La participation constitue un mot d’ordre des politiques de la ville en France. Fondés sur une lecture culturalisée et psychologisée des problèmes sociaux, les dispositifs participatifs des politiques publiques qui ciblent les quartiers pauvres et leurs habitants s’appuient sur des logiques et des pratiques de « gouvernance relationnelle » (Haapajärvi et al. 2023 ; Vollebergh et al. 2021). Ils visent à résoudre des problèmes sociaux urgents – comme le chômage, la pauvreté ou l’isolement – par la transformation de la quantité, de la qualité et de la configuration des relations qui attachent les individus précaires les uns aux autres ainsi qu’aux agents et aux institutions de l’État. Ces politiques envisagent dans cette perspective la participation des habitants des quartiers prioritaires à des ateliers, projets et comités organisés à l’échelle du quartier comme un outil de réhabilitation de leur estime de soi et de leur capacité d’agir, mais aussi comme un moyen de gagner en reconnaissance et en respect en tant que citoyens.
La participation n’est cependant pas sans risque pour les individus et les groupes qui acceptent de s’engager dans la vie civique locale. Elle peut même au contraire s’avérer périlleuse pour les migrants et les minorités confrontés au « paradoxe de participation » (Klarenbeek et Weide 2020) : enjoints à se comporter comme des citoyens actifs et engagés, ils courent en effet le risque d’être désignés comme des agents antisociaux s’ils s’écartent de ce que les autorités publiques considèrent être les modes appropriés de participation civique.
En vue de décrire ce mécanisme, cet article s’appuie sur une enquête ethnographique réalisée entre 2011 et 2015 au sein de la maison de quartier de Tiercy [1], un quartier prioritaire situé dans le nord-est de l’agglomération parisienne (Haapajärvi 2022). À la suite de la classification du quartier en zone urbaine sensible (ZUS) en 1996, la maison de quartier, initialement fondée et gérée par des associations locales, fut « municipalisée », suivant une trajectoire similaire à celle d’autres quartiers ciblés par les politiques de la ville (Tissot 2007). Concrètement, son bail fut transféré à la municipalité et son équipe associative remplacée par des animateurs employés par la ville dans l’objectif de favoriser la cohésion sociale, supposée mise à mal par la désorganisation du quartier et l’isolement de ses habitants. Au moment de mon enquête, de nombreux habitants de longue date de Tiercy s’insurgeaient encore contre ce qu’ils considèrent comme une « confiscation » de leur maison de quartier par les autorités publiques, tandis que les professionnels se méfiaient des mobilisations collectives des habitants. Cet article revient sur une séquence d’événements qui a abouti à l’éloignement de la maison de quartier du leader d’une association civique locale, sur la base d’accusations de « communautarisme ».
Une « soirée solidaire » qui tourne au vinaigre
La séquence observée a mis en présence trois acteurs ayant chacun une vision singulière de la vie civique locale et des règles intangibles de la participation : Abdoulaye, le président de l’Association Jeunes à Tiercy (AJT), originaire du Sénégal, Pierrette, sa voisine non immigrée résidant à Tiercy depuis 1983, et Gilles, le directeur de la maison de quartier, en poste depuis peu.
Un soir de novembre, l’AJT organise une « soirée solidaire » à la maison de quartier. De 18 h à 22 h, des jeunes gens se rassemblent pour écouter de la musique, assister à des performances de danse et profiter de rafraîchissements vendus au profit de l’association. Les participants à l’événement sont des habitants du quartier, dont de nombreux jeunes hommes noirs et arabes. En d’autres termes, l’événement organisé par l’AJT a réussi à mobiliser une des catégories prioritaires des politiques de la ville : les jeunes habitants précaires de la cité. Pour Abdoulaye, habitant du quartier engagé depuis peu dans la vie associative locale, la soirée constitue l’occasion de gagner en crédibilité auprès des autorités publiques : cela implique de faire respecter l’ordre normatif de la maison de quartier, tout en devant apparaître comme un membre loyal de la minorité sahélienne à laquelle son association s’adresse en priorité, en somme comme quelqu’un d’« authentique » et capable de défendre les intérêts de ce groupe.
