les API constituent avant tout un révélateur de transformations à l’œuvre dans le milieu de l’aménagement en France depuis une trentaine d’années.
Les années 1980 et 1990 se caractérisent par la primauté des architectes dans la conception urbaine, dans une époque marquée à la fois par l’émergence des « starchitectes » (Camus 2016) et par l’avènement de la logique de projet urbain (Pinson 2009). Cet « urbanisme de composition » (Fromonot 2012) est porté par une génération d’architectes-urbanistes battant en brèche les méthodes ayant conduit à la planification moderniste. Dans le même temps, désireuses de stimuler leur attractivité territoriale, les collectivités recherchent des réalisations iconiques susceptibles de renouveler l’image de leur territoire.
Dans les années 2000, le leadership semble s’être déplacé du côté des paysagistes. Face à l’impératif du développement durable, ils tiennent le crayon non seulement pour mieux prendre en compte les enjeux environnementaux, mais aussi pour aménager les espaces publics et assurer l’articulation des échelles, de l’éco-quartier au « grand territoire ». Le plan guide de l’Île de Nantes constitue l’un des exemples les plus emblématiques de cette époque (Nicolas 2014).
Dans le contexte actuel régi par la course à l’innovation et une attention croissante accordée aux « usages », les appels à projets de type « Réinventer » viennent rebattre les cartes. Et si leur multiplication signalait l’émergence d’un troisième âge du projet urbain, centré sur la question programmatique [2] ?
Les « Réinventer » ou la primauté accordée à la programmation
L’une des principales spécificités des appels à projets urbains innovants consiste à inclure dès la phase de mise en concurrence des groupements la question de la programmation. En effet, jusqu’alors, les concours de maîtrise d’œuvre portaient en premier lieu sur la qualité du projet architectural, tandis que le choix du promoteur reposait sur le niveau de charge foncière qu’il était en mesure de proposer. Dans le cadre des ZAC, la programmation restait du ressort de l’aménageur, dans un dialogue avec les collectivités. Or, les API court-circuitent cette fonction traditionnelle des aménageurs, en invitant les groupements privés à être force de proposition sur le contenu même des projets candidats, de la destination des bâtiments à leurs usages finaux. D’abord expérimentée à l’échelle de l’opération immobilière par la consultation « Réinventer Paris », cette logique a été élargie à l’échelle du projet urbain avec « Inventons la Métropole du Grand Paris » (IMGP).
Ainsi, le contenu programmatique des projets apparaît comme un élément clé de la compétition entre les groupements candidats. Dans leurs retours d’expériences, presque tous les acteurs enquêtés, privés comme publics, ont indiqué que la programmation était le premier champ de propositions concerné par les innovations introduites par IMGP, devant la conception architecturale et la performance environnementale. Ce résultat aurait été impensable il y a encore dix ans. Par ailleurs, force est de constater que la mise en concurrence des équipes a conduit à une certaine surenchère programmatique, pas toujours en lien avec les besoins spécifiques des territoires. Entre espaces de coworking et de coliving, agriculture urbaine, fablabs et autres tiers-lieux culturels, les propositions inédites se sont multipliées, au risque de leur standardisation.
La primauté de la programmation sur la conception reste toutefois à nuancer. D’une part, les architectes continuent à occuper une place centrale dans les groupements, aux côtés des promoteurs-mandataires. D’autre part, les acteurs publics ne semblent pas encore prendre la pleine mesure de ce changement : interrogés sur le principal critère de sélection du lauréat par le jury, 48 % d’entre eux ont cité le projet architectural (contre 42 % pour la programmation).
Carte blanche ou zone grise ? Les ambiguïtés d’un cahier des charges ouvert
Une autre spécificité des « Réinventer » concerne la grande marge de manœuvre, y compris en termes programmatiques, laissée aux groupements candidats. Les API reposent, en effet, sur le principe de la « carte blanche », ce qui a donné lieu à de longues discussions préalables entre la Métropole du Grand Paris et les communes souhaitant participer à l’appel à projets : alors que la première souhaitait desserrer autant que possible les contraintes sur le contenu fonctionnel des projets, certains élus étaient réticents à laisser une véritable carte blanche programmatique, notamment dans le cas des sites situés dans un périmètre de ZAC, où une programmation avait déjà été définie par l’aménageur.
Dans IMGP 1, cette tension a été partiellement résolue par la rédaction de Conditions particulières de site (CPS) accompagnant le règlement général du concours à l’échelle des 61 sites. Toutefois, seules certaines communes en ont profité pour réintroduire des éléments de cadrage plus précis ; la plupart se sont cantonnées à des intentions très générales. Dans notre retour d’expérience consacré aux acteurs publics, un quart des répondants affirment avoir laissé de côté les éléments programmatiques pressentis sur le site IMGP afin de laisser une plus grande marge de manœuvre aux groupements.
