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De la nécessité des paysages publics

En quel sens les paysages sont-ils des espaces publics ? Un nouveau recueil d’articles de John B. Jackson, historien américain à distance des usages académiques, vient d’être traduit ; il fait apparaître la portée politique des paysages ordinaires.

Recensé : John Brinckerhoff Jackson, Le Paysage accessible et autres textes, trad. coll., Marseille, Parenthèses, « La nécessité du paysage », 2023, 192 p.

Il y a vingt ans paraissait en français un premier ouvrage de l’historien américain John B. Jackson (1909-1996) : À la découverte du paysage vernaculaire (Jackson 2003). Depuis, plusieurs publications ont permis au lectorat francophone d’apprécier sa capacité à franchir les clôtures disciplinaires et à inspirer un renouvellement de nos regards sur les lieux habités (Jackson 2005, Jackson et Brown 2016, Besse et Tiberghien 2016). Le Paysage accessible, nouveau recueil de textes issus de l’ensemble de son parcours intellectuel précédé d’un avant-propos de Gilles A. Tiberghien présentant l’auteur et les enjeux de cette sélection, contribue avec bonheur à ce travail éditorial, toujours en cours.

Un arpenteur des paysages ordinaires

Qui était Jackson ? La trajectoire de cet Américain né en France et polyglotte, enseignant, écrivain et éditeur reconnu, qui se présentait parfois comme un « touriste professionnel », est singulière. Elle évoque celle d’un flâneur lettré ou d’un écrivain itinérant plutôt que d’un professeur d’université – ce qu’il fut pourtant pendant plus d’une dizaine d’années, enseignant l’histoire du paysage dans des institutions aussi prestigieuses que Harvard et Berkeley. Fondateur de la revue Landscape, qu’il dirigea de 1951 à 1968, conférencier imaginatif capable de captiver ses auditoires, Jackson fut avant tout un essayiste rigoureux. Il n’était ni paysagiste, ni critique d’architecture, ni géographe de formation. Ses textes se caractérisent par un style vif, précis et accessible : peu ou pas de termes techniques, usage contrôlé des références et citations, recours constant à la description concrète. Ses écrits et conférences s’appuient sur un usage original des images, fondé sur une pratique amateur soutenue de la notation graphique et photographique – dont témoigne une archive visuelle considérable, toujours ouverte à l’étude et à l’interprétation (Ballesta 2016). Les « architectures sans architectes » (Rudofsky 1964), les infrastructures routières et les lieux ordinaires de la vie quotidienne nord-américaine tiennent une large place dans les milliers de diapositives et de dessins laissés par Jackson. Il fut l’un des premiers à accorder la même attention à ces endroits quotidiens qu’à tout autre paysage culturel, sans intention hiérarchique ni dépendance à l’égard des traditions picturales et littéraires. La sélection d’images en couleurs qui rythme les chapitres de ce nouvel ouvrage donne à voir des pâturages, des horizons montagneux ou des ruines d’habitat pueblo du Nouveau-Mexique, mais aussi des voies surélevées et nœuds autoroutiers du Massachussetts, ou encore des friches, bâtiments délabrés ou parcelles au sol nu, dans le Midwest.

Figure 1. Dessin non légendé de J. B. Jackson, 1979

© J. B. Jackson Pictural Materials Collection, Center for Southwest Research and the School of Architecture and Planning, University of New Mexico.
Le Paysage accessible…, p. 94.

Jackson a fait preuve d’une intense propension à la mobilité individuelle, souvent à moto. Carnet de croquis ou appareil photo à la main, il a exercé ses capacités d’observation et de description des milieux de vie humains au cours d’incessants voyages à travers les États-Unis, mais aussi de part et d’autre de l’Atlantique, à l’occasion de divers séjours prolongés – dont des études secondaires en Suisse dans les années 1920, différents voyages d’étude dans la décennie suivante, mais aussi son expérience d’agent de renseignement et de liaison dans l’armée américaine en Europe, de 1943 à 1945 (où il apprit notamment à interpréter et commenter les vues aériennes utilisées pour la reconnaissance militaire).

