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Un atlas du dehors

Loin de se résumer à une image fixe, le paysage désigne une multiplicité d’expériences hétérogènes, complémentaires et toujours situées. Gilles A. Tiberghien en restitue quelques-unes, entre philosophie esthétique, histoire de l’art et sciences de l’espace.

Recensé : Gilles A. Tiberghien, Le Paysage est une traversée, Marseille, Parenthèses, « La nécessité du paysage », 2020, 204 p.

Le paysage, une expérience géographique

Où commence le paysage ? La contemplation statique du monde, attitude héritée de la tradition picturale, est secondaire : l’expérience primordiale est plutôt celle du mouvement. Tel est le constat implicite qui oriente, dès son titre, le propos du philosophe Gilles A. Tiberghien dans Le paysage est une traversée. Avant de les regarder, nous habitons et parcourons nos lieux de vie. Notre vision elle-même, où l’ensemble du corps et des possibilités d’action sont impliqués, est en mouvement constant. Si bien que les paysages sont avant tout des assemblages mobiles d’expériences, de proche en proche, et non des tableaux statiques – fussent-ils photographiques ou cinématographiques. Ce sont même des parcours d’une extrême complexité où se mêlent, dans nos perceptions, l’appréhension visuelle et sonore, l’imagination, les émotions, les connaissances, la mémoire et mille sensations tactiles, olfactives, thermiques, kinesthésiques. Les images n’en sont que des traductions interrompues, des réductions stylisées. La marche, en revanche, sollicite tous les sens et libère la pensée ; elle semble à la fois la condition élémentaire et la condensation – pour reprendre une métaphore souvent associée à l’écriture poétique – de l’expérience du paysage.

Figure 1. John Brinckerhoff Jackson, Country road (La Cienega, Nouveau-Mexique)

© John Brinckerhoff Jackson Archives.

Ainsi, « un paysage, c’est quelque chose que l’on traverse » (Tiberghien 2011b, p. 62), sans jamais en faire le tour ou l’avoir entièrement devant soi. Si ce constat irrigue toutes les formes d’art qui se sont intéressées aux paysages, de nombreux artistes du siècle dernier ont en fait leur motif principal. Aux antipodes de l’esthétique contemplative des représentations picturales, critiquant l’idée même de création, ils ont quitté le confort des galeries, des musées et des ateliers. Dans le sillage des futuristes, de Dada et des surréalistes, l’espace perçu, le déplacement et l’immersion mais aussi la performance, l’installation, le détournement ou la dérive ont fait irruption dans le vocabulaire esthétique. C’est dans ces conditions, résumées à très grands traits, que sont apparues des pratiques artistiques « environnementales » : popularisées sous le nom de land art, elles ont subverti les relations établies entre art et nature (Garraud 1993 ; Tiberghien 2012).

Dans Le paysage est une traversée, Gilles A. Tiberghien décrit de manière synthétique une sélection de démarches et d’œuvres où s’est joué, in situ, ce profond renouvellement géographique de l’esthétique du paysage. Il les replace dans l’histoire du regard occidental, mesurant la portée anthropologique et philosophique de ces propositions d’artistes. L’auteur est l’un des principaux spécialistes de l’expérience esthétique et de la culture artistique des paysages. Outre la responsabilité éditoriale des Carnets du paysage qu’il assume depuis une dizaine d’années avec Jean-Marc Besse, il a publié plusieurs ouvrages de référence à propos du land art (Tiberghien 2012, 2018a, 2021) et de nombreux autres sur la cartographie (2017, 2020), l’amitié (2002), le sentiment amoureux (2013), le voyage (2011b, 2018b), la poésie (2011a), les cabanes (2019). L’un de ses fils conducteurs est l’intérêt passionné pour la relation et la rencontre avec le monde extérieur, sous toutes ses formes.