Au cours de la soirée, les tentatives d’Abdoulaye de satisfaire ces deux exigences se trouvent compromises par deux éléments : un « inch’Allah » prononcé sur la scène de la maison de quartier par les musiciens et la présence à proximité de l’institution publique d’hommes collectant de l’argent pour un projet de construction de mosquée. Ces deux éléments circonstanciels alertent Pierrette, habitante de longue date de Tiercy, venue à l’événement à l’invitation de son voisin Abdoulaye, dont elle dit admirer l’engagement en faveur des jeunes de la cité. Au lendemain de la soirée, Pierrette affirme avoir fait part de ses préoccupations à Abdoulaye : « Je lui ai dit que j’avais eu l’impression que certaines actions n’étaient pas appropriées, comme dire inch’Allah ou collecter de l’argent pour une mosquée. Je lui ai dit que j’avais tendance à penser que si quelqu’un comme moi avait participé à l’événement, il ne se serait pas senti très bien accueilli. » Mais en l’absence de réponse satisfaisante, c’est-à-dire d’un désaveu ferme de toute expression d’identité minoritaire dans l’espace public, elle se résout à contacter Gilles, le directeur de la maison de quartier, afin de lui signaler des pratiques qu’elle considère comme inacceptables car entrant en conflit avec sa conception de la maison de quartier comme un espace « civique », où les affirmations d’une identité religieuse particulière n’ont pas leur place.
Après consultation de ses collègues, Gilles prend la décision d’imposer des conditions strictes mais quasiment impraticables aux activités ultérieures de l’AJT. Abdoulaye est ainsi appelé à « exclure les éléments communautaristes de l’AJT », alors que ni les musiciens ni les hommes en charge de lever des fonds pour la construction d’une mosquée ne sont des membres de l’association. Il est aussi enjoint de coopérer avec d’autres associations locales dans l’organisation d’événements ultérieurs – tâche difficile dans un quartier où le tissu associatif s’est décousu dans les années 2000.
En réaction aux accusations formulées, Abdoulaye choisit de se retirer de la maison de quartier, de faire profil bas et de gérer les activités principales de l’association – aide aux devoirs pour les enfants et assistance administrative aux familles – à partir d’un petit local situé au pied de son unité d’habitation.
Stigmatisation « communautaire » en contexte institutionnel
La chaîne d’événements aboutissant à l’éloignement de l’AJT de la maison de quartier illustre la façon dont le stigmate opère en lien avec l’étiquetage des membres des minorités racialisées (en l’occurrence les migrants musulmans postcoloniaux) comme de dangereux « communautaristes » hostiles aux principes « républicains » d’universalisme, d’individualisme et de laïcité (Dhume-Sonzogni 2016 ; Mohammed et Talpin 2018). Elle montre en particulier que les acteurs impliqués dans le processus de stigmatisation – Abdoulaye, Pierrette et Gilles – attribuent des objectifs variés à la maison de quartier. À la tâche d’inciter la jeunesse à prendre part à la vie civique locale, ils associent des objectifs secondaires allant de l’assistance à la minorité sahélienne défavorisée (Abdoulaye), au renforcement de la sécurité (Pierrette) et à la socialisation aux normes de participation promues par les politiques publiques (Gilles). Les trois acteurs diffèrent également quant à leur acceptation des mobilisations collectives portées par les minorités dans l’espace de la maison de quartier : alors que l’AJT s’appuie sur les sentiments de solidarité de la population sahélienne locale pour mobiliser des familles précaires et isolées, Pierrette se montre intolérante vis-à-vis des mobilisations des minoritaires dans l’espace de la maison de quartier qu’elle envisage comme « civique ». Cette démarcation stricte des espaces l’amène à s’engager pour la préservation de la qualité « neutre » de l’institution qui tente de fédérer la vie civique locale.
