À travers une « modeste promenade » dans son environnement quotidien, le quartier périphérique de Koenigshoffen à Strasbourg, le philosophe Mickaël Labbé nous invite à suivre le chemin de sa réflexion sur les manières d’habiter la ville, et de l’habiter même si. Même si, car face à l’angoissante idée d’un espace urbain qui pourrait devenir inhabitable avec les effets du changement climatique, l’auteur prend le parti de rester.
Restons en ville : un appel à l’anti-exode urbain
Aux alentours s’amorce par l’expérience du rétrécissement de l’espace habité lors du confinement de mars 2020, où l’auteur entreprend le « récit de la naissance d’une passion progressive pour ce lieu » qu’il habite. Partant d’une perception renouvelée du logis, il élargit l’objet de son exploration au dehors, nous emmenant dans les lieux qu’il traverse et fréquente quotidiennement. Par un récit humble, dans le sens où l’auteur montre que lui aussi cherche à l’aveugle à retrouver des liens essentiels mais tenus à distance, il cherche à raconter les interactions avec notre entourage physique et social, à inventer une écologie de l’habiter.
L’essai se place donc en défenseur et réenchanteur de la ville, à l’inverse de la diabolisation des espaces urbains – un contrechamp particulièrement développé par Jean Giono dans son essai Les Vraies Richesses, qui décrit le Paris des années 1970 comme une « ville d’erreur et d’amour de l’erreur », n’hésitant pas à dépeindre la vie des citadins comme un enfer. Mickaël Labbé rappelle que nous n’avons nulle part où aller, que gonfler les campagnes n’aura pas grand sens, ni pour nous ni pour ceux que nous envahirons. Quand Giono écrit : « demain je serai loin », « je suis celui qui se délivre avec le plus d’aisance », son récit devient pour nous pure utopie, décuplant notre frustration d’urbains prisonniers : lui sait où aller, et se dirige vers sa terre natale, sa terre aimée. Si Giono fait mine de se poster en guide d’un exode urbain à rebours de la dynamique de son époque, vers les campagnes, mais il ne sauve que lui-même.
L’auteur cherche donc, au fil de réflexions qui ne semblent pas dirigées par un plan argumentatif, mais par la forme plus libre d’un vagabondage (le texte est jalonné d’une série de photographies des lieux cités), une manière d’« habiter l’Anthropocène, avec toutes les contradictions que cela comporte ». Cet effort passerait par un travail individuel et par celui, collectif, de la fabrique de la ville, de sa déconstruction en tant qu’entité contre nature, en un sens impropre à la vie (la nôtre comprise).
Les arrières des villes
Mickaël Labbé écrit depuis les coulisses du centre-ville de Strasbourg. Elles s’appellent ailleurs périphérie, banlieue, faubourg. Mal connues, elles sont souvent fantasmées, idéalisées ou au contraire méprisées. Ce territoire qui cerne les villes est décrit comme le lieu de toutes les perspectives, contrairement aux centres densifiés au maximum : là, il reste des friches et des lieux non bâtis, aux usages flottants, pour lesquels l’auteur imagine un amusant sigle à inscrire dans les règlements d’urbanisme, les ZLU (Zones de libération des usages). Cet acronyme abrupt revêt une certaine poésie : celle de laisser le droit à cet espace d’exister pour lui-même, et non pas pour la programmation que certains voudraient lui imposer.
Les habitués de ces banlieues seraient tentés de s’identifier à celle décrite par l’auteur. Pour ma part, c’est le Val-de-Marne, longtemps territoire « servant » de la capitale, au paysage balafré par toutes les artères nécessaires à faire battre le « cœur » de la France : autoroutes, aqueducs, voies ferrées, aéroports, MIN (Marché d’intérêt national), réseau haute tension EDF, gazoducs… dans l’indifférence la plus totale au paysage préexistant, sa topographie et ses charmes de faubourgs ou de campagne décrits par les poètes et écrivains qui s’y promenaient le dimanche. Labbé le dit, il y a même dans ces lieux défigurés une beauté saisissante. Des réalités si contrastées se confrontent, voire se percutent, entre infrastructures massives et résidus d’une ruralité encore vivante, comme par miracle.
L’auteur renforce sa description de cet arrière de ville, relevant l’ignorance dont il semble faire l’objet, par cette question : « Les puissants passent-ils parfois sous l’autoroute ? » Demandons-le aux puissants de Paris. Qui s’amuse à sortir du manège du périphérique, pour aller se perdre dans ces territoires si denses, habités, complexes, si vivants ? Qui emprunte – ou seulement regarde – l’ancienne N7, équivalente de la voie romaine évoquée par Mickaël Labbé, à première vue un véritable enfer suburbain ? J’y passe pour me rendre au travail, et y découvre des trésors. Un soir, sous un échangeur autoroutier, palais de béton aux tentacules déployées, une forme forte et entière bouge, avance. C’est un cheval de trait, majestueux, qui passe tranquillement, le blanc de son pelage éclairant comme une lanterne – ou comme un fantôme – ce passage sombre, privé de la lumière du soleil. La puissance de son corps contraste avec le monstre inerte et gris, tempête de sable figée en des formes courbes hallucinantes, et sa trajectoire imperturbable, son odeur chaude derrière lui, sa trace.
