Dans Altérations paysagères, Denis Delbaere élabore un cadre critique propre aux projets d’espaces publics qui repose sur la mécanique altérative (l’évolution d’un projet dans le temps). À ce titre, il puise dans ses 20 années d’expérience de paysagiste–maître d’œuvre et s’appuie sur des études de cas, pour l’essentiel dans sa région professionnelle aux environs de Lille.
Après avoir démontré l’ambivalence entre la passion que notre société exprime pour la production d’espace public et la pauvreté – au moins quantitative – de sa mise en critique, Denis Delbaere propose de dépasser l’arbitrage binaire et subjectif d’un projet qui serait soit réussi, soit raté. Puisque « dans la plupart des cas, les espaces livrés à l’issue du chantier échappent aux concepteurs » (p. 22), peut-on vraiment parler de réussite ou d’échec ? Peut-on, tout simplement, utiliser une dialectique appréciative pour qualifier l’évolution d’un projet ? On pourra plutôt s’employer à « apprécier la croissance des végétaux, la bonne appropriation des équipements, le respect des allées et des clôtures, le juste dimensionnement des pelouses, l’efficience du réseau d’infiltration ou de stockage des eaux pluviales, la capacité d’accueil de la faune et de la flore » (p. 19), tout comme distinguer la capacité des espaces à accueillir l’imprévu ou du projet à réinterroger son programme.
L’auteur replace le caractère itératif de la production d’espace public au cœur d’une mécanique de l’altération, dont l’étude devient un processus créatif au service des défis qui nous attendent. À cet égard, il était indispensable de saisir les causes de l’altération, d’en décrire les effets et d’établir les fondements d’une critique de l’espace public.
Reconnaître la circularité de la production d’espaces publics
Le processus de production d’espaces publics est présenté comme circulaire (par un retournement du site et du projet sur eux-mêmes) et démocratique (œuvre collective d’un nombre croissant de parties prenantes). Prenons, de façon simplifiée, le cheminement suivant : sur un site donné, une population exprime un besoin et une maîtrise d’ouvrage rédige une commande. Celle-ci est interprétée voire réinterrogée par le maître d’œuvre, qui propose un dessin. Ce dernier évolue pendant les aléas du chantier. Le « résultat » compose avec le temps. Au fil des années, l’altération se manifeste : les formes prennent de l’épaisseur ou s’amenuisent, de nouvelles opérations limitrophes font évoluer les usages, le dysfonctionnement partiel ou complet du site fait naître de nouveaux besoins et la nécessité de reformuler une commande qui sera elle-même réinterprétée… et ainsi de suite.
L’altération se situe dans la complexité de ce qu’il advient entre la réception des travaux et la naissance d’un autre projet. Elle manifeste ainsi une circularité par un retournement du projet sur lui-même, sous l’action du temps et des usages. La mécanique altérative invente et actualise continuellement ses formes. On assiste également à un retournement du lieu sur lui-même lorsque la nature du site, son climat, sa géographie notamment, finissent par s’imposer avec force et supplanter les motifs du projet initial ; comme dit l’adage, « la nature reprend ses droits ».
Construire une mémoire des projets
Bien souvent, pourtant, la circularité de l’espace public reste une représentation mentale. Les archives des projets ne sont pas toujours tenues, les documents se perdent, les acteurs changent. La mémoire disparaît insidieusement. Qui a dessiné ces quais ? Pourquoi la perspective de cette promenade est-elle orientée ainsi ? La largeur de cette allée n’est-elle pas trop importante par rapport à sa fréquentation ? Chaque visite de terrain devient une série de questionnements qui restent sans réponse. Qui pourrait nous les donner, où se trouvent-elles ?
En présentant l’ouvrage comme un carnet d’atelier, jalonné de réflexions écrites et dessinées, Denis Delbaere nous laisse entrevoir les racines de la création du paysagiste et constitue lui-même une partie de l’archivage qu’il souhaite mettre en œuvre (p. 26). On aimerait avoir, pour un projet donné, ce même exercice introspectif avec le point de vue des autres parties prenantes (élu, service, ouvrier, usager, etc.). Elles ont chacune leur manière de s’exprimer : notes écrites, carnets dessinés, paroles volées, maquettes et prototypes, planches d’essais, etc.
