L’aménagement urbain n’a que rarement pris en compte l’utilisation des espaces publics des quartiers populaires, laissant impensée la manière dont ils pouvaient générer et accommoder des activités improvisées. Parmi celles-ci, il est possible d’observer divers commerces, allant de l’alimentaire [1] au trafic de psychotropes, ainsi que des occupations de l’espace public comme des dépôts ou décharges d’ordures ménagères, d’encombrants, ou encore des services de proximité… La mécanique de rue fait partie de ces activités dessinant une géographie de la débrouille des quartiers populaires. L’emprise au sol de certains ateliers de réparation automobile est importante et le nombre de personnes qui vivent de cette activité atteste de son expansion très rapide en Île-de-France depuis une dizaine d’années. Ainsi, pour la seule ville de Stains [2], il a été possible de dénombrer plus de 300 mécaniciens informels, qui travaillent majoritairement en plein air. Cette présence très visible attire des critiques de la part d’élus qui la renvoient à l’univers de l’illégalité et au registre de la pollution visuelle tout en s’appuyant sur le refus supposé de cette pratique par les riverains [3].
La mécanique de rue se distingue des traditions ouvrières de petites réparations qui ont suivi la diffusion de l’automobile et ont longtemps été monnaie courante dans les quartiers populaires. Encore présentes dans la région lilloise (Collectif Rosa Bonheur 2014a, 2014b et 2017), ces traditions rappellent les pratiques d’appoint comme les jardins ouvriers (Weber 1989). À l’inverse, la mécanique de rue qui s’est récemment développée dans les quartiers populaires d’Île-de-France est davantage professionnelle. Ces ateliers à ciel ouvert ont vu le jour dans de nombreux quartiers populaires de périphérie, proposant des services de réparation automobile qui dépassent la simple vérification des niveaux ou le changement d’une roue crevée. Le terme « mécanique sauvage » est le plus couramment utilisé par les élus et techniciens [4] pour qualifier ces pratiques. Il témoigne d’un double rejet de l’activité par son assimilation à une activité illégale et aux dégradations supposées de l’espace public qu’elle occasionne. Il donne surtout une représentation biaisée d’une activité supposée illégitime alors qu’elle peut être vue comme une véritable ressource collective et un réservoir de savoir-faire : ce que nous préférons appeler une « mécanique clinique [5] ».
Cautionner ou refuser l’occupation de l’espace public : un dilemme pour les résidents
Outre les plaintes dont les municipalités font état, les riverains clients de la mécanique informelle peuvent avoir le sentiment de participer à la dégradation de leur cadre de vie. Quelques résidents rencontrés, minoritaires, nous ont dit ne pas y avoir recours, au prix de sacrifices importants, dans la mesure où passer par un garage classique diminue grandement leur reste à vivre [6] : « Ma voiture a été enfoncée, j’ai dû payer 1 061 euros, dont 400 de franchise, parce que je ne veux pas aller voir les mécanos du quartier, car ils salissent tout (huile de vidange, déchets par terre…). Typiquement, je devrais les solliciter, mais je résiste » (femme, 42-47 ans, CSL [7]).
La pratique de la mécanique en plein air semble aussi amplifier les conflits d’usage de l’espace public. Sa présence empêche les résidents de fréquenter les pelouses à proximité des ateliers : « Tu veux prendre l’air, ça dérange, car t’as plein d’huile par terre » (homme, 24-29 ans, CSL). Les résidents mentionnent des nuisances, comme la présence de carcasses de véhicules démontés ou la saleté dans les parkings : « Sale, il n’y a aucune notion de sécurité, les bidons d’huile sont par terre, c’est pas respectable. Il y a de l’huile partout. Quand vous passez dans la rue, c’est pas normal » (femme, 48-53 ans, CSL). Certains se sentent repoussés par ce qu’ils voient comme un stratagème d’éloignement : « L’essence sur la dalle pour éviter que les gens s’assoient ? » (femme, 54-59 ans, CSL). Mais la plainte principale concerne l’occupation de nombreuses places de parking : « Je suis obligée de me garer beaucoup plus loin, car ces mécanos ont pris dix places au moins » (femme, 54-59 ans, CSL). Pour d’autres, « Ça aurait pu être bien, si c’était organisé… à la sauvage, ils bloquent la rue… » (femme, 60-65 ans, La Prêtresse, Stains).