Dans ces lieux existe un potentiel de créativité : l’espace de l’invention collective et individuelle du changement de ce que pourrait signifier habiter l’Anthropocène. En cela, à qui serait destiné cet ouvrage ? Probablement à tous les habitants périurbains, extra-muros, banlieusards et autres riverains des alentours.
Dépossession ou respect des lieux
On sent parfois, par le jugement de l’auteur envers ceux qui construisent la ville, accusés de greenwashing ou encore d’être de méchants promoteurs, la distance séparant l’habitant de ceux qui aménagent des lieux où ils ne vivent pas, et la part d’incompréhension qui en découle. On pressent que l’éloge de la vie de proximité pourrait tomber dans l’écueil d’une fermeture sur soi, d’un rejet systématique de ce qui vient de l’extérieur. Face à ce sentiment de dépossession, on pourrait répondre en faisant honneur au travail des concepteurs qui savent s’imprégner de l’esprit d’un lieu, être sensible à sa beauté et à sa singularité, être à l’écoute de ses habitants. Y intervenir avec respect.
Dans l’ouvrage, il est peu question de cet aspect social de la fabrication de la ville, des temps de rencontre, de concertation ou de « co-conception », qui visent à prendre en compte la parole et les besoins des usagers d’un lieu. Par exemple, de la richesse que peut nous apporter la concertation des enfants dans les projets dont ils sont eux aussi les usagers premiers (parcs, cours d’écoles, espaces publics…) [1]. À leur écoute, nous pouvons rééquilibrer les langages techniques, institutionnels des « adultes » par la dimension poétique de leurs perceptions : poétique dans le sens d’une capacité à saisir avec épure la complexité du réel. À nous, concepteurs, la délicate tâche d’articuler ces voix (celles du lieu, des habitants humains et non humains) pour laisser naître un projet partagé.
Changement de regard
Mickaël Labbé, qui met en scène sa vie quotidienne, emprunte un chemin qu’il découvre en même temps qu’il en parle : il s’émerveille de la présence des autres êtres vivants, co-habitants de son quartier, avec une naïveté de nouveau-né sur ce qui a toujours été là, mais auparavant jamais ou mal regardé. On sent le déséquilibre entre sa connaissance théorique, universitaire, de philosophe et connaisseur de l’architecture et de l’urbanisme, et son approche de néophyte du vivant, aidé par un ami en ce qui concerne les oiseaux, mais pas pour la description des espèces végétales de son environnement quotidien. Cette sensibilité atrophiée des urbains, cherchée ici à tâtons, est décrite de façon saisissante par Giono :
Tu avais détruit tes yeux, tes oreilles, ta bouche, le pouvoir de ton corps, la sensibilité de ta peau, bouché tous les corridors de ta chair. Il ne te restait plus pour prendre contact que ton intelligence. Instinctivement tu savais que te séparer c’est mourir, tu as adoré ton intelligence qui te permettait encore de joindre et ainsi de persister (Giono 2002).
Cette dissymétrie d’approche a pour effet de nourrir la prétendue opposition entre nature et culture, et donc de desservir l’objectif souhaité par l’auteur. Elle questionne sa légitimité à se positionner comme rassembleur de deux entités, dont l’une reste méconnue.
Autre écueil frôlé par l’auteur lors de sa description personnifiée d’un héron : celui de l’anthropomorphisme, qui fait suggérer à Marielle Macé de ne pas aller trop loin dans la recherche d’une compréhension des langages non humains. Elle invite à la plus grande humilité dans notre rapport avec ces vivants cohabitant avec nous, que nous ne devons pas forcément chercher à comprendre, mais plutôt accepter de ne pas comprendre [2].
Il est question dans cet ouvrage d’un « regard écologique sur la ville », de reconnaissance de l’existence des autres formes de vivant. Les écologues, dont la posture a pu auparavant être celle d’avocats du vivant, portent à présent une vision plus globale, incluant l’humain. Ils trouvent leur complémentarité avec l’approche du paysagiste, qui, aménageant des lieux pour les usages humains, ne peut le considérer comme un nuisible. Ensemble, ils doivent faire cohabiter l’ensemble des vivants, selon une visée qui dépasse le politique tel que perçu actuellement, comme l’explique par exemple le philosophe Emanuele Coccia lors de la conférence « Sols vivants, socle de la nature en ville [3] ».