Poétiques de l’espace démultiplié

Le paysage est une traversée multiplie les références à des démarches issues en majorité de l’histoire de l’art occidental récente, c’est-à-dire depuis les années 1960 : du collectif italien Stalker (figure 2) aux Américains Robert Smithson et Richard Long, en passant par Lawrence Halprin, l’auteur cite de nombreux artistes de la période. L’ouvrage se lit comme un cours, distribué en un prologue et dix chapitres – il s’agit du remaniement de textes déjà publiés. Les études qui composent ce recueil s’organisent autour de différents types et échelles de mouvements, de la marche et la danse jusqu’au voyage, au vol et même à la « cosmogonie » (chap. 8). L’idée centrale du déplacement géographique comme condition de l’expérience du paysage se décline depuis ce creuset de perceptions qu’est le corps humain jusqu’à des considérations de portée générale, proches de l’écologie politique. Tiberghien évoque par exemple les excès de l’industrie minière dans le « triangle noir » de la Bohême, où « le paysage fut totalement ravagé sur 270 km² » (p. 148) au cours du siècle dernier. La série photographique qu’y a réalisée Josef Koudelka en 1991 suscite des sentiments ambivalents, qui rappellent l’esthétique du sublime : l’effroi, la fascination, mais aussi la révolte morale, voire une prise de conscience politique des désastres écologiques issus des activités humaines. À l’autre bout du monde, Still Life (2007), le film de Jia Zhangke sur le barrage des Trois Gorges au centre de la Chine, met en scène la disparition d’un paysage sous les eaux : un million de personnes déplacées ont vu leur milieu de vie se faire engloutir par le chantier du plus grand programme de production d’énergie hydroélectrique du monde. L’intervention artistique rejoint ainsi le « principe dynamique » de « la pensée écologique » (p. 155) lorsqu’elle se confronte à l’économie extractiviste ou à la cosmologie, vaste champ intellectuel où se déploient aussi bien les sciences de l’univers que les archétypes mythiques qui orientent une civilisation. D’autres approches, issues notamment de l’anthropologie culturelle et de l’archéologie, ont rappelé à quel point les paysages habités portaient les marques cumulées du travail humain, accompli au cours de longues périodes historiques (Ingold 2000, p. 189-208). Tiberghien souligne pour sa part la capacité de l’art à devenir « une puissance de réinvention pour tous sous peine de perdre toute nécessité et d’être confisqué » (p. 157). Son propos renoue ici avec l’antienne d’un art émancipateur, dont on peut se demander si elle peut trouver une quelconque forme d’incarnation contemporaine qui ne soit, presque aussitôt, frappée de discrédit. À tout le moins la question est-elle posée.

Figure 2. Stalker, Le Tour de Rome, 1995

© Collectif Stalker, Rome.

La notion de traversée, en écho direct à l’étymologie présumée du terme d’expérience [1], ajoute à cette intense circulation d’idées une dimension temporelle : c’est par la répétition des voyages, des visites et des parcours que s’éprouve la complexité des paysages. Comme l’avaient compris les géographes, seule une « saisie dynamique » (p. 11) peut approcher leur constant renouvellement, leur « bougé ». Toutes les œuvres et démarches artistiques présentées partagent un attrait pour les mouvements, sous toutes leurs formes. Traverser des lieux et des espaces, c’est en éprouver à tout instant la démultiplication, l’absence de limites absolues et l’accessibilité variable. Les contours et les frontières perdent alors de leur netteté. L’extraordinaire foisonnement des pratiques artistiques, par son hétérogénéité même, devient le miroir mobile de ce jeu incessant, en particulier avec le land art ou dans les expérimentations pédagogiques d’avant-garde que furent le Bauhaus et le Black Mountain College (p. 56-60, figure 3). Mais c’est aussi le cas avec les artistes adeptes de la marche d’exploration (chap. 1 et 2), la danse (chap. 3) ou encore dans l’expérience du vol et la transposition des vues aériennes (chap. 6 et 7).

Figure 3. Cours de danse au Black Mountain College

Un cours de danse devant le Robert E. Lee Hall, premier bâtiment du Black Mountain College dans les Blue Ridge Mountains de Caroline-du-Nord.
© State Archives of North Carolina.