Du côté des opérateurs privés, l’appropriation de cette carte blanche s’avère paradoxale. S’ils ont multiplié les programmes hybrides et supposés innovants pour proposer une offre différenciante, les promoteurs ont aussi tenté de devancer les attentes de la collectivité pour emporter les suffrages du jury. Ils sont ainsi 40 % à affirmer que la programmation proposée découle directement d’une demande de la collectivité (Greco, Josso et Rio 2018). Évacuée par la porte, la commande publique semble ainsi revenir par la fenêtre, mais sans forcément passer par la case aménageur.
Une programmation par l’offre plutôt que par la demande
Paradoxalement, ce troisième âge des projets urbains ne profite pas forcément aux programmistes (Zetlaoui-Léger 2009). L’analyse des groupements montre que les agences de programmation urbaine et architecturale, même les plus établies dans le marché des études (Attitudes urbaines, Alphaville, Katalyse, Ville ouverte, etc.), occupent une place modeste dans les nouvelles configurations de groupements.
Cette marginalité relative s’explique par un changement de pratique dans l’élaboration de la programmation des projets (Buffat et Meunier 2014). Celle-ci ne porte plus tant sur la qualification et la quantification des besoins du territoire (comme c’est traditionnellement le cas dans les diagnostics préalables à la création de ZAC) que sur le repérage de nouveaux concepts. Dit autrement, le contenu des projets n’est plus structuré par une estimation de la demande mais plutôt par la recherche de l’offre la plus attractive. Ainsi, près de la moitié des opérateurs interrogés estiment que « la proposition d’une offre différenciante » constitue le facteur déterminant de la programmation ; au contraire, ils ne sont que 12 % à mentionner « l’analyse du marché immobilier ». Cette situation s’explique sans doute par le fait d’avoir transposé à l’échelle du projet urbain (IMGP) une méthode d’abord expérimentée sur de petites parcelles, à l’échelle de projets immobiliers (« Réinventer Paris ») [3].
Dans le cadre des API, il semble que la programmation prenne désormais la forme d’une véritable quête de concepts programmatiques, accompagnée d’un important travail de recherche des partenaires associés, notamment du côté des exploitants. En effet, l’innovation programmatique n’est crédible que si elle peut s’appuyer sur un opérateur suffisamment solide pour la mettre en œuvre et garantir son modèle économique. Dans cette perspective, la liste des exploitants associés au groupement devient en quelque sorte le résumé de la programmation proposée.
Cet accent sur l’offre transforme la fonction – et donc le profil – des programmistes. Il s’agit avant tout d’identifier les « produits » programmatiques émergents, de repérer les exploitants les plus robustes et de consolider leur place dans les groupements aux côtés des promoteurs et des concepteurs. De fait, à la suite de « Réinventer Paris », les promoteurs ont été nombreux à développer des compétences en matière de sourcing, afin de pouvoir internaliser cette fonction stratégique.
Si l’hypothèse d’un troisième âge des projets urbains est sans doute à nuancer – en raison notamment des effets de sédimentation entre les périodes –, elle a le mérite de montrer que la vogue des « Réinventer » n’est pas qu’un effet de mode. La multiplication de ces démarches apparaît comme le symptôme d’une transformation durable de la fabrique urbaine, qui fait évoluer en profondeur les pratiques de programmation en privilégiant l’offre à la demande. En donnant une ampleur inédite à la recherche de concepts innovants, la diffusion des appels à projets urbains laisse néanmoins en suspens une question centrale : dans ce système d’acteurs reconfiguré, qui sera désormais chargé et capable de porter une attention et de répondre aux besoins des territoires et de leurs habitants ?
Bibliographie
- Buffat, M. et Meunier, F. 2014. « La programmation urbaine, entre projet politique et projet urbain », Métropolitiques, 28 mai.
- Camus, C. 2016. « À quoi servent les starchitectes ? », La Vie des idées [en ligne], 1er janvier.
- Fromonot, F. 2012. « Manières de classer l’urbanisme », Criticat, n° 8.
- Greco, L., Josso, V. et Rio, N. 2018. « La “carte blanche” d’Inventons la Métropole : 50 nuances de gris », Medium [en ligne].
- Nicolas, A. 2014. « Le projet urbain nantais : une mise à l’épreuve du modèle Bilbao », Métropolitiques, 23 juin.
- Pinson, G. 2009. Gouverner la ville par projet. Urbanisme et gouvernance des villes européennes, Paris : Presses de Sciences Po.
- Zetlaoui-Léger, J. 2009. « La programmation architecturale et urbaine. Émergence et évolutions d’une fonction », Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n° 24-25, p. 143-158.