Dans la nébuleuse des projets d’habitat alternatif qui émergent dans les années 2000, les initiatives strasbourgeoises se distinguent à plusieurs titres. Alors que les termes désignant ces projets se multiplient, c’est à Strasbourg que celui d’autopromotion s’est imposé, en référence aux Baugruppen allemands. C’est aussi là qu’est sortie de terre en 2010 une des premières réalisations concrètes de cette nouvelle vague participative : l’immeuble Éco-Logis a fait l’objet à ce titre d’une forte médiatisation. Enfin, l’autopromotion bénéficie depuis 2009 d’une politique de réservation de terrains par la ville de Strasbourg, qui favorise ces réalisations et participe à en normaliser le processus. La recherche menée sur ce terrain fertile nous a permis de saisir comment y a émergé un milieu composite promouvant un habitat « durable », écologique et participatif [1]. Le succès local de l’autopromotion repose sur l’activité d’entrepreneurs de projets, d’abord relativement isolés, qui jouent un rôle de « passeurs » des expériences allemandes. Ils parviennent au terme d’un long processus à mobiliser des soutiens institutionnels et à faire avec eux de l’autopromotion une cause commune, encore en construction.
L’autopromotion, de Fribourg à Strasbourg ?
Le terme « autopromotion » apparaît à Strasbourg vers 2005-2006, avant de se diffuser plus largement dans l’Est de la France [2], mais les projets qu’il désigne sont plus anciens. Il y est, en effet, adopté par des « passeurs » qui tentent depuis le début des années 2000 de faire connaître les expériences allemandes des Baugruppen (littéralement groupes de construction), des immeubles construits par des groupes de particuliers devenus maîtres d’ouvrages collectifs : ils soulignent notamment leur rôle dans la construction du désormais célèbre « éco-quartier Vauban » à Fribourg [3]. L’association Éco-Quartier est créée à Strasbourg en 2001 par des sympathisants de la cause écologiste, qui participent ensemble à un SEL (système d’échange local) ou scolarisent leurs enfants dans une école à la pédagogie alternative. L’éco-quartier Vauban constitue pour eux un modèle incontournable, et ils militent pour le lancement d’un quartier similaire en France [4].
Les membres fondateurs n’ont ni compétences en urbanisme, ni contacts dans les collectivités locales, ce qui rend laborieuse la réalisation de leur projet. Leur démarche rencontre peu d’échos politiques, d’autant que la municipalité UMP élue en 2001 exclut de lancer un éco-quartier. Ils mettent toutefois à profit leur expérience associative pour faire connaître les réalisations fribourgeoises lors de conférences et de réunions publiques. En 2005, l’arrivée à leur tête d’un nouveau président, Bruno Parasote – qui agit à titre bénévole et en tant que futur habitant, mais qui est aussi urbaniste [5] –, les amène à s’orienter vers un projet à plus court terme : la construction d’un immeuble, baptisé Éco-Logis, équivalent d’une opération de Baugruppe.
La même année l’urbaniste Bertrand Barrère, qui vient de créer sa propre agence à Strasbourg, lance avec un architecte spécialiste de construction bioclimatique une autre association, Ippiddas [6], pour édifier un immeuble « durable » avec un groupe de particuliers : à travers cette activité associative, il entend mettre au point une démarche professionnelle d’accompagnement de ce type de groupe, qu’il nomme la méthode Unanimm, dans l’éventualité de développer l’activité de son agence dans ce domaine [7]. Il est probablement l’un des premiers à utiliser le mot d’autopromotion pour qualifier les projets participatifs [8] : c’est du moins sous cette étiquette qu’il diffuse sa démarche et promeut les réalisations de Fribourg et surtout de Tübingen, où le soutien municipal aux Baugruppen lui semble exemplaire. Organisant des visites dans ces deux villes, il intervient dans des conférences dédiées à l’habitat « durable » et prend contact avec succès avec un bailleur social qu’il souhaite associer à Ippiddas [9]. Des articles sont publiés à ce propos dans la presse régionale et nationale, annonçant de façon un peu anticipée que « l’Alsace expérimente l’autopromotion à l’allemande » [10].
En 2007, un jeune architecte en formation sur l’environnement, en contact avec ces groupes, rédige un mémoire sur l’autopromotion, qui constitue le premier document détaillé à décrire en français la démarche des Baugruppen (Meyer 2007). Ce travail attire l’attention de son employeur, la principale société d’aménagement strasbourgeoise, qui annonce qu’elle va flécher des terrains constructibles à cet effet [11]. Mis en ligne, il sert de base à la rédaction d’un « Guide pratique de l’autopromotion » par le CAUE 67 et l’association Éco-Quartier (2008). Cette dernière, qui a aussi adopté cette appellation, diffuse à l’échelle nationale ce document tapuscrit, puis édité dans une version augmentée.
