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Marcher, dessiner, penser : leçons de paysage

Qu’est-ce qu’un paysage ? Dans son dernier ouvrage, le paysagiste Alexis Pernet interroge, par des enquêtes situées combinant texte et dessin, le regard que nous portons sur nos lieux de vie.

Recensé : Alexis Pernet, Au fil du trait. Carnets d’un arpenteur, Marseille, Parenthèses, « La nécessité du paysage », 2021, 168 p.

Le paysage est une notion difficile à définir. Selon la plupart des dictionnaires, ce serait une « partie d’un pays, étendue de terre que la nature présente à l’observateur [1] ». En 2000, la convention du Conseil de l’Europe sur le paysage (ratifiée par la France en 2006) a enrichi cette définition : « Paysage désigne une partie de territoire telle que perçue par les populations, dont le caractère résulte de l’action de facteurs naturels et/ou humains et de leurs interrelations. » Cet élargissement résout une partie des dissensions historiques marquant la trajectoire de cette notion en France. Le paysage ne peut se réduire à la réalité physique du monde qui nous entoure, mais naît de l’interaction entre ce monde et ses habitants, des outils sensoriels qui le perçoivent, au gré d’une mise en tension entre l’espace et celles et ceux qui l’observent et l’habitent. Dans Au fil du trait, Alexis Pernet invite à un retour aux fondamentaux en interrogeant le regard paysagiste : de quels outils disposons-nous pour étudier cette « composante essentielle du cadre de vie des êtres humains [2] » ?

Au travers d’une exploration en six tableaux, l’ouvrage fait découvrir au lecteur des territoires variés et complémentaires au travers d’un récit écrit et illustré. Partant de l’exploration et du dessin comme outils de compréhension, l’auteur transcrit ses observations et ses réflexions. Chaque escale permet de s’approcher d’une définition de la notion complexe du paysage.

Le carnet de voyage, médium et outil

Alexis Pernet n’est pas qu’un paysagiste [3] au sens premier du terme, il est aussi paysagiste-concepteur et enseignant dans une école de paysage. Se présentant comme un « professionnel-explorateur », c’est donc un regard complet qu’il propose : de l’œil au trait, de la perception à la restitution puis à l’interprétation, et enfin à l’action collective – soit physiquement par le biais de l’aménagement, soit réglementairement par le biais de la planification. Ses voyages lui permettent d’interroger chacun des lieux qu’il arpente et retranscrit, mais aussi sa pratique en tant que paysagiste et dessinateur assidu.

Au fil du trait propose d’arpenter aux côtés de l’auteur quelques morceaux choisis parmi ses nombreuses pérégrinations, menées dans le cadre de son activité professionnelle ou de résidences : six carnets correspondant à six lieux différents, quatre en France et deux sur le continent américain, font chacun l’objet d’un chapitre dédié et illustré. Les pages des carnets apparaissent dans leur forme brute, simplement reproduites, ce qui donne l’impression agréable de pouvoir les feuilleter. Les illustrations sont des croquis au trait, pris sur le vif, en noir et blanc, plus rarement avec un peu d’aquarelle ou d’encre. Ce mode de représentation n’est pas sans rappeler la publication des pléthoriques carnets de dessin de David Mangin (Mangin 2015).

Dans l’ouvrage, l’auteur part du carnet de voyage comme médium et outil pour s’interroger sur ce qui constitue l’acte de dessiner et d’écrire. Il questionne la manière de se positionner vis-à-vis de cette pratique, mais aussi le statut de ces images et les conditions de leur production. Pour Alexis Pernet, le carnet est un support d’émerveillement tout autant qu’un outil de consignation et de mémoire. Dessiner comme on écrit pour fixer les choses, les rendre intelligibles aux autres mais avant tout à soi-même. « Dessiner est une manière d’entrer dans une relation très étroite, et singulière, avec ceux qui peuplent et fabriquent le paysage » (p. 8).

Figure 1. L’horizon du fleuve. Carnet des rangs québécois. Première illustration : Du balcon de Roberto, 2 août 2005

Figure 2. Sous le lac Trois-Saumons, 22 juillet 2005

Alexis Pernet, Au fil du trait. Carnets d’un arpenteur, Marseille, Parenthèses, « La nécessité du paysage », 2021.
© A. Pernet, 2023.

Transcrire ses observations

Le panel assez large et forcément lacunaire d’explorations choisies permet d’aborder différents aspects des paysages et de leurs composantes : géographiques, physiques, climatiques, sensorielles, sociales, écologiques, patrimoniales… Ses récits sont un apprentissage du regard, une manière d’interroger le monde où nous vivons et ses changements à venir.