Au fondement même de la profession de paysagiste concepteur [4], il existe cette nécessité d’un équilibre entre connaissance théorique et perception sensible affûtée. Ici, des étudiants font l’exercice de modeler en plâtre la tête d’un insecte à l’échelle de leur visage : pour enfin pouvoir le regarder dans les yeux et prendre conscience de son altérité. Là, ils exercent leur regard, mais aussi leur écoute d’un lieu : aller explorer un site de projet la nuit ou au petit matin. Surprendre le renard, la biche par un contact fugace, électrisé d’adrénaline pour l’un comme pour l’autre. Arpenter un terrain sous un soleil de plomb, sentir l’odeur du goudron qui fond et colle aux chaussures, dessiner sous la pluie, être trempé jusqu’aux os, dormir chez l’habitant, fermer les yeux, rester immobile, pour sentir soudain le mouvement autour de soi, de la moindre branche, du plus léger feuillage. L’approche sensible, l’intelligence des sens, comme fondement d’une attention portée au lieu.
Habiter le monde, ensemble
Quelque chose m’interpelle dans ce récit à une voix qui questionne la façon d’habiter le monde aujourd’hui : est-ce possible qu’il s’agisse d’un projet individuel ? L’auteur parle et pense seul d’écologie urbaine, cherche à percevoir la pluralité des interactions possibles, bien sûr en se référant à d’autres penseurs, mais n’est-ce pas encore rester dans un entre-soi de sachants ? Où sont les sans-voix qui habitent le quartier ? L’auteur parle des sans-abri et réfugiés sous les ponts ou sous les tentes, des vieux jardiniers qui ne vont jamais en centre-ville, qui habitent pleinement ces lieux périphériques. Mais où sont celles et ceux qui n’ont pas ou peu la possibilité de sortir de ce qu’il appelle notre seconde peau, le logis ? L’auteur part du confinement, car il est vrai que l’ensemble de la population a soudain été réduit dans ses mouvements, de façon brutale et presque unanime. Mais cela n’a étonné que les actifs, qui avaient l’habitude d’une totale liberté de mouvement. Pour certains, ce n’était pas la première fois, pour d’autres, c’était déjà le quotidien : nouveau-nés, accouchées, vieillards, personnes handicapées, malades, détenus. N’existe-t-on que si notre présence est visible dans l’espace public ?
D’autre part, la forme même du livre n’est-elle pas l’entrave essentielle au projet visé ? Celui de réinventer une façon d’habiter reliée au vivant quel qu’il soit peut-il se penser en figeant la pensée par l’écriture ? L’intention de brouiller les frontières qui scindent nature et culture en deux entités distinctes ne doit-elle pas se vivre par la fréquentation assidue de la nature, qui, comme le dit Louis Espinassous (2019), nous lie jour après jour d’amitié, de sympathie, d’affinité, avec notre milieu de vie ? Cet auteur et animateur de « camps nature » dans les Pyrénées laisse les enfants (en jouant, grimpant, prenant des risques) apprendre par l’expérience vécue et sensible, se rendre familiers de leur environnement. Il s’agit de construire chacun sa relation personnelle au monde, distinguant l’éducation à l’environnement de l’éducation par l’environnement, qui peut se passer de celui qui s’interpose entre l’apprenant et le sujet, au risque d’imposer un savoir unique et abstrait.
Enfin, comment redonner la place à ce que les cultures de l’oralité, décrites notamment par Philippe Descola (2005), savent faire mieux que nous ? Comment retrouver toute la connaissance sensible que nous avons muselée ou ignorée pendant des siècles, de ceux qui savent vivre au sein du vivant ? En écoutant ces savoirs et savoir-faire négligés, nous pourrions apprendre à tisser avec nos entourages humain et non humain des liens d’une complexité et d’une richesse infinie, afin d’habiter poétiquement le monde.
Bibliographie
- Anthologie manifeste. 2016. Habiter poétiquement le monde, Paris : Poesis.
- Descola, P. 2005. Par-delà nature et culture, Paris : Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines ».
- Espinassous, L. 2019. Pour une éducation buissonnière. Retrouver le rythme naturel de l’enfant, Saint-Claude-de-Diray : Éditions Hesse.
- Giono, J. 2002 [1936]. Les Vraies Richesses, Paris : Grasset, « Les Cahiers rouges ».
Pour aller plus loin
- Bobin, C. 2018. Le Plâtrier siffleur, Paris : Poesis.
- Conférence en ligne, 2021. « Sols vivants, socles de la nature en ville », avec Henri Bava, Michel Hössler, Olivier Philippe, fondateurs de l’Agence TER, et leurs invités : Gilles Gallinet, géologue naturaliste, Nathalie de Noblet, bioclimatologue, et Emanuele Coccia, philosophe.
- de Précy, J. 2011. Le Jardin perdu, Arles : Actes Sud, « Un endroit où aller ».
- Idiart, P. 2002. Herbes folles. Beauté des graminées sauvages, Paris : Flammarion.
- Jouanard, G. 2004. La Saveur du monde, Paris : Phébus.
- Macé, M. 2019. Nos cabanes, Lagrasse : Verdier, « La petite jaune ».