La diversité des méthodes employées et des situations observées distingue l’ensemble de ses travaux. Attentif aux coutumes populaires et aux traditions orales, en particulier des cultures amérindiennes des États du Sud-Ouest, Jackson fut aussi un arpenteur et fin observateur des bords de route, des mobile homes et des étendues suburbaines, avec leurs zones industrielles et commerciales. Ces lieux accessibles au regard, aux contours indéterminés, ne sont-ils pas les premiers témoins du passage du temps et du renouvellement des usages, à des rythmes et à des vitesses variés ? Anticipant l’exploration de ces « nouvelles topographies » par de nombreux auteurs, artistes ou architectes de la génération suivante (Venturi, Scott Brown et Izenour 1972 ; Jenkins 1975), l’historien a aussi porté un regard critique et personnel sur les tendances d’évolution du rapport social, culturel et politique des Américains à « la nature ». Une expérience si multiforme, résistante aux catégories établies, n’était pas simple à transmettre et à restituer. Jackson y est parvenu par le choix même de ses sujets, par le style incisif de ses formulations et de ses titres, ainsi que par la finesse de ses argumentations – si bien qu’on peut dire qu’il fut à la fois en marge des spécialisations académiques et au centre des études de paysage. C’est parce qu’il est resté hors des formats limités issus des partages disciplinaires que la fécondité de ses explorations transversales est loin d’être épuisée.

Regard transversal et sens historique

Les textes retenus pour le présent recueil couvrent plusieurs décennies d’écriture. S’ils témoignent d’une démultiplication de perspectives, ils mettent aussi en évidence certains motifs récurrents, tous liés au passage du temps sur les paysages habités. Comment les usages sociaux des lieux publics, à commencer par la rue, évoluent-ils dans les États-Unis de l’après-guerre ? Quelles modifications des espaces domestiques et des pratiques de mobilité indiquent des changements culturels, voire psychologiques ou politiques, significatifs ? Que peut révéler une autoroute sur notre rapport au temps, à l’espace, et aux autres ? Si aucune de ces questions n’appelle de réponse tranchée, Jackson les fait émerger dans l’esprit du lecteur en observant une série de manifestations spatiales qui sont autant d’indices ou de symptômes de transformations profondes, que l’on peut qualifier d’anthropologiques. Cette mise en relation de phénomènes de surface avec des tendances plus souterraines et moins visibles rappelle par moments la posture dialectique et critique d’auteurs comme Georg Simmel (1858-1918), Walter Benjamin (1892-1940) ou Siegfried Kracauer (1889-1966). Une telle approche transversale fait apparaître l’importance des variations de fonction des éléments caractéristiques des paysages américains, insaisissables au premier regard. C’est pourquoi Jackson ne s’arrête jamais à une restitution statique des formes spatiales, prenant soin de les placer dans les mouvements d’une histoire en devenir. Ses descriptions fines esquissent des relations entre des modes d’organisation du territoire (tels la grille territoriale ou le système autoroutier), des formes bâties (comme les rues centrales des petites villes), des vitesses de déplacement (les divers types de véhicules automobiles), des systèmes juridiques (la propriété privée, le droit fédéral) ou économiques, ainsi que des préférences philosophiques et politiques (comme l’appréciation de la « nature sauvage », variant avec le taux d’urbanisation). Ce faisant, il se montre aussi attentif aux longues durées historiques qu’aux transformations contemporaines des espaces ordinaires des villes et des campagnes américaines.

Figure 2. Diapositive annotée par J. B. Jackson. « 19 Century Road », Californie, 1976

© J. B. Jackson Pictural Materials Collection, Center for Southwest Research and the School of Architecture and Planning, University of New Mexico.
Le Paysage accessible…, p. 48.

L’arpentage de Jackson ne s’arrête pas à la description de lieux précis – qu’il aborde souvent, de manière significative, en les anonymisant pour en tirer des sortes d’épure ou de condensés, plus génériques ou « typiques » (« Le paysage accessible » [1988], p. 28). C’est par le croisement de multiples sources et lectures, associant une curiosité sans limites et un sens historique et critique aigu, qu’on le voit affiner de décennie en décennie sa méthode de travail. Sa culture s’étendait bien au-delà de l’histoire et de la géographie. Passionné de littérature, il fréquentait les bibliothèques de théologie, d’anthropologie et de philosophie aussi bien que les traités de foresterie, d’agriculture ou de droit. Il savait aussi s’affranchir des codes de l’écriture académique. Ainsi, un même texte peut laisser transparaître son intérêt pour l’étymologie et l’archéologie, sa compréhension des enjeux de la sociologie urbaine et de l’écologie humaine en sciences sociales, mais aussi sa curiosité envers l’architecture commerciale suburbaine qui lui était contemporaine, et sa connaissance des villes méditerranéennes (« Le Chemin de l’Étranger » [1957], p. 135-149). Loin d’un étalage d’érudition, cet usage peu orthodoxe de sources et références hétérogènes, par la juxtaposition et l’association comparative, est exemplaire d’une tentative de renouveler les manières de voir et d’étudier des situations spatiales données. La curiosité de Jackson pour les situations locales ne l’enferme pas dans une posture régionaliste. Si son regard sur telle ou telle bourgade ou banlieue n’est pas moins armé que celui d’un spécialiste, il choisit plutôt de pointer des éléments transversaux et des constantes, d’esquisser des analogies et des instruments de comparaison.