En ce qui concerne l’art de concevoir les paysages, c’est la confrontation avec la notion éminemment politique de territoire qui peut faire du projet de paysage une ressource collective concrète. Dans le chapitre 9 (p. 159-177), Tiberghien relie par exemple les projets de Michel Desvigne à l’héritage intellectuel du paysagiste américain Frederick Law Olmsted (1822-1903). Politique et poétique se rencontrent ici dans la conviction que le projet de paysage, sans se limiter à la composition spatiale, met en œuvre des processus vivants, y compris écologiques, où le temps n’est plus dissociable de l’espace. Même si l’auteur laisse de côté la longue tradition de l’art des jardins, on mesure la fécondité des croisements entre regard esthétique, pratique artistique et pensée écologique pour la formation des paysagistes concepteurs.

« On ne peut regarder un paysage sans l’imaginer »

Le dixième et dernier chapitre revient en détail sur l’idée que « le paysage est lui-même une expérience » (p. 182), en deçà et au-delà de toutes les images, matérielles ou mentales, qu’il peut susciter. Illustrant cette position avec les réflexions de l’artiste Robert Morris sur les lignes de Nazca (Pérou, figure 4), Tiberghien les étaye par un grand nombre de références, dont la philosophie pragmatiste de George Herbert Mead et John Dewey, la psychologie de la perception de James Gibson, l’écrivaine Annie Dillard, l’artiste Robert Irwin. Ce foisonnement de sources, confirmant le tropisme nord-américain de l’auteur, accentue l’idée d’une démultiplication constitutive de l’expérience du paysage. L’implication du corps, l’imagination et la temporalité débordent toute tentative d’en faire un objet aux contours définis. Qu’elle soit texte, image ou installation, l’œuvre n’est qu’un relais temporaire, un chemin vers des expériences possibles. Le paysage est un foyer dialectique où se reflètent deux pôles complémentaires, puisque enchevêtrés dans d’indissociables relations : celui de la rencontre avec le monde extérieur (« la nature », la géographie) et celui de l’imagination humaine (de l’artiste, du spectateur, de l’imaginaire collectif d’une société et d’une époque). Cette tendance à l’hybridation fait la richesse des expériences du paysage. C’est leur caractère de relation qui les rend à la fois complexes, inachevables et inépuisables.

Figure 4. Lignes de Nazca, Pérou

DR

Si le paysage vécu transgresse les cadres fixes de la représentation, il n’en reste pas moins imprégné de l’imagination du sujet qui le traverse ; mieux, il est cette traversée, entre rêve éveillé et disponibilité au monde, puisqu’« on ne peut regarder un paysage sans l’imaginer » (p. 181). Au contact du sol, de l’air et des présences qui animent le monde perçu, le corps suit le mouvement incessant que lui dicte la disposition des choses. Le regard n’est qu’un paramètre parmi d’autres : le rythme des pas emporte le dessin des formes, fait varier le souffle ; l’écoute rend possible la surprise, la découverte et l’attachement. L’expérience du paysage, analogue de la promenade, prend la forme de séquences géographiques et temporelles où naissent des plaisirs qui s’éloignent là encore du modèle pictural ; ce qui n’exclut pas les interférences de la culture visuelle, à commencer par « l’imaginaire cartographique » qui fait l’objet d’un passionnant chapitre (p. 95-115). L’affinité constitutive entre imagination et déplacement, à toutes les échelles, est récurrente chez l’auteur : « Je ne vois jamais rien que je n’imagine si peu que ce soit, dont je n’anticipe la forme par un mouvement inaperçu de moi-même » (Tiberghien 2011b, p. 22). Ainsi, les aléas de la rencontre avec des lieux, c’est-à-dire avec le monde et ses objets, transportent les états d’âme, la mémoire et les représentations du sujet qui chemine à travers les paysages.