Renouvellement urbain contre économie locale
Dans certains quartiers de Stains et de Villiers-le-Bel, les conflits d’usage occasionnés par la mécanique de rue trouvent un écho dans les mesures des programmes de rénovation urbaine qui consistent à réglementer l’accès à l’espace public résidentiel : « rénovation » thermique et esthétique des immeubles, « résidentialisation » (Vallet 2014), installation de nouveaux dispositifs de récupération des déchets ménagers, percées pour créer de nouveaux axes de circulation aboutissent à la démolition plus ou moins partielle et toujours imposée de bâtiments (Deboulet et Lelévrier 2014). Ce processus mène le plus souvent à la construction de logements en accession à la propriété. Le réaménagement des espaces extérieurs vise alors à requalifier le quartier pour les résidents actuels et à en attirer de nouveaux. En regard de ces moyens considérables déployés par les pouvoirs publics pour modifier le peuplement de ces quartiers (Lelévrier 2018), les pratiques de mécanique ambulante, comme la plupart des activités non prévues, dérangent. S’il est fréquent que la mécanique de rue détériore un certain nombre d’aménagements (de nouveaux trottoirs par exemple), elle perturbe surtout l’ambition de normalisation de l’espace public et du cadre bâti portée par les acteurs de la rénovation urbaine. Ainsi, nous constatons que rien n’est prévu pour accueillir ce qui apparaît pourtant comme une activité économique professionnelle devenue indispensable à la survie des quartiers paupérisés (Collectif Rosa Bonheur 2014a-b et 2017).
Un service économique adapté au quartier
En dépit des plaintes récurrentes mises en avant par les pouvoirs publics pour justifier l’éviction de la mécanique de rue, la plupart des résidents ont recours à ses services. Ce paradoxe s’explique par le maintien de coûts qui la rendent accessible aux ménages des quartiers les plus pauvres d’Île-de-France, pour lesquels la voiture est indispensable à leur activité professionnelle et représente le seul moyen de « s’en sortir » (Le Breton 2005) [8]. La mécanique de rue permet à des ménages modestes de conserver l’usage de leur véhicule en leur offrant des coûts de réparation et d’entretien beaucoup plus accessibles que les garages classiques. Ainsi, pour un changement de kit de courroie de distribution, alors qu’un centre auto ou un garage facture en moyenne basse 536 euros [9], un mécanicien de rue demandera environ 150 euros. Cette différence met en évidence les « coûts importants que représente la mobilité […] pour les ménages des classes populaires » (Fol et Miot 2014). Ces secteurs sont souvent mal desservis par les transports en commun qui ne les mènent pas vers leurs lieux de travail. Par ailleurs, l’activité salariée se fait souvent en horaires décalés incompatibles avec les horaires du RER. En outre, avec des revenus moyens de 1890 euros, rares sont les ménages motorisés qui peuvent se payer des véhicules neufs. La mécanique de rue est alors adaptée à l’entretien de leur véhicule usagé. Les dilemmes moraux rencontrés par les résidents ne résistent souvent pas à la réalité économique :
D’un côté, elle me dérange pas, parce qu’ils font leur boulot, mais c’est pas légal… D’un autre, il y a de l’huile par terre, c’est sale… Mais pour les gens qui n’ont pas les moyens, c’est moins cher. Même parfois la voiture n’a rien, ils peuvent jeter un coup d’œil et ça coûte rien (femme, 24-29 ans, CSL).
Une panoplie complète de services inscrite dans une économie locale
Loin d’un bricolage improvisé, l’intervention des mécaniciens de rue va de l’entretien du véhicule au dépannage, en passant par le travail plus rare de carrosserie et d’électromécanique. L’électromécanicien assure le recablage complet ou partiel du véhicule. Les carrossiers proposent le remplacement ou le redressage d’une pièce de tôle, la peinture d’un véhicule, la remise en état d’une partie abîmée de carrosserie, ou encore le changement de pare-chocs. La mécanique de rue propose une gamme complète de services grâce à une compétence à traiter toute la panoplie des pannes et interventions sur les véhicules grâce à des pôles de spécialité qui font filière. En cas de surcharge d’activité, un mécanicien qui doit assurer une lourde réparation peut demander de l’aide à d’autres mécaniciens qui n’ont pas de client ou qui ont une réparation moins urgente à réaliser. Ils peuvent ainsi réparer des véhicules déclarés « économiquement non réparables » par les experts des sociétés d’assurance et garantir la contre-expertise après travaux.