Ces observations mettent en lumière les relations asymétriques qui structurent le champ local de la participation. Les suites de la « soirée solidaire » organisée par l’AJT permettent ainsi d’identifier un premier axe qui différencie les professionnels en charge de la mise en pratique des politiques publiques des habitants locaux qui les reçoivent. Cet axe place Gilles et le personnel de la maison de quartier dans une position dominante : ils sont en effet investis de la responsabilité de définir les règles de la vie civique, d’en contrôler le respect effectif et de corriger les engagements des citoyens-participants. Pierrette est catégorisée comme faisant partie des « habitants », destinataires plutôt qu’acteurs des politiques publiques. Abdoulaye se situe quant à lui dans une position intermédiaire et ambivalente : partenaire des autorités locales en tant que président d’association, il est à la fois un des agents de la mise en pratique des mesures participatives et un habitant ordinaire du quartier.
Par ailleurs, la décision de Gilles de réagir à la suite de l’expression du mécontentement de Pierrette suggère que le champ de la participation est structuré par un second axe qui différencie les acteurs en présence selon leur statut (citoyens français et blancs vs membres des minorités racialisées). La mise à l’écart d’Abdoulaye de la maison de quartier de Tiercy met ainsi en évidence le statut précaire et provisoire des citoyens appartenant aux minorités racisées devant les autorités publiques, même quand ils y occupent des positions de pouvoir et de responsabilité (Mohammed 2018 ; Talpin et al. 2021). En d’autres termes, la présence des définitions concurrentes des modes appropriés de participation civique et les relations sociales asymétriques produisent des « principes d’interaction racialement différenciés » (Rawls et al. 2018) : quand les autorités publiques engagent des actes de « civisme disciplinaire », les citoyens appartenant aux minorités racisées sont contraints d’accomplir des performances de « civilité soumise » pour faire la preuve de leur caractère inoffensif et de leur volonté de coopérer.
De l’atteinte à la personne à l’atteinte à la démocratie
Cette étude de cas montre que si la notion de « communautarisme » a pu être considérée comme un « tigre de papier », comme un artefact issu de discours politiques (Simon 2018), elle est aussi productrice d’effets tangibles sur les citoyens minoritaires. En dépit des différences de leurs positions, perspectives et actions, Abdoulaye, Pierrette et Gilles s’efforcent tous de gérer la tension entre le cadre normatif républicain de la maison de quartier et des conceptions plus pluralistes du vivre-ensemble. Mais alors qu’Abdoulaye et Gilles ont une conscience aiguë de la situation complexe, Pierrette apparaît incapable de problématiser non seulement les modes de participation locales de ces concitoyens minoritaires, mais aussi les conséquences de sa propre action sur ces derniers. Ce manque de distance réflexive, peut-être attribuable avant tout à la circulation intense de la notion du « communautarisme » dans l’espace politique français, apparaît comme un élément non négligeable de l’émergence du stigmate dans le contexte de la maison de quartier.
Le cas étudié suggère alors que si la stigmatisation fonctionne comme un des principaux mécanismes d’exclusion raciale dans les sociétés qui ont mis un terme à la ségrégation institutionnelle, à l’instar des États-Unis ou de l’Afrique du Sud (Desmond and Emirbayer 2015 ; Lamont et al. 2016), elle s’avère particulièrement saillante dans le contexte français où la race est historiquement désavouée en tant que principe d’identification et de catégorisation, et donc, en théorie, de discrimination. Or, comme le montrent les événements analysés, la stigmatisation produit des effets de racisme institutionnel : elle active des discours et pratiques enracinés dans les organisations publiques qui assignent à des positions d’infériorité, voire d’extériorité, des individus et des groupes (Phillips 2011). Dans le contexte français, la stigmatisation appuyée sur des accusations de « communautarisme » est particulièrement efficace, car elle permet de séparer les citoyens conformes aux normes « républicaines » d’intégration sociale – universalisme, individualisme, laïcité – de ceux qui sont perçus comme incarnant l’exact inverse de ces principes, les migrants postcoloniaux et musulmans en particulier.