Partages de l’espace et du temps : qu’est-ce qu’un paysage public ?

L’un des fils conducteurs de l’approche de Jackson est d’observer avec attention les conditions matérielles de l’existence humaine, c’est-à-dire l’organisation concrète de l’espace et du temps sous la forme de milieux habités. Chaque société, chaque groupe, voire chaque famille, déploie un certain ordre pour se rendre le monde habitable et signifier aux autres sa présence. Jackson s’attache à relever les signes visibles de transformation, les manières quotidiennes de tracer des seuils et des limites – souvent plus floues et mobiles qu’on ne le croit – entre lieux d’habitation, espaces de circulation et lieux publics. Il décrit aussi les processus d’altération et d’usure, les gestes de maintenance qui y répondent. C’est dans cette logique que l’historien élargit l’intérêt préexistant pour les usages vernaculaires, c’est-à-dire locaux et spontanés, depuis les études linguistiques et littéraires vers celle du paysage. Il s’intéresse ainsi à la domestication multiforme du milieu de vie américain et aux tensions persistantes que recouvre ce processus aux vitesses et aux rythmes variables. Des premières occupations humaines du continent aux différentes « conquêtes » des pionniers de la Frontière, l’accélération n’avait toutefois jamais atteint les sommets du XXe siècle, qui fit des États-Unis la première puissance mondiale. À l’époque où écrivait Jackson, l’une des phases ultimes et aux conséquences matérielles les plus décisives de cette croissance était la construction d’un gigantesque système autoroutier fédéral, l’Interstate Highway System, décidée en 1955 sous la mandature présidentielle d’Eisenhower.

Figure 3. Photographie de J. B. Jackson. Paysage, San Luis Valley, Colorado, avril 1967

© J. B. Jackson Pictural Materials Collection, Center for Southwest Research and the School of Architecture and Planning, University of New Mexico.
Le Paysage accessible…, p. 74.

S’il ne mentionne la colonisation qu’à la marge (p. 71-72, p. 125 sq., p. 169, par exemple), Jackson insiste en revanche sur les relations d’interdépendance qui caractérisent l’existence humaine, et sur les valeurs démocratiques que l’individualisme triomphant des années d’après-guerre semble négliger. Soulignant que notre rapport à l’espace et au temps dépend de nos relations avec autrui, c’est-à-dire de notre insertion dans un contexte social, il esquisse une géographie culturelle où se croisent les apports de la philosophie, de la sociologie et de l’histoire ; les paysages ordinaires attestent que « l’existence est toujours une existence partagée » (p. 40). C’est pourquoi chacun des dix essais de Paysage accessible décrit les différentes échelles de ce rapport collectif à l’espace et au temps – dont la prise de conscience constitue un enjeu toujours plus crucial aujourd’hui. Ceux avec qui l’on partage, ce sont aussi bien nos contemporains que les générations antérieures, dont les activités ont façonné durablement les territoires où nous vivons, mais aussi les générations à venir qui seront confrontées, comme nous le sommes déjà, à l’enjeu de préserver l’habitabilité du monde.

Deux textes extraits de conférences de l’automne 1966, intitulés « Le paysage social » et « Le paysage public », soulignent la portée politique de ces constats. Si tout paysage est un héritage « susceptible de nous fournir des symboles de valeurs permanentes » (p. 47), son sens n’est ni univoque ni prédéfini. Le cours de l’histoire rend nécessaire la relecture permanente, la formulation de nouvelles interprétations. Pour Jackson en 1966, la dimension politique d’un paysage tient avant tout à l’ampleur très variable, et indécise, des échelles concernées par sa conception, son organisation et sa maintenance. Qui contrôle le devenir des paysages, et à quelle fin ? Comment en conserver le souvenir, en faire vivre les héritages pour répondre aux attentes sociales présentes et à venir ? L’extension spatiale et la durabilité d’un paysage planifié dépendent d’une action coordonnée par des institutions, révélant une logique de « mégastructure » (p. 49) dont le cadre étatique est l’incarnation la plus évidente. Pourtant, le besoin d’une organisation collective de l’espace s’observe dès l’échelle locale. Jackson remarque qu’elle est antérieure à l’échelle domestique (et éphémère) de la propriété privée ; elle en est même une condition. Il s’agit de « l’environnement tel qu’organisé par l’homme ; nous l’appellerons le paysage public » (ibid.).

