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Débats

Urbanisme fictionnel : l’action urbaine à l’heure de la société du spectacle

Partant du constat que les projets urbains deviennent de plus en plus « bavards », l’auteur s’interroge de manière critique sur l’émergence d’un urbanisme « fictionnel » qui privilégie la mise en spectacle des projets au détriment de la mise sur pied de véritables outils d’appropriation de la ville.

Au début, il y a un amusement. Puis un étonnement. L’amusement d’abord. Au printemps dernier, une visite était organisée à Genève, proposant de découvrir la ville au spectre de ses chantiers urbains. Le titre était délibérément métaphorique. Il s’y agissait d’aborder trois grands thèmes d’une fabrique urbaine (gouverner un espace transfrontalier, refaire la ville sur la ville, produire de la qualité urbaine). Trois objets étaient inscrits au programme. Une présentation du projet d’agglomération franco-valdo-genevois, une visite du périmètre du projet Praille-Acacias-Vernets (PAV), une visite du site du projet de la plage des Eaux-Vives. Mais les métaphores courent le risque d’être prises au pied de la lettre. Certains participants sont venus assister à cette visite avec... des casques de chantiers alors qu’il s’agissait de discuter d’un projet d’agglomération, du visage futur du plus grand projet urbain suisse (qui n’a pas encore vraiment débuté) et de l’aménagement d’une plage urbaine sur la rive gauche du lac Léman (qui fait pour l’heure l’objet d’un recours). On comprendra que dans les faits, on avait donc affaire à des chantiers très virtuels. [1]

L’étonnement ensuite. Depuis quelques années maintenant, le petit bout (la métropole lémanique) du petit pays (la Suisse) que j’habite est pris d’une frénésie de ville. Des émissions radios se penchent sur le sujet. La presse y consacre régulièrement des articles. Des feuilletons estivaux rythment la parution de journaux, en aidant les lecteurs à mieux voir les objets architecturaux qui les entourent. La crise immobilière que traverse l’arc lémanique participe sans doute à cette frénésie médiatique. Mais il faut aussi y voir la transposition d’un intérêt public. À l’heure où 73 % de la population suisse vit en ville, l’urbain fait effectivement recette. Enfin, on peut y lire les conséquences d’un lent processus d’exotisation du proche qui conduit à rediriger son regard vers des éléments du quotidien pour en faire une source d’étrangeté.

Plus largement, ces anecdotes s’inscrivent dans un mouvement qui se rapproche des visibilités urbaines qu’interroge l’équipe du laboratoire Langages, actions urbaines, altérités (LAUA) de l’École d’architecture de Nantes. Elles procèdent d’un mouvement par lequel les villes se rendent visibles à elles-mêmes (la plage dont il était question dans la première anecdote est déjà ancrée dans les esprits des habitants du lieu), dans un processus susceptible de faire naître une conscience urbaine, un peu comme les classes sociales passent de l’en-soi au pour-soi chez Marx.

Mais ces visibilités urbaines insinuent aussi l’idée d’une forme émergente d’urbanisme ; un urbanisme que l’on qualifiera ici de fictionnel en ce qu’il se superpose à la production réelle de ville et de territoire. Mon propos est d’interroger les raisons de cet urbanisme fictionnel. Je distinguerai, à titre hypothétique, trois causes, qui tiennent des transformations de l’action publique. La new urban governance. Le storytelling. Le new public management. En conclusion, je reviendrai sur le lien de cet urbanisme fictionnel avec la société du spectacle telle que conçue par Guy Debord. L’exercice est délibérément partial et polémique.