Un atlas du dehors

Le Paysage est une traversée, comme le suggère son titre, propose une exploration transversale et peu disciplinée entre les lieux, les pratiques artistiques, les époques. Ni collection d’archives, ni catalogue raisonné, il navigue d’une forme d’art à l’autre, juxtaposant les exemples et cas d’étude autour du thème donné par chaque titre de chapitre. Le livre semble un kaléidoscope de références, dénué de visée encyclopédique : sa composition évoque le parti pris d’une exposition ouverte, favorisant la libre circulation du visiteur entre les salles. Chacun y effectuera donc son propre montage. On peut le feuilleter à la manière d’un atlas géographique, au gré de la découverte de sa très riche iconographie. La possibilité d’une lecture fragmentaire évoque le format éditorial de l’atlas, propice à l’éveil de l’imagination et aux analogies, s’ouvrant à la variété des expériences sans les réduire en catégories figées. L’atlas, qui invite au mouvement centrifuge et à la dispersion, peut prendre une dimension critique :

Contre toute pureté épistémique, l’atlas introduit dans le savoir la dimension sensible, le divers, le caractère lacunaire de chaque image. Contre toute pureté esthétique, il introduit le multiple, le divers, l’hybridité de tout montage. […] L’atlas fait donc, d’emblée, exploser les cadres (Didi-Huberman 2011, p. 13).

L’ouvrage de Tiberghien s’éloigne des modes d’appréhension habituels du paysage – qu’ils soient scientifiques ou esthétiques – par sa tendance à juxtaposer des documents et références très variés. Si l’organisation des chapitres est tenue par le fil discret du « mouvement insensible » (cette formulation de Giambattista Vico donne son titre au prologue de l’ouvrage, voir p. 11) qui irrigue toute expérience de paysage, si toutes les références sont citées avec soin dans les notes, son plan n’est pas plus systématique que son propos n’est dogmatique ou inutilement érudit. Sur le plan éditorial, on peut seulement regretter l’absence d’une bibliographie en fin d’ouvrage, qui aurait pu rassembler, voire classer les très nombreuses références, afin de permettre au néophyte de mieux s’orienter au cours de cette étonnante traversée.

Le livre étoffe avec bonheur la collection « La nécessité du paysage », fondée par Jean-Marc Besse en 2018. Ce réseau de figures et d’idées, que l’on peut parcourir en différents sens et en plusieurs fois, promet donc de belles découvertes au lecteur non spécialiste, curieux de découvrir la richesse et la variété des approches artistiques in situ du paysage, en dehors des musées et des pinacothèques.

Bibliographie

  • Besse, J.-M. et Tiberghien, G. A. (dir.). 2017, Opérations cartographiques, Arles : Actes Sud.
  • Didi-Huberman, G. 2011. Atlas ou le gai savoir inquiet, Paris : Minuit.
  • Garraud, C. 1993, L’Idée de nature dans l’art contemporain, Paris : Flammarion.
  • Ingold, T. 2000, The Perception of the Environment. Essays on Livelihood, Dwelling and Skill, Londres-New York : Routledge.
  • Tiberghien, G. A. 2002, Amitier, Paris : Desclée de Brouwer.
  • Tiberghien, G. A. 2012 [1993], Land art, Paris : La Découverte.
  • Tiberghien, G. A. 2011a, Pour une république des rêves, Dijon : Les Presses du réel.
  • Tiberghien, G. A. 2011b [1998], Le Principe de l’axolotl & suppléments. Essai sur les voyages, Arles : Actes Sud.
  • Tiberghien, G. A. 2013, Aimer. Une histoire sans fin, Paris : Flammarion.
  • Tiberghien, G. A. 2018a [1996], Land art travelling, Lyon : Fage.
  • Tiberghien, G. A. 2018b, Récits du monde : explorer, décrire, imaginer, Caen : Éditions de l’IMEC.
  • Tiberghien, G. A. 2019, De la nécessité des cabanes, Paris : Bayard.
  • Tiberghien, G. A. 2020a [2007], Finis Terrae. Imaginaires et imaginations cartographiques, Paris : Bayard.
  • Tiberghien, G. A. 2021, Restaurer les œuvres dans la nature. Éléments de réflexion, Paris : INHA.

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Pour citer cet article :

Olivier Gaudin, « Un atlas du dehors », Métropolitiques, 11 novembre 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Un-atlas-du-dehors.html

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