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Débats

De Vélib’ à Autolib’. Les grands groupes privés, nouveaux acteurs des politiques de mobilité urbaine

Quatre ans après Vélib’, Paris a inauguré en décembre 2011 le plus grand système de voitures électriques en libre-service du monde. Au-delà des polémiques sur la viabilité économique et technique d’Autolib’, la généralisation des services de mobilité en libre-service consacre l’entrée des grands groupes privés dans la fabrique des politiques urbaines, contribuant à privatiser les espaces publics et à redéfinir la notion de service public.

Avec l’inauguration d’Autolib’ le 5 décembre 2011, Paris est devenue la capitale de la mobilité en libre-service. Depuis l’implantation de Vélib’ en 2007, la ville possédait déjà le système de vélos en libre-service le plus ambitieux du monde avec ses 20 600 vélos répartis sur 1 451 stations. Comme Vélib’, Autolib’ et ses 3 000 véhicules électriques répartis sur 1 200 stations [1], auxquels s’ajouteront environ 6 000 bornes de recharge, entend « révolutionner » [2] la mobilité des Parisiens grâce à l’utilisation collective de modes de déplacement longtemps pensés comme individuels. Derrière l’innovation de ces deux services se cache une transformation moins médiatisée : l’émergence de nouveaux acteurs privés dans la fabrique de la ville. La gestion de la mobilité est dorénavant organisée par des grands groupes de service urbain cotés en bourse, tels que JCDecaux et Bolloré, en partenariat avec les pouvoirs publics municipaux. Ce faisant, la mobilité en libre-service participe d’une nouvelle forme de privatisation de la ville, s’ajoutant à des modalités plus anciennes de gestion des services urbains par de grands groupes privés (Baraud-Serfaty 2011) : à travers la création de nouveaux marchés urbains, les acteurs de la mobilité en libre-service s’approprient à la fois des savoirs et des espaces publics (Huré 2010). Dans quelle mesure la participation de ces nouveaux acteurs dans la conduite des politiques publiques transforme-t-elle le rôle des institutions dans la gestion urbaine ? Quels sont les gagnants et les perdants de ces recompositions ?

Le libre-service : mode de transport ou modèle d’action publique ?

La mobilité en libre-service rassemble. Elle rassemble non seulement des usagers autour de nouvelles pratiques, mais aussi des modes de transport – la bicyclette, l’automobile – dont les représentations se sont construites en opposition depuis plus de quarante ans, notamment à Paris (Flonneau 2005). Cette opposition s’est traduite par une « bataille de la route » pour le partage de l’espace public dans la ville (Passalacqua 2010). Comment ces deux modes de transport ont-ils pu suivre une évolution identique vers le libre-service ? Le concept de libre-service en ville a en réalité connu trois grandes phases d’innovation : il est d’abord apparu dans le monde associatif, avant d’être approprié et mis en œuvre par les pouvoirs publics municipaux, puis de connaître des formes de privatisation.

Dans sa première phase associative, le concept de mobilité en libre-service est le résultat du mariage entre « la carpe et le lapin », entre mouvements libertaires et société de consommation. En effet, les vélos en libre-service apparaissent à Amsterdam en 1965 dans le monde associatif proche des milieux libertaires. Un collectif, Provo, propose alors à la municipalité de financer un parc de 20 000 vélos collectifs ; le refus des autorités publiques conduit les membres de l’association à réparer les bicyclettes abandonnées dans les rues de la ville, puis à les peindre en blanc et à les mettre à la libre disposition des habitants sous l’appellation witte fietsen (« vélos blancs »). De la même manière, le concept de voiture en libre-service se développe à la fin des années 1990 dans le monde associatif, notamment en Suisse et aux Pays-Bas, mais aussi à Rome, sous l’impulsion de l’association environnementaliste Legambiente Lazio. Ces acteurs associatifs de l’innovation ont construit une véritable expertise en matière de mobilité, qui leur permet de légitimer progressivement leur place dans la production de la cité.