Les trois raisons d’un urbanisme fictionnel

Le premier de ces anglicismes fait référence à une nouvelle manière de gouverner la ville, qui aspire à plus de participation, dans le même temps qu’on cherche à mobiliser plus de parties prenantes et, éventuellement, assurer un cofinancement (public, privé) de la production territoriale. Cette nouvelle gouvernance publique apparaît dans les années 1980 dans les pays anglo-saxons. Dans ses principes généreux, on peut lire une traduction des aspirations citoyennes à exercer plus de pouvoir sur son cadre de vie. La nouvelle gouvernance urbaine entretient aussi une certaine accointance avec l’action de proximité et l’animation socioculturelle. Les appels de la première écologie politique à une « société conviviale » y ont ainsi trouvé un écho parfois dévoyé. On s’est ainsi beaucoup plus intéressé à l’animation de la participation qu’aux produits de la participation. De même, les principes du développement urbain durable se sont traduits pour partie dans une recherche relativement « cosmétique » de la qualité de vie. Comprendre ici l’organisation de manifestations (golf urbain, opération Paris Plage, etc.) dont le but est de multiplier des « moments urbains heureux ». La new urban governance a ainsi fait de l’éphémère et de la fictionnalisation des interventions un motif d’animation et de mise en visibilité d’une ville en train de se faire, se défaire et de se réinventer de manière continue, insinuant une logique de l’événement (au sens d’event) là où primaient des logiques de pérennisation.

Or, cette propension est d’autant plus forte que le développement de la new urban governance s’est accompagné de la diffusion du storytelling comme levier de gouvernementalité. Le storytelling fait référence à un processus sélectif de mise en récit de la communication politique. Il repose sur le postulat qu’une bonne histoire vaut mieux que des faits rébarbatifs. L’urbanisme fictionnel doit beaucoup à ce procédé. Le projet d’agglomération, le projet urbain, la plage urbaine sont scénarisés avec professionnalisme. On anime des forums. On publie des ouvrages. On organise des expositions. On lance des campagnes de publicité. Chacun de ces objets d’un urbanisme fictionnel nous raconte une histoire – et nous rattache à une histoire collective. En fin de compte, peu importe que le référentiel existe ou pas. Par l’intermédiaire de leur mise en récits, ils prennent une consistance suffisante pour susciter ce que j’appelais plus tôt, en empruntant au LAUA, des « visibilités urbaines ». Ces fictions servent certes à faire exister un réel toujours-déjà-là qu’il s’agit d’accompagner dans son émergence. Mais elles disent autre chose encore. Quand l’instrument devient la fin au lieu d’être un moyen, il faut y voir un peu plus qu’un souci louable de la réflexivité critique et de la communication démocratique. En effet, savoir contrôler l’instrument du contrôle, c’est à la fois s’assurer de la gouvernementalité du collectif des citoyens et dévoyer le contrôleur.

Figure 1 : Une future plage toujours-déjà-là
Campagne de publicité pour la future plage des Eaux-Vives. Le trait année 1950 inscrit la plage dans une certaine nostalgie. La campagne se décline sous forme d’affiches et de sets de table.

Le storytelling apparaît donc comme un élément susceptible de préparer l’opinion en suscitant l’adhésion à la belle histoire d’un projet, mais il s’inscrit aussi dans une stratégie de gestion de la complexité où il s’agit de maintenir l’intérêt de l’usager à venir, d’esquisser la satisfaction qu’il trouvera à l’usage de la future infrastructure tout en mimant une avancée du projet qui satisfasse le contrôleur mandant.

C’est alors que l’on rencontre le troisième élément d’explication, celui de la nouvelle gestion publique. Le new public management, qui naît dans le courant des années 1970, vise à une plus grande efficacité des administrations publiques, considérées comme des prestataires de services comme les autres. Or le new public management n’a pas seulement insinué une logique d’optimisation du fonctionnement des services publics. Il y a également introduit une culture de l’évaluation et des procédures qualité. La culture de l’évaluation fonctionne sur une logique du satisfecit : l’action efficace est celle qui donne lieu à satisfaction. Ainsi, la culture de l’évaluation s’articule avec une forte diffusion des procédures de qualité, qui aspirent à une meilleure efficience par l’intermédiaire de la standardisation de procès de production. Cette articulation conduit à l’avènement d’un étrange attelage dans les modes d’action publique. Si l’outil de la mesure de la satisfaction devient en lui-même un étalon de qualité, il convient de s’assurer le contrôle des instruments permettant de contrôler la qualité. Dans ce tournant, les outils de l’action se transforment en fin en soi.