Sans le définir en détail, l’historien associe à ce terme les infrastructures nécessaires à « toute communauté organisée pour pouvoir fonctionner et subsister » et en cite quatre exemples principaux : « les frontières, les routes, les places publiques et les monuments » (p. 49-50). Ces éléments du paysage public américain, dans le contexte de l’après-guerre, étaient à « redéfinir ». À l’ère de l’abondance matérielle fondée sur la disponibilité à bas prix des énergies fossiles, les Américains avaient besoin de nouveaux repères et symboles pour leurs territoires bouleversés par l’expansion industrielle, urbaine et suburbaine. La généralisation de l’automobile et de l’asphalte (Ballesta et Fallet 2017) exigeait un nouveau concept de paysage. Sans céder à la nostalgie, Jackson suggère que le paysage public ne peut se réduire à une simple conséquence des impératifs fonctionnalistes ou des activités économiques. Il le distingue aussi des paysages dits naturels, qui font l’objet de toutes autres attentes culturelles et idéologiques – et qu’un texte ultérieur aborde de manière réflexive et critique (« Anthropophobia, ou la mort des paysages » [1991], p. 75-92).

Jackson esquisse ainsi dès les années 1960 la distinction méthodologique qu’il formulera plus tard, avec prudence, entre le « paysage vernaculaire » – dont les formes mobiles et réversibles sont issues d’usages de proximité, anonymes et spontanés – et le « paysage politique » – résultat d’une intention planifiée à l’échelle territoriale et construit pour durer. Mais la portée politique du paysage public est ici affirmée de manière plus large. Elle tient aux choix collectifs d’organisation de l’espace, dont les paysages publics sont à la fois la traduction, la mémoire et le support. Mais rien ne garantit a priori que ces choix soient pluralistes et démocratiques. Saisir ces enjeux par des enquêtes situées est d’autant plus urgent dans le contexte d’accroissement des inégalités que nous connaissons, à l’heure où la destruction accélérée de nombreux milieux de vie, et par extension de paysages, rend aussi visible ce processus. Il importe cependant d’apprendre à le lire et à l’interpréter ; c’est ce à quoi les enseignements de Jackson apportent une précieuse contribution.

Figure 4. Dessin de J. B. Jackson. Près de San Isidro, Nouveau-Mexique, 22 août 1990

© J. B. Jackson Pictural Materials Collection, Center for Southwest Research and the School of Architecture and Planning, University of New Mexico.
Le Paysage accessible…, p. 173.

Bibliographie

  • Ballesta, J. 2016. « John Brinckerhoff Jackson, au sein des paysages ordinaires. Recherches de terrain et pratiques photographiques amateurs », L’Information géographique, 2016, vol. 45, n° 3, p. 211-224.
  • Ballesta, J. et Fallet, C. 2017. Notes sur l’asphalte. Une Amérique mobile et précaire, 1950-1990, catalogue d’exposition, Paris-Montpellier : Hazan-Ville de Montpellier.
  • Besse, J.-M. et Tiberghien, G. A. (dir.). 2016. Les Carnets du paysage, n° 30, « John Brinckerhoff Jackson », Arles-Versailles, Actes Sud-ENSP.
  • Jackson, J. B. 2003 [1984]. À la découverte du paysage vernaculaire, trad. X. Larrère, Arles-Versailles : Actes Sud-ENSP.
  • Jackson, J. B. 2005 [1980]. De la nécessité des ruines et autres sujets, trad. S. Marot, Paris : Le Linteau.
  • Jackson, J. B. et Brown, P. 2016. Habiter l’Ouest, trad. J. Shapiro, Marseille : Wildproject.
  • Jenkins, W. 1975. New Topographics. Photographs of a Man-Altered Landscape, Rochester, NY : International Museum of Photography at the George Eastman House.
  • Rudofsky, B. 1964. Architecture without Architects, Cambridge, Mass. : The MIT Press.
  • Venturi, R., Scott Brown, D. et Izenour, S. 1972. Learning from Las Vegas, Cambridge, MA : The MIT Press.

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Pour citer cet article :

Olivier Gaudin, « De la nécessité des paysages publics », Métropolitiques, 15 novembre 2023. URL : https://metropolitiques.eu/De-la-necessite-des-paysages-publics.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1969

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