Nous pourrions faire le lien avec l’émergence du BIM (building information modelling, ou modélisation des informations du bâtiment) dans le domaine de la construction. Mettons de côté les logiciels et les technologies qui animent cette méthode de travail ; le BIM part du même postulat : les projets sont de plus en plus complexes, réunissent un nombre croissant d’acteurs, et nécessitent donc de travailler et d’archiver toutes les étapes d’un ouvrage au même endroit. Si, dans ce cas, l’outil de la maquette numérique a été choisi, il s’agira de trouver une forme adaptée pour les projets d’espaces publics. À titre expérimental ou dans le cadre d’une recherche-action, certains projets pilotes ne pourraient-ils laisser place à un suivi et un archivage sur le long terme des différentes étapes de création d’un espace public, voire faire pleinement partie du jeu de la commande publique ? Malgré les difficultés évidentes d’une telle affaire, « il y a urgence à créer des archives et construire une historiographie du projet de paysage » (p. 26).
Doter les effets de l’altération d’une grammaire
La grammaire de l’altération est portée par sept figures qui, selon l’auteur, représentent « des tendances évolutives qu’il est […] possible de déceler dans tout projet d’espace public, à des degrés et à des moments différents » (p. 157) : ruines, îles, fondations, tracé, bois, germe et pôle. Pour motiver cette énumération, il prend méthodiquement appui sur ses diverses expériences de maître d’œuvre en décortiquant l’état des lieux, le projet, puis son altération. L’analyse est autant froide, clinique et factuelle, que personnelle : l’auteur expose ses sentiments, ses doutes, ses déceptions et ses surprises. Le lecteur suit les péripéties des projets, marquées de revirements, de décisions politiques, d’évolutions de programmes, d’aléas, etc. Nous comprenons ainsi toute la complexité du processus de fabrication d’espaces publics dans un cadre social et temporel donné. Les altérations sont mesurées sur plusieurs années à l’aune d’un projet initial.
Par exemple, les premières figures que l’auteur identifie proviennent de la transformation des espaces par les usages. Les ruines sont les reliques d’un projet qui, isolées, forment des objets dénués d’usages et déconnectés de leurs environnements. Elles formulent un message insaisissable, mais susceptible de nourrir l’imaginaire. D’autres figures, comme le tracé, témoignent de la capacité des espaces à imposer eux-mêmes des usages dans leur environnement. Ce dernier peut être une « ligne de force » du paysage, révélée par le projet initial, qui finit par s’imposer même si elle est en partie délitée. Enfin, à contresens de la conception paysagère de l’espace public, la logique de pôle consiste à inscrire des équipements très attractifs sans considérer la composition paysagère du projet, et dont les nouveaux usages, en générant des pôles, vont redéfinir spontanément les tracés et les liaisons. Cette grammaire compose ainsi une grille de lecture et d’analyse pour les projets d’espace public.
Un silence critique
Si, comme l’explique Denis Delbaere, la critique disparaît progressivement des revues de paysage ou d’urbanisme, elle ne semble pas davantage s’imposer dans nos pratiques quotidiennes de concepteurs. « Pourquoi devrait-on communiquer sur un projet qui n’a pas rempli ses promesses ? Ne risque-t-on pas de mettre en doute nos compétences ? » Il arrive aussi que certains d’entre nous, réticents à l’idée d’être critiqués et persuadés d’avoir le monopole des bonnes manières, s’emploient à convoquer le consensuel « esprit des lieux » comme une façon incantatoire d’éteindre tout débat. Désormais, de nombreux projets œuvrent à ne plus appliquer de recettes génériques, à bien connaître les spécificités géologiques, climatiques ou culturelles de chaque site. Dès lors, « comment mon projet pourrait-il être contesté ? »
Pourtant, « ce dont cette critique veut rendre compte, ce n’est ni de l’intelligence d’une conception initiale ni de la nature ou de l’intensité d’une appropriation sociale et biologique, mais de la relation qui se tisse dans le temps entre ces deux instances dénuées de réalité si on les sépare » (p. 19). La critique comprise en ce sens ne peut se mettre au service d’une optimisation illusoire de la production d’espace public ; elle se tiendrait davantage aux côtés d’une créativité sans cesse renouvelée. N’est-ce pas, finalement, une façon de mettre en valeur le travail de conception que de savoir le présenter dans sa complexité, dans le temps long de l’altération et en s’imposant « les règles propres à toute recherche en sciences humaines et sociales. » (p. 185) ?