Les mécaniciens gagnent en moyenne 1 400 euros par mois, mais cette somme cache de grandes disparités. Les plus bas revenus tournent autour de 300 euros, contre 2 200 euros pour les plus hauts. Avec ses gains mensuels, un mécanicien nourrit en moyenne huit personnes, dont près de trois enfants à charge. Il envoie près de 75 euros mensuels pour aider des membres de sa famille restés au pays. Autrement dit, l’essentiel du chiffre d’affaires est dépensé localement.
Des conditions de travail difficiles
La plupart des mécaniciens se déplacent d’un endroit à un autre (essentiellement dans la commune, mais aussi dans un bassin d’activité plus vaste) en fonction des types de réparation. Certains travaillent dans la rue (emplacements de parking, trottoir ou chaussée) tandis que d’autres, plus rares, louent un box de parking. Généralement, un dispositif symbolique de clôture de ces espaces de travail est progressivement mis en place par ces professionnels pour marquer un territoire approprié plus ou moins durablement. D’autres réparateurs travaillent dans des box fermés dans des pavillons. L’illégalité cumulée de l’activité non déclarée et de l’occupation de l’espace public force les mécaniciens à exercer dans des conditions matérielles très difficiles, exposées aux aléas climatiques et sans confort.
L’implantation de l’activité répond la plupart du temps à trois critères : proximité du domicile, proximité de la clientèle et inscription dans un réseau professionnel (collègues susceptibles de mutualiser l’activité-espaces et proximité des fournisseurs de pièces et autres matériaux).
Source : Fusion des données des enquêtes RAVIMEC et AMERICAS.
Les enquêtes révèlent que la plupart des mécaniciens n’ont pas commencé leur activité en France (Jacquot et Morelle 2018). Ils ont été formés et ont exercé dans des pays où les faibles ressources portent à la réparation.
Distribution des mécaniciens dans les trois grands domaines du métier : mécanique générale, tôlerie/carrosserie/peinture et électro-électricité auto. Près de sept individus sur dix ont une formation en mécanique générale, un peu plus d’un réparateur sur dix a une formation mixant mécanique générale et tôlerie/carrosserie/peinture, et un sur dix cumule une formation mécanique générale avec électro-électricité auto. Seules sept personnes sur cent ont été formées exclusivement en tôlerie/carrosserie/peinture. En somme, la formation de base est celle de mécanique générale à laquelle s’ajoute pour certains une spécialité complémentaire (source : Fusion des données des enquêtes RAVIMEC et AMERICAS).
Les mécaniciens rencontrés viennent de plus de 40 villes à travers le monde, principalement en Afrique de l’Ouest et centrale [10]. Ils importent et font vivre des savoirs menacés de disparition dans les établissements classiques de mécanique auto des pays du Nord.
Source : Fusion des données des enquêtes RAVIMEC et AMERICAS.
Des garages collectifs pour améliorer l’attractivité du territoire
Si la mécanique de rue porte atteinte à l’environnement local par ses déchets, notamment ses huiles, elle le préserve aussi par la réparation et le réemploi de matériaux. Les mécaniciens de rue pratiquent ainsi une « mécanique clinique » consistant à réutiliser des pièces d’occasion et à réparer les parties défectueuses, plutôt que d’utiliser des pièces neuves. L’autre trait majeur de cette pratique professionnelle est de correspondre à peu de frais aux normes de sobriété désormais inculquées dans les quartiers prioritaires pour responsabiliser les locataires face aux injonctions du développement durable (Roudil 2018).