L’immeuble Éco-Logis, un emblème
Les résultats constructifs concrets se font cependant attendre. Malgré l’intense travail de « passeur » de Bertrand Barrère, les membres d’Ippiddas connaissent des divergences internes autour du choix du terrain à bâtir pour leur immeuble et se distancient des professionnels qui ont initié le projet : le groupe est aujourd’hui en sommeil. L’immeuble Éco-Logis est, quant à lui, achevé en 2010, au terme d’un processus laborieux. Le groupe a mis plusieurs années à obtenir une promesse de vente définitive de la municipalité pour son terrain. Les incertitudes juridiques sur le statut de l’autopromotion ont rendu complexes les négociations avec leur notaire et les banques. Le projet architectural a été réajusté à de nombreuses reprises pour rendre compatibles les demandes des dix maîtres d’ouvrage, leurs objectifs de performance écologique et leurs contraintes de coût. Enfin, la longue durée et la hausse du coût de l’opération ont amené des familles à partir, obligeant le groupe à recruter de nouveaux membres. Parmi ceux-ci, plusieurs disposent, par leur activité professionnelle, de contacts auprès des collectivités locales et dans le milieu de l’urbanisme, essentiels à l’aboutissement du projet.
Une fois sorti de terre, le projet Éco-Logis devient l’emblème de l’autopromotion « à la strasbourgeoise ». Premier en son genre, il bénéficie de l’intense travail de promotion de leur cause que fournissent les animateurs du groupe : leur démarche et les particularités de l’immeuble (structure bois, performances énergétiques) font l’objet de nombreux articles, tant dans la presse régionale que nationale, spécialisée ou généraliste, entre 2005 et 2010, ainsi que de reportages télévisés sur des chaînes nationales [12]. Ils peuvent, à cette occasion, mettre en avant leurs choix architecturaux et techniques, qui matérialisent la filiation avec les expériences allemandes et assoient la légitimité de leur démarche : ils ont retenu comme architecte le Fribourgeois Michael Gies, connu pour avoir construit deux immeubles Baugruppen à Vauban, ainsi qu’un bureau d’études des plus compétents en matière de conception environnementale, filiale locale d’une société reconnue outre-Rhin (Solares Bauen).
Les spécificités d’Éco-Logis contribuent à dessiner une voie locale pour l’habitat participatif : ses membres parrainent et conseillent les nouveaux groupes d’autopromoteurs qui se forment dans l’association « mère » Éco-Quartier. Certains, particulièrement investis, deviennent de véritables habitués des réunions dédiées à l’habitat participatif dans toute la France, tandis que leur président a récemment signé un ouvrage sur la question (Parasote 2011). Certaines caractéristiques d’Éco-Logis semblent marquer de leur empreinte les projets aujourd’hui en cours à Strasbourg : insistance sur la dimension écologique de la construction (matériaux « sains », performance énergétique), habitat conçu « sur mesure » et doté d’espaces mutualisés. La recherche d’un statut d’occupation anti-spéculatif entre propriété et location est absente des préoccupations des groupes strasbourgeois, à l’inverse de ce qui se passe dans la mouvance lyonnaise de l’habitat « coopératif » [13]. D’un petit groupe de militants alternatifs et écologistes inconnus des élus et des professionnels, l’association est devenue sur ce sujet un interlocuteur incontournable des collectivités locales. Elle a ainsi organisé, dans le cadre du Forum européen des éco-quartiers, accueilli par la communauté urbaine de Strasbourg en novembre 2010, des Rencontres nationales de l’habitat participatif [14] qui ont rassemblé les principales fédérations et réseaux de groupements qui coexistent aujourd’hui dans ce domaine.
Normaliser l’autopromotion ?
L’enjeu pour les élus locaux désireux de se saisir de ces expériences pionnières et pour les professionnels qui s’y spécialisent est toutefois d’assurer que celles-ci puissent être reproduites à plus grande échelle. L’intérêt de la municipalité strasbourgeoise, récent, n’est pas un hasard : la coalition PS–Verts qui est à sa tête depuis 2008 y voit un moyen de donner de la substance à ses projets de démocratie participative et aux neuf projets d’éco-quartier qu’elle lance. Les premiers seront, au mieux, réalisés en 2013 : ce processus est lent au regard du calendrier électoral, tandis qu’ils espèrent de la construction d’immeubles en autopromotion des résultats visibles à plus court terme en matière d’innovation écologique et de « participation ». Il est toutefois délicat pour les élus locaux d’aider des opérations dont la dimension sociale n’est pas évidente, les habitants impliqués appartenant, sauf exception, aux classes moyennes et supérieures. L’adjoint à l’urbanisme, élu Vert sensible aux réalisations allemandes, imagine de soutenir dix projets de ce type, avec l’idée de produire des résultats tangibles dans le temps d’un mandat et de normaliser l’appui apporté par la ville à l’autopromotion. Le mode d’intervention choisi se calque partiellement sur celui inventé à Tübingen, ville qui soutient les Baugruppen en fléchant à cet effet une partie de ses réserves foncières.