Nourrir et dépasser le champ de la conception
Il me semble que la critique d’espace public telle qu’elle est présentée par l’auteur doit se partager au-delà d’un cercle d’initiés, en s’inscrivant notamment dans les outils existants qui laissent place à diverses formes de concertation. C’est le cas des Plans de paysage qui visent à construire un programme d’action en faveur des paysages et qui permettent de faire des passerelles entre les bureaux d’études, les techniciens, élus, partenaires et habitants. Autrement dit, ils mettent en dialogue les différents acteurs d’un territoire en plaçant le paysage au cœur des débats. L’agence Folléa–Gautier, au sein de laquelle je travaille, prend part à ces études prospectives depuis plus de 30 ans. Dans le cadre du Plan de paysage de la communauté urbaine de Dunkerque, et à la faveur de la crise Covid, nous avons fait évoluer notre méthode de co‑construction du programme d’action. La sociologue qui nous accompagnait sur son acceptabilité sociale a imaginé un format de « causeries » (photo 1) qui reposait sur quelques principes très simples : cheminer avec différents acteurs du territoire sur un lieu en adéquation avec un thème précis (les compensations écologiques, la pression foncière, les coupures des grandes infrastructures, le soin de l’espace public, la qualité des sols, etc.). En parlant librement des espaces traversés et sans disposer de l’histoire des projets, nous pouvions être à la fois dans le questionnement et l’enquête (photo 2) ; dans l’expérience physique et sensible des lieux comme un moyen de prendre conscience collectivement d’un dysfonctionnement (photo 3) ; voire d’adopter une posture permettant de remettre en question la façon de travailler et de construire la ville. « Les coupures que l’on identifie sur le terrain correspondent aux coupures à l’intérieur de nos services. On fonctionne en silo. Il faut que l’on travaille ensemble. »
Photo 1. Principe de causerie à Grande-Synthe. Moment d’échange sur le rapport entre les formes urbaines et le cadre de vie.
Photo 2. Ce qu’il reste d’un alignement d’arbres dans un quartier proche du Banc-Vert, à Dunkerque. Les traces au sol nous interrogent : « Pourquoi en est-on arrivé là ? » Un habitant : « vous venez couper les autres ? Non parce qu’il est difficile de se garer… ».
Photo 3. L’accès à la promenade littorale de Malo-les-Bains (Dunkerque) traverse les voitures, potelets, bordures, barrières, pontons, bacs à fleurs, escalier abîmé, etc. L’espace public est, ici, le résultat fortuit de différentes opérations successives qui ont laissé une place prédominante à la voiture et aux normes qu’elle impose. Paroles recueillies pendant la causerie : « Il faut désencombrer l’espace public et se débarrasser du superflu ».
Enfin, l’exercice (d’auto)critique, d’archivage ou l’utilisation d’une grammaire commune de l’altération apparaît comme une méthode de travail. Elle nous invite, en tant que concepteurs, à nous accommoder de l’imprévu, à réévaluer nos choix jusqu’aux ultimes moments du rendu ou du chantier, à reconnaître la circularité d’un processus dont nous ne sommes qu’un maillon relatif. Dans quelle mesure la place que je dessine est-elle en capacité de dépasser son programme ? Si les usages et les besoins changent, que restera-t-il ? Les matériaux pourront-ils être réutilisés par la prochaine équipe de maîtrise d’œuvre ? Si l’entretien s’arrête, la fontaine centrale n’est-t-elle pas destinée à devenir une ruine ? L’alignement d’arbres incarnera-t-il toujours un tracé ?
Au-delà de l’exercice critique, donc, il s’agit d’une façon très singulière de faire du projet et de le partager. J’y vois une démarche réflexive qui se concentre davantage sur le travail préparatoire, les trajectoires humaines et le temps de l’altération que sur les qualités d’un espace fraîchement livré. Cette méthode s’adresse habilement à tous les artisans de l’espace public qui souhaitent collectivement participer à sa mise en critique. Elle a vocation à infuser, plus largement, chez toutes celles et ceux qui le pratiquent et l’animent.