L’action urbaine à l’heure de l’extension de la société du spectacle

Ces trois anglicismes, symptomatiques d’une mutation profonde de l’action publique, convergent dans la production d’une chimère. Pour rappel, une chimère est « un monstre fabuleux ». Par extension, on en fait un « assemblage monstrueux » parce qu’improbable, un « fantasme » (Le Petit Robert). La nouvelle gouvernance urbaine a été tant dévoyée qu’elle confine désormais à l’animation socioculturelle du territoire, où l’on fait de la participation pour faire de la participation, comme on coche une proposition sur un questionnaire d’évaluation. Le storytelling, pour sa part, met en récit cette nouvelle gouvernance urbaine, à grand renfort d’expositions, de fiches, de brochures, de lettres d’information et de prospectus somptueusement illustrés. Les images aidant à visualiser le projet qui prochainement existera. Le tout permet de produire de la satisfaction, malgré une certaine grogne. En fin de compte, on a des idées. Des gens ont des initiatives. Et ce qui compte, c’est les instruments que l’on met en œuvre. Cette bulle discursive conduit alors à un urbanisme fictionnel. La fabrique urbaine se dématérialise. Le projet d’agglomération, le projet urbain, la plage urbaine deviennent des chantiers au même titre qu’un chantier effectif.

En tant que « professionnels de la profession », on ne peut que se réjouir du fait que les collectivités publiques, la société élargie s’intéressent à la ville et l’urbain. Qu’ils en parlent et qu’ils en débattent. Toutefois, quand des habitants – piégés par le libellé d’une visite – en viennent à prendre un désir de réalité pour la réalité elle-même, on peut se dire qu’il y a quelque chose de vicié dans la production de la ville. On se souvient que, il y a près de cinquante ans, Guy Debord (1967) entrevoyait l’apocalypse sous l’action territoriale à l’heure de la société du spectacle.

Chez G. Debord, cette apocalypse avait un nom : l’urbanisme unitaire. C’est-à-dire cette propension à produire des espaces banalisés, cet appel à « dissoudre l’autonomie et la qualité des lieux » (1967, chapitre 7, thèse n° 165) constitutif de l’urbanisme fonctionnaliste. Cet urbanisme relève de la société du spectacle en ce qu’il s’inscrit dans ce même processus qui a transformé les choses et les êtres en marchandise, éloignant « tout ce qui était directement vécu » au profit de la « représentation » (thèse n° 1 de La Société du spectacle). Il se pourrait que nous soyons entrés aujourd’hui dans une nouvelle phase de cet aménagement du territoire à l’heure de la société du spectacle. Une phase caractérisée par une radicalisation et un affinage des dispositifs spectacularistes typiques de ce que Debord (1988) appelait un « spectaculaire intégré ».

De fait, la mise en spectacle de la production territoriale s’est muée en norme fonctionnelle de la bonne conduite de projet urbain. Or, dans le même temps que l’action se déréalise, qu’elle devient le simple signe d’un vouloir agir, c’est la capacité concrète des individus à agir sur leur cadre de vie qui est mise en péril. Ils sont conviés à des tables rondes qui spectacularisent la parole experte. Ils circulent entre des maquettes et des panneaux didactiques qui leur expliquent les enjeux d’un développement urbain, comme ils se déplaceraient dans un musée d’art, ébahis devant l’évidence de l’œuvre et la technicité du geste. Ils mangent (pour rappel, la campagne publicitaire de la figure 1 se décline aussi à l’aide de sets de table) en contemplant l’idée d’une plage qu’on se plaît à réinscrire dans une histoire. Dans ce mouvement où « tout ce qui était directement vécu [s’éloigne] dans une représentation », c’est bien la question du droit à la ville qui se pose, à savoir la capacité des habitants à intervenir effectivement sur leur cadre de vie.

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En savoir plus

  • Debord, G. 1967 (1992). La société du spectacle, Paris : Gallimard.
  • Debord, G. 1988 (1996). Commentaire sur la société du spectacle, Paris : Gallimard

Pour citer cet article :

Laurent Matthey, « Urbanisme fictionnel : l’action urbaine à l’heure de la société du spectacle », Métropolitiques, 28 octobre 2011. URL : https://metropolitiques.eu/Urbanisme-fictionnel-l-action.html

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