La mobilité en libre-service devient ensuite un service pris en charge par les autorités publiques. Elle s’institutionnalise dès 1976 à La Rochelle avec les 300 « vélos municipaux » de Michel Crépeau [3]. Le concept est alors définitivement stabilisé : il s’agit d’organiser un système de location de bicyclettes à partir de stations fixes couvrant un territoire défini. Si le partage et la libre appropriation s’affichent comme de nouvelles valeurs, les moyens de contrôle de l’utilisation ne sont pas absents et s’appuient notamment sur des comités d’usagers (surveillance citoyenne) et sur des contrôles d’identité (surveillance municipale). La prise en charge publique – en régie – de la mobilité en libre-service marque également une seconde phase de développement du concept pour l’automobile. Une expérience est menée par la municipalité de Rome dès 2005 avec l’opération Roma Carsharing. À Lyon, les réflexions de l’association La voiture autrement conduisent les pouvoirs publics à élaborer un premier système baptisé Autolib’ en 2007 ; l’appellation fera l’objet d’un accord avec la ville de Paris pour son utilisation. Cette seconde phase d’innovation publique est marquée par des processus de coproduction de l’action urbaine avec les associations à travers une participation de ces dernières et un recyclage de leurs savoirs.

Dans un troisième temps, les grands groupes privés de service urbain s’approprient le concept de libre-service et introduisent à leur tour des innovations. À Lyon, la société JCDecaux implante en 2005 un système de vélos en libre-service à une vaste échelle. Le lieu n’est pas choisi au hasard puisque Lyon représente la ville où l’entreprise, numéro un mondial du marché de mobilier urbain, a implanté ses premiers abribus en 1965. Dans un autre contexte, Bolloré effectue une entrée spectaculaire dans la gestion des services urbains avec Autolib’. Ces deux entreprises ont développé une stratégie commune : faire de Paris une « vitrine mondiale » pour exporter leur produit et leur image à l’international. L’innovation privée repose non seulement sur les capacités industrielles et d’investissement des groupes (30 millions d’euros pour la batterie électrique de la Bluecar proposée par Bolloré), mais aussi sur l’incorporation de nouvelles technologies de l’information et d’un système entièrement automatisé. L’émergence des acteurs privés contribue à rompre le système de coproduction de la ville – associative-publique – à l’origine de la mobilité en libre-service, avec la mise en place de partenariats entre le public et le privé. Ce changement écarte les associations traditionnelles du jeu de la décision, mais transforme aussi en profondeur l’économie des services urbains.

De la privatisation de l’espace public…

Cette recomposition dans le jeu des acteurs n’est pas sans conséquence sur l’organisation spatiale de la ville. La mobilité en libre-service se caractérise, en effet, par une occupation croissante de l’espace public par les grandes firmes.

À Paris, les stations pour les vélos et les voitures, mais aussi les bornes pour recharger les batteries des Bluecars, sont autant de lieux où se déploie la promotion des entreprises. Cette présence des grands groupes dans l’espace public est particulièrement visible dans le cas de JCDecaux ; elle fait même partie du modèle économique de l’entreprise. En effet, les Vélib’, ainsi que d’autres services, sont financés par les recettes de la publicité affichée sur les mobiliers JCDecaux. Depuis les années 1970, l’espace parisien s’est ainsi transformé en une jungle touffue de mobiliers (Carmona 1985) : abribus, panneaux d’affichage, signalisation, bancs, cabines téléphoniques, plaques de rue, éclairage, corbeilles, sanitaires, journal d’information municipale, auxquels s’ajoute aujourd’hui le système Vélib’. Ce foisonnement témoigne de l’emprise de JCDecaux sur l’espace public. De la même manière, la municipalité parisienne a concédé à Bolloré de très nombreuses places de stationnement. Et ne pourrait-on pas voir apparaître prochainement des annonces publicitaires sur les Bluecars ?

Dans ce modèle, l’occupation de l’espace public entraîne une forte dépendance des pouvoirs publics envers les entreprises. En effet, le changement de prestataire sur ce type de service constitue un risque politique majeur, celui de « mettre la ville en chantier » à travers le démontage de l’ensemble des mobiliers implantés. L’exemple de Rennes en 1998 a montré combien il était difficile de changer de prestataire de mobilier urbain [4]. Aussi les liens entre l’institution publique et le prestataire choisi à l’origine conduisent-ils à inscrire la mobilité en libre-service dans la durée.

… à la redéfinition de la notion de service public ?