Dans son premier carnet sur les rangs québécois autour de Saint-Jean-Port-Joli, l’auteur décrit un paysage fait de marges et de frontières, borné par deux grands horizons distants et fantasmés : le fleuve et la forêt. Ces deux éléments géographiques fondent l’organisation particulière de ce paysage, tout en étant paradoxalement coupés de toute forme de connexion directe ou de lien physique. Première leçon de paysage : la nature sauvage préservée de l’homme est un mythe. Rares sont les lieux encore intacts de tout passage, de toute intervention humaine ; la forêt, plus que toute autre, véhicule cette image romantique de lieu préservé, cette « nature d’après, qui renvoie à un milieu originel perdu » (p. 26).

Dans le prolongement de ce premier chapitre qui initie l’arpentage comme outil primordial de compréhension, le suivant, « Carnet du vent, Middle West américain », étend cette réflexion à une échelle bien plus vaste, aux côtés de l’artiste canadien Patrick Beaulieu [4]. Comment prendre la mesure et retranscrire ce qui n’est pas visible, les forces en mouvement qui composent des paysages et influencent leur perception ? Ici il s’agit du vent, mais cela pourrait être le temps qui passe, le temps qu’il fait, les saisons, la sonorité, etc. Cela fait partie de l’un des aspects essentiels du métier de paysagiste : composer avec l’invisible, le mouvant et le vivant.

La suite logique de cette errance, après avoir arpenté la route, est de la prendre comme objet d’étude. Il s’agit dans le troisième chapitre de la grande route du Livradois-Forez. Vecteurs de flux, d’échanges et de déplacements, les routes sont très souvent à l’origine de l’organisation d’un territoire. L’auteur interroge la résultante de ces infrastructures, qu’elles soient géographiques ou anthropiques et l’opportunité des « délaissés », soit l’espace en creux entre ces structures linéaires, que personne n’a planifié. Il invite le lecteur à un changement de regard et de paradigme, à considérer les « espaces vides », les « délaissés », les impensés comme « d’étranges jardins, dont le statut nous échappe » (p. 79).

Figure 3. Carnet de la grande route, Livradois-Forez, Auvergne. Olliergues, 25 août 2016

Alexis Pernet, Au fil du trait. Carnets d’un arpenteur, Marseille, Parenthèses, « La nécessité du paysage », 2021.
© A. Pernet, 2023.

Toujours en itinérance, son voyage aux Planèzes permet d’expérimenter une ascension faite de points de vue sans cesse renouvelés, à travers le vaste paysage cantalien. La distance induite par le mode d’observation du paysage permet à l’auteur de s’interroger sur la permanence et l’évolution des lieux, mais aussi sur la notion d’habitat. Il évoque la nécessité d’échanger avec les habitants, d’approcher la sociologie des territoires et la dimension économique des lieux. Qu’est-ce qui nourrit l’attachement à un espace ? Quelles en sont les conditions ? Comment organiser une coexistence autour de lieux collectifs ?

Le cinquième chapitre s’ouvre sur le bouleversement climatique en cours et la profondeur des changements à venir, qui affectent déjà les différentes sphères de nos vies. « Le paysage n’a pas encore effacé les traces de l’ordre ancien qu’il faut déjà repenser l’adaptation de ses strates les plus récentes » (p. 113). Ce chapitre aborde les couches historiques qui ont fondé l’organisation humaine et les paysages. De l’ancien monde paysan d’avant-guerre à la reconstruction en passant par la modernisation agraire, ces bouleversements sont lisibles dans l’architecture et l’organisation des fermes et des granges du Cotentin. Sa situation de « seuil littoral [5] » constitué des marais et de polders en fait un lieu où le dérèglement climatique aura un impact conséquent avec la montée des eaux. Comment redéfinir des paysages à venir et « pour l’heure imprévisibles » ? Peut-on s’inspirer des « paysages low tech », des « ressources contenues dans les paysages vernaculaires [6] » « pour créer de nouvelles configurations, de nouvelles manières d’habiter ce monde en crise » (p. 113) ?

Enfin, le dernier carnet nous mène dans le marais mouillé poitevin, afin de considérer les paysages « patrimoniaux » et la pointilleuse question de leur préservation. Comment intervenir dans un site patrimonial et vivant, dont l’existence dépend d’une part d’une espèce végétale à remplacer car atteinte de maladie [7] et d’autre part entretenue par des pratiques séculaires aujourd’hui remises en cause ? Décrire ce paysage apprécié et protégé permet d’aborder la question des institutions, de la gouvernance et des jeux d’acteurs. Les organisations politiques, administratives et associatives sont aussi des constituants majeurs des paysages et des territoires. Autour des ressources communes, comment fédérer des acteurs parfois nombreux, dont les intérêts peuvent diverger ? Quelles sont les modalités de la coopération, au-delà des divergences qui peuvent exister ?