Le stigmate « communautaire » n’est en effet pas une question de préjugés individuels, mais le produit des luttes pour l’égalité citoyenne qui se déploient dans des contextes institutionnels ancrés dans les relations de pouvoir, sociales et raciales, qui caractérisent la société française et au sein desquelles les membres des minorités raciales souffrent d’un déficit de crédibilité en tant qu’acteurs civiques et politiques. Il est aussi un indice saillant des dysfonctionnements des politiques publiques qui visent les quartiers prioritaires et en particulier de la difficile prise en charge des expériences et des mobilisations politiques ordinaires des citoyens minoritaires (Carrel 2023). Enfin, ce stigmate « communautaire » ne porte pas seulement atteinte à la valeur personnelle des citoyens individuels, mais aux principes fondateurs des démocraties libérales. Une menace antidémocratique plane au-dessus des institutions publiques qui font cohabiter les idéaux universalistes et égalitaires avec des tendances paternalistes et excluantes : le contrôle vertical des modes de participation locale implique en effet le risque d’aboutir à la répression des mobilisations ordinaires portées par les citoyens appartenant à des minorités racisées.
Bibliographie
- Carrel, M. 2023. « Discriminations et politisation ordinaire dans les quartiers populaires. Une absence de débouchés hautement inflammable », Métropolitiques, 30 novembre 2023.
- Desmond, M. et Emirbayer, M. 2015. Race in America, New York : W. W. Norton & Company.
- Dhume-Sonzogni, F. 2016. Communautarisme : enquête sur une chimère du nationalisme français, Paris : Demopolis.
- Haapajärvi, L. 2022, « The communitarian stigma. Stigmatization as a mechanism of institutional racism in France », Ethnography.
- Haapajärvi, L. et al. 2023. « Introduction. Gouverner par les liens », Participations, n° 36, p. 7-30.
- Klarenbeek, L. et Weide, M. 2020. « The participation paradox : demand for and fear of immigrant participation », Critical Policy Studies, vol. 14, n° 2, p. 214-232.
- Lamont, M. et al. 2016. Getting Respect : Responding to Stigma and Discrimination in the United States, Brazil, and Israel, Princeton, NJ : Princeton University Press.
- Mohammed, M. 2018. « Stigmatiser pour “mieux” gouverner la ville. Accusation de “communautarisme” et répression politique à l’échelle locale », in M. Mohammed et J. Talpin (dir.), Communautarisme ?, Paris : PUF, p. 69-84.
- Mohammed, M. et Talpin, J. 2018. Communautarisme ?, Paris : PUF.
- Phillips, C. 2011. « Institutional racism and ethnic inequalities : an expanded multilevel framework », Journal of Social Policy, vol. 40, n° 1, p. 173-192.
- Rawls, A., Duck, W. et Turowetz, J. 2018. « Problems establishing identity/residency in a city neighborhood during a black/white police-citizen encounter : reprising Du Bois’ conception of sbmission as “submissive civility” », City & Community, vol. 17, n° 4, p. 1015-1050.
- Simon, P. 2018. « Le tigre de papier communautaire », in M. Mohammed et J. Talpin (dir.), Communitarisme ?, Paris : PUF, p. 41-54.
- Talpin, J. et al. 2021. L’Épreuve de la discrimination, Paris : PUF.
- Tissot, S. 2007. L’État et les quartiers : genèse d’une catégorie de l’action publique. Paris : Éditions du Seuil.
- Vollebergh, A., de Koning, A. et Marchesi, M. 2021. « Intimate states : techniques and entanglements of governing through community in Europe », Current Anthropology, vol. 62, n° 6, p. 741-770.