La mécanique de rue mérite aussi d’être évaluée par les pouvoirs publics et les protagonistes de la politique de la ville à l’aune de ses capacités à augmenter le reste à vivre des familles les plus modestes dans les quartiers populaires. Un compromis reste donc à trouver pour ne pas grever l’action de la politique de la ville en faveur de l’amélioration de l’image des quartiers populaires. Les projets de garages collectifs tentent justement de répondre à ce défi. Garages associatifs, garages solidaires, self-garages, garages collaboratifs, et autres garages coopératifs renvoient à des localités, des modèles économiques et des types de réparation eux aussi pluriels. À Stains et à Villiers-le-Bel, des projets financés par des partenaires nationaux ou régionaux [11] préconisent la création d’un ensemble d’ateliers coopératifs après une première phase d’incubation (période de test de la viabilité du modèle économique) et d’accompagnement vers un mode d’exercice et une reconnaissance statutaire (apprendre à passer à une activité plus formelle, par exemple, au moyen de la validation des acquis professionnels). Pourtant, les élus hésitent à considérer ces mécaniciens comme des acteurs et des interlocuteurs légitimes et rechignent à leur accorder toute reconnaissance symbolique. Leurs hésitations vis-à-vis des cités (Masclet 2003) entravent la coconstruction de projets pourtant adoptés par leurs habitants. Elles freinent le potentiel d’innovation et de transformation sociale que les édiles locaux appellent pourtant de leurs vœux. Pendant ce temps, la mécanique de rue continue à se développer et à être présentée comme un problème dans de nombreux territoires, niant le potentiel économique d’une activité mal-aimée et avec laquelle il faut dorénavant compter dans les banlieues populaires.
Bibliographie
- Collectif Rosa Bonheur. 2014a. « Comment étudier les classes populaires aujourd’hui ? Une démarche d’ethnographie comparée », Espaces et sociétés, n° 156-157, p. 125-141.
- Collectif Rosa Bonheur, 2014b. « Les garages à ciel ouvert : dynamiques sociales et de valorisation du capital des classes populaires dans un territoire désindustrialisé », Communication à la 14e Conférence internationale annuelle en sociologie du travail, Lille, 11-13 juin.
- Collectif Rosa Bonheur et al. 2017. « Les garages à ciel ouvert : configurations sociales et spatiales d’un travail informel », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 216-217, p. 80-103.
- Deboulet, A. et Lelévrier, C. (dir.). 2014. Rénovations urbaines en Europe, Rennes : Presses universitaires de Rennes.
- Fol, S. et Miot, Y., 2014. « Ancrage, mobilités et régénération urbaine : les limites des injonctions politiques », in S. Fol, Y. Miot, C. Vignal (dir.), Mobilités résidentielles. Territoires et politiques publiques, Villeneuve d’Ascq : Presses du Septentrion.
- Giordano, D. 2016. « Ethnographie du mécanicien de rue : une figure entre le formel et l’informel », in J.-A. Calderón, L. Demailly et S. Muller (dir.), Aux marges du travail, Toulouse : Octarès, p. 134-149.
- Jacquot, S. et Morelle, M. 2018. « Comment penser l’informalité dans les villes “du Nord”, à partir des théories urbaines “du Sud” ? », Métropoles [en ligne], n° 22.
- Le Breton, E. 2005. Bouger pour s’en sortir, Paris : Armand Colin.
- Lefrançois, D. 2006. Le Parking dans le grand ensemble. Entre habiter, circuler, travailler, se récréer un espace approprié, thèse de doctorat en urbanisme, Université Paris-Est Créteil.
- Lelevrier, C. 2018. « Rénovation urbaine et trajectoires résidentielles. Quelle justice sociale ? » Métropolitiques [en ligne]. 12 mars.
- Masclet, O. 2003. La Gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué, Paris : La Dispute.
- Roudil, N. 2018. De la ville sûre à la ville sobre : normalisation des conduites et fabrique de la ville, Mémoire original d’Habilitation à diriger des recherche, Section 19, Université de Strasbourg.
- Vallet, B. 2014. « Itinéraire, réception et mise en projet de l’idée de résidentialisation », in A. Deboulet et C. Lelévrier (dir.), Rénovations urbaines en Europe, Rennes : Presses universitaires de Rennes, p. 303-316.
- Weber, F. 1989. Le Travail à-côté. Étude d’ethnographie ouvrière, Paris : INRA.
- Weber, F. 2008. Le Travail au noir : une fraude parfois vitale ? Paris : Éditions Rue d’Ulm, « La rue ? Parlons-en ! ».
- Wenglenski, S. 2003. Une mesure des disparités sociales d’accessibilité au marché de l’emploi en Île-de-France, thèse de doctorat en urbanisme, aménagement et politiques urbaines, Université Paris-12.