Figure 4. Carnet du marais mouillé poitevin. Ferme ouverte au jardin de Matthieu Guillot, Arçais (Deux-Sèvres), 10 octobre 2017

Alexis Pernet, Au fil du trait. Carnets d’un arpenteur, Marseille, Parenthèses, « La nécessité du paysage », 2021.
© A. Pernet, 2023.

Transmettre : « l’humanité ne sait pas encore où elle habite »

Chaque carnet, chaque étape permet non seulement de découvrir un lieu exploré par Alexis Pernet, mais aussi certaines facettes du métier de paysagiste-concepteur et de questionnements plus généraux sur notre société, en reliant « l’expérience du paysage, les outils de sa saisie (la description par les mots et par le dessin) et l’interrogation sur son devenir » (p. 9). En préambule, l’auteur définit le rôle du paysagiste : « il peut aujourd’hui contribuer à montrer ce qui, à partir du paysage, […] peut encore nous servir à mieux habiter notre coin de Terre » (p. 8). Le paysagiste a la capacité à lire et décrypter le monde qui l’entoure, à transmettre cette vision pluridisciplinaire [8] et, par le biais de démarches innovantes, à œuvrer pour l’amélioration des territoires et du cadre de vie des habitants humains et non humains.

L’auteur part du postulat que « l’humanité ne sait pas encore où elle habite » (p. 8). Cet ouvrage permet d’entrer en connaissance avec le monde qui nous entoure, de le découvrir au travers de ces instantanés et de ces morceaux choisis, comme des fragments de la grande mosaïque des lieux habités par l’humanité. Ce livre fait écho en ce sens à l’ouvrage de Jean-Christophe Bailly, Le Dépaysement, dont le sujet est une exploration géographique et littéraire du territoire français ; l’auteur en interroge la singularité (Bailly 2011). Là aussi, le moyen de l’exploration est une succession de déplacements en forme d’errance, tandis que le récit s’organise par le choix de lieux précis décrits dans leurs composantes géographiques, historiques, sociales et sensibles, comme autant de pièces issues d’un puzzle bien plus vaste.

Au fil du trait est une ode à l’exploration, un voyage à l’ancienne où l’on prend le temps d’arpenter les lieux, de s’en imprégner en essayant de les décrypter et les comprendre ; et, enfin, de transcrire cette expérience par le trait, écrit et dessiné. « Le carnet de dessin est une technologie modeste » (p. 9), rappelle-t-il. « Aussi ce livre s’adresse-t-il, au final, à un public que je souhaiterais convaincre de la nécessité d’accorder à cette exploration du paysage le tempo qui lui convient » (p. 11). Une expérience de voyage low tech, comme il se plaît à dire, requiert de bonnes chaussures de marche, un carnet et un crayon comme seuls bagages afin de « transmettre l’émerveillement que peut susciter la rencontre avec un paysage » (p. 86).

Figure 5. Carnet du marais mouillé poitevin. Marais du Vanneau-Irleau, 17 novembre 2019

Alexis Pernet, Au fil du trait. Carnets d’un arpenteur, Marseille, Parenthèses, « La nécessité du paysage », 2021.
© A. Pernet, 2023.

Bibliographie

  • Pour une définition du métier de paysagiste concepteur par le ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires : https://objectif-paysages.developpement-durable.gouv.fr/les-paysagistes-concepteurs-28#scrollNav-3.
  • Bailly, J.-C. 2011, Le Dépaysement. Voyages en France, Paris : Éditions du Seuil.
  • Beaulieu, P. : http://patrickbeaulieu.ca/.
  • Berque, A., Conan, M., Donadieu, P., Lassus, B. et Roger, A. 1994. Cinq propositions pour une théorie du paysage, Seyssel : Champ Vallon.
  • Jackson, J. B. 2003, À la découverte du paysage vernaculaire, Paris : Actes Sud.
  • Mangin, D. 2015, Desire Lines, Marseille : Parenthèses.

Pour aller plus loin, croisement de regards sur le paysage :

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Pour citer cet article :

Loïe Jacotey, « Marcher, dessiner, penser : leçons de paysage », Métropolitiques, 8 mai 2023. URL : https://metropolitiques.eu/Marcher-dessiner-penser-lecons-de-paysage.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.1910

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