La mobilité en libre-service contribue également à la remise en cause de certains acteurs traditionnels de la gestion des services urbains. Ainsi, les actions en justice des professionnels de la location se multiplient, notamment pour « concurrence déloyale » : à Lyon en 2005 contre Vélo’v, à Paris en 2011 contre Autolib’, où l’Union des loueurs professionnels (Ulpro) a engagé une action pour dénoncer « les aides financières et les 24 kilomètres de voirie qui ont été privatisés pour Autolib’, qui bénéficie d’un tarif préférentiel pour le stationnement de 750 euros par an et par voiture, un prix deux fois inférieur au marché » [5].

Mais l’entrée en scène des acteurs privés dans la mobilité en libre-service conduit surtout à s’interroger sur la notion de service public. Historiquement, les débats concernant l’activité de JCDecaux se sont soldés en 1978 par la non-qualification de ses prestations en qualité de « service public » [6]. Le débat a resurgi avec l’implantation des vélos en libre-service. La dénomination de « transport public individuel » employée par les élus témoigne des hésitations de terminologie liées au partenariat public-privé. En attendant d’éventuels jugements, la situation d’Autolib’ est plus claire, puisque Bolloré exerce son activité dans le cadre d’une délégation de service public. Ainsi, en proposant une disponibilité des services 24 heures sur 24, la mobilité en libre-service peut offrir une complémentarité avec les transports collectifs.

Dans ce contexte, le rôle des pouvoirs publics s’est transformé. Leur action est désormais moins centrée sur le pilotage des services que sur le contrôle juridique de l’accord contractuel et sur l’évaluation des prestations des entreprises : les institutions publiques agissent comme des régulateurs d’un espace urbain de plus en plus envisagé comme un vaste marché. Toutefois, on observe symétriquement un renforcement du contrôle public des activités des grands groupes privés, notamment à travers des processus de négociation permanente, le développement de la juridicisation de l’action publique (Duran 2009) et la production d’une (contre-)expertise. Pour mettre en œuvre cette dernière, les institutions publiques peuvent s’allier avec des communautés d’usagers de mieux en mieux organisées : à Bruxelles le comité d’usagers Where’s My Villo ? établit des évaluations de l’état du parc de vélos en libre-service géré par JCDecaux.

Finalement, l’action des pouvoirs publics se recentre dorénavant autour de deux catégories d’acteurs : les consommateurs de services publics individualisés et les grands groupes privés. À ce titre, Paris est devenue un modèle d’action publique, qui se diffuse rapidement dans les grandes métropoles européennes. L’investissement des grands groupes dans la capitale française tient en grande partie à son statut de « vitrine mondiale » ; aussi cette mobilité en libre-service n’est-elle pas accessible à toutes les villes, comme en témoigne l’échec puis l’interruption du dispositif V’hello à Aix-en-Provence en 2011. L’enjeu porte aujourd’hui sur la capacité des autres villes à adapter les systèmes de mobilité à leurs besoins sociaux et à leurs réalités territoriales. Faute de quoi, le triomphe de la ville en libre-service pourrait se confondre avec le triomphe du marché et le développement des inégalités dans la qualité des prestations de service entre les villes.

Bibliographie

  • Baraud-Serfaty, Isabelle. 2011. « La nouvelle privatisation des villes », Esprit, n° 3-4, p. 49-167.
  • Carmona, Michel. 1985. Le mobilier urbain, Paris : Presses universitaires de France.
  • Duran, Patrice. 2009. « Légitimité, droit et action publique », L’Année sociologique, vol. 59, n° 2, p. 303-344.
  • Flonneau, Mathieu. 2005. Paris et l’automobile. Un siècle de passions, Paris : Hachette Littératures.
  • Huré, Maxime. 2010. « Une privatisation des savoirs urbains ? Les grands groupes privés dans la production d’études des projets de vélos en libre-service à Lyon et Bruxelles », Géocarrefour, vol. 85, n° 4, p. 265-273.
  • Lorrain, Dominique. 2002. « Capitalismes urbains : des modèles européens en compétition », L’Année de la régulation, n° 6, p. 197-241.
  • Passalacqua, Arnaud. 2010. La bataille de la route, Paris : Descartes & Cie.

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Pour citer cet article :

Maxime Huré, « De Vélib’ à Autolib’. Les grands groupes privés, nouveaux acteurs des politiques de mobilité urbaine », Métropolitiques, 6 janvier 2012. URL : https://metropolitiques.eu/De-Velib-a-Autolib-Les-grands.html

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