La ville de Strasbourg lance en mai 2009 la consultation « 10 terrains/10 immeubles durables ». Cinq mois sont donnés aux candidats autopromoteurs pour constituer un groupe, mettre sur papier leur projet de vie et s’associer à une équipe de maîtrise d’œuvre (architecte et bureau d’études thermiques) qui réalise une esquisse d’immeuble écologique sur l’un des dix terrains proposés par la ville. L’aide financière de la municipalité, sous forme d’abattements sur le prix du foncier, est indexée aux performances énergétiques et environnementales des bâtiments à construire et présentée comme un encouragement à l’habitat écologique. Si des groupes sont conseillés par l’association Éco-Quartier ou par des assistants à la maîtrise d’ouvrage professionnels, c’est la ville de Strasbourg qui détermine les modalités de la consultation. L’opération, en cours, montre toutefois que le calendrier serré qu’elle impose s’ajuste mal au temps de constitution et de stabilisation des groupes, ainsi qu’aux aléas de la définition d’un projet architectural avec des maîtres d’ouvrage multiples et non-professionnels. L’autopromotion à la strasbourgeoise n’est pour l’instant que partiellement normalisée, et encore largement expérimentale. D’ailleurs, suite aux Rencontres nationales de l’habitat participatif de novembre 2010, les préconisations municipales évoluent dans la seconde consultation lancée en novembre 2011 : si les groupes décident toujours des « valeurs fondatrices » de leur projet (non-spéculatif, intergénérationnel, écologique, socialement mixte, etc.), ils doivent désormais recourir à l’encadrement professionnel d’un assistant à la maîtrise d’ouvrage, qui doit permettre de stabiliser plus rapidement les projets. Cette possible professionnalisation, observée dans d’autres domaines se rattachant à la « participation » (Nonjon 2005), n’est toutefois pas encore achevée.
En une décennie, le temps d’une longue et difficile gestation du premier immeuble, qui a vu le jour en 2010 à Strasbourg, l’autopromotion a acquis une reconnaissance locale et nationale. La municipalité lui réserve du foncier dans des dents creuses et au sein des futurs éco-quartiers, lui apporte un soutien financier, et tente de normaliser la durée du processus et de le professionnaliser. En novembre 2011, elle signe une charte visant à promouvoir le développement de l’habitat participatif avec 14 autres collectivités territoriales françaises pionnières en la matière. L’association Éco-Quartier continue son action localement en encadrant les nouveaux projets, mais aussi nationalement, en annonçant la rédaction d’un « Livre blanc » de l’habitat participatif au sein de la toute récente Coordination nationale des associations de l’habitat participatif [15]. L’activité de ses partisans a permis de faire de l’autopromotion une cause commune au niveau local, voire plus largement, mais les opérations devront toutefois se concrétiser et se multiplier avant que celle-ci ne constitue réellement une voie alternative de production de logements : même à Strasbourg, souvent citée comme une ville pionnière en la matière, l’habitat alternatif est encore plus une potentialité qu’une réalité.
Bibliographie
- Association Éco-Quartier & CAUE du Bas-Rhin. 2008. Guide pratique de l’autopromotion à l’attention de ceux qui souhaitent construire ensemble un immeuble collectif écologique, Strasbourg : ville et Communauté de Strasbourg Fondation MACIF.
- Bacqué, Marie-Hélène et Vermeersch, Stéphanie. 2007. Changer la vie ? Les classes moyennes et l’héritage de mai 68, Paris : Éditions de l’Atelier.
- Debarre, Anne. 2008. « Habitants actifs, maisons passives. Écoquartiers à Freiburg-im-Breisgau », Archiscopie, n° 78, p. 20-23.
- Meyer, Alain. 2007. Pour une autopromotion en France selon l’exemple allemand des Baugemeinschaften. Essai de guide pratique, mémoire de la formation Europe & Environnement, Strasbourg.
- Nonjon, Magali. 2005. « Professionnels de la participation : savoir gérer son image militante », Politix, n° 70, p. 89-112.
- Parasote, Bruno. 2011. Autopromotion, habitat partagé, écologie et liens sociaux, Gap : Éditions Yves Michel.
- Rudolf, Florence. 2007. « Les éco-quartiers : une contribution socio-technique à la réception du développement durable en Allemagne », Revue de l’Allemagne et des pays de langue allemande, tome 39, n° 3, p. 343-352.