Le projet de l’Atlas des régions naturelles est moins fou qu’il n’en a l’air ; il est même assez classique à première vue. Depuis 2017, Éric Tabuchi et Nelly Monnier se proposent de constituer une archive photographique du territoire français, riche d’environ 25 000 vues. À cette fin, le travail combine des outils classiques, voire rustiques – cartes et plans, itinéraires motorisés (mais hors des autoroutes), protocole de classement – avec des techniques d’archivage numérique et de mise en ligne. Ces derniers procédés permettent l’accumulation, la comparaison et la juxtaposition des images ainsi que leur mise en série sous la forme d’une suite de livres, dont les deux premiers, ARN vol. 1 et ARN vol. 2, sont parus fin 2021 et début 2022. Assez épais (384 p.), ils sont mis en page selon un format vertical (17 × 32 cm) multipliant les possibilités de maquette. Les ouvrages sont eux-mêmes composés en séries dont les intitulés correspondent en majorité, bien que de manière non exclusive, à une « région naturelle ». Ainsi, le premier volume comprend les chapitres suivants : Beauce, Cévennes méridionales, Faucigny, Amers, Forez, Garrigues, Nivernais, Camouflage, Pays d’Ouche, Porcien, Santerre, Initiatives personnelles, Trégor, Val de Loire tourangeau, Hautes Vosges lorraines, Piscines verticales. Dans le second, on trouvera : Cambrésis, Chablais, Domfrontais, Buffet à volonté, Haut Agenais, Haute Marche, Langrois, Enseignes-Objets, Médoc, Pays d’Othe, Plateau de Sainte-Maure, Non, Presqu’île guérandaise, Roussillon, Valentinois, Remises.
L’objectif déclaré des auteurs est la constitution progressive d’une collection d’ouvrages « couvrant » l’ensemble du territoire de manière pseudo-encyclopédique. Il suffit de consulter le site internet dédié au projet (https://www.archive-arn.fr/) pour percevoir la part de jeu, d’humour décalé et d’invitation à réfléchir que contient une telle ambition. Un site jumeau complète la présentation de ce projet présenté comme une « initiative indépendante », ce qui n’exclut certes pas les subventions de différentes institutions publiques (https://atelier-arn.fr/).
Un atlas pour quoi faire ?
Mais pourquoi un atlas ? Il ne s’agit ni de portraits de localités, ni d’un nouveau Tableau de la France à la manière du géographe Vidal de La Blache, ni d’un énième Paysages français ; ni même d’une enquête critique ou d’un état des lieux du pays ; mais d’une invention formelle qui engage un assez lourd protocole, où le bâti tient une place proéminente mais non exclusive. Les photographes ne dédaignent pas de cadrer une écluse, une palissade anonyme ornée d’un graffiti, un animal dans son enclos, un terrain vague, des entassements de pneus, de carcasses automobiles, de bois, de graviers ou d’autres matériaux. Mais on rencontre aussi au fil des pages les rues centrales de certaines villes moyennes, la vue panoramique d’un cours d’eau ou le profil reconnaissable d’une vallée alpine. Le jeu sérieux de l’atlas « fait donc, d’emblée, exploser les cadres » (Didi-Huberman 2011, p. 13) dans tous les sens, ne serait-ce que par son triple principe de dispersion, de résistance à la classification et d’inachèvement.
L’ARN vise la création d’une archive photographique documentant la diversité – mais aussi l’uniformisation progressive – de certains types de fragments de paysages, et plus particulièrement des bords de route que l’on peut rencontrer d’un bout à l’autre du pays. L’un des fondements implicites de ce travail au long cours conçu comme une collaboration entre le plasticien et photographe Éric Tabuchi et l’artiste Nelly Monnier, et sans doute l’un de ses fils conducteurs les plus solides, est en effet l’expérience du voyage en voiture. Les petites et moyennes routes restent l’instrument privilégié de l’extraordinaire accessibilité des moindres recoins du territoire. Le hors-champ décisif de l’ARN, c’est l’arpentage passionné du réseau des nationales et départementales. Se détournant des centres urbains, de leurs secteurs piétonniers et de leur patrimoine mis en scène, quittant les circuits monumentaux et autres routes des vins, les auteurs se tiennent autant à l’écart des rocades et périphériques des banlieues denses que des sentiers de randonnée des Grands Sites et des parcs nationaux. Leur campagne photographique s’aventure de préférence dans les franges des sous-préfectures, les extensions de bourgs et les zones sous-déterminées.
Cette flânerie faussement désinvolte est animée par des critères esthétiques variables, mais précis. Au risque assumé d’un certain fétichisme, l’attention d’Éric Tabuchi et Nelly Monnier semble magnétisée par les objets, architectures et autres artefacts de la seconde moitié du XXe siècle, dominée par l’emploi exponentiel et dispendieux des énergies fossiles sur fond d’abondance matérielle. Les silhouettes de ces constructions plus ou moins éphémères se découpent nettement sur le ciel, à l’image des devantures photogéniques des commerces de « piscines verticales », ces revendeurs de piscines individuelles équipant notamment les quartiers d’habitat pavillonnaire. Les auteurs ne dédaignent pas pour autant les infrastructures énergétiques, les événements typographiques et les stations-services en friche, collant aux états incertains du bitume de nos campagnes en cours de transformation périurbaine. L’un des critères implicites du choix des objets photographiés semble donc être leur visibilité depuis une voiture en mouvement. Un autre, celui de la patine du temps, d’une certaine usure sinon un franc délitement des choses aperçues, repérées puis photographiées. Le champ d’investigation officiel de ce travail n’est pourtant pas davantage la route que les ruines de l’ère industrielle ou l’artificialisation des sols, mais bien la région naturelle : comment comprendre le choix de ce terme assez peu usité et quels en sont les enjeux ?
Qu’est-ce qu’une région naturelle ?
Commençons par distinguer la région naturelle du sens administratif de ce terme. En France, la région désigne un échelon politique de l’action publique dont la réforme récente (« loi du 7 août 2015 sur la Nouvelle organisation territoriale de la République ») a marqué la distance, voire le détachement vis-à-vis de l’expérience géographique et la volonté politique de répondre activement aux injonctions économiques de la métropolisation. C’est au nom de la « modernisation » du territoire national que la France métropolitaine passa de vingt-deux à treize régions. Les débats parfois houleux survenus alors, faisant écho aux étranges discussions sur l’identité nationale, ne doivent pas masquer l’importance des enjeux de compétition à l’échelle du marché européen et des mesures de réduction budgétaire des dépenses publiques, deux piliers de l’État néolibéral (Brennetot et de Ruffray 2015). En France comme ailleurs, la redéfinition des régions a aussi été l’occasion d’un nouveau branding et storytelling à renfort de logos, de clips et de campagnes publicitaires dans les transports publics métropolitains.
C’est précisément sur le plan de l’imaginaire, de l’expérience visuelle et des repères culturels que se place le projet de l’ARN. Car la notion de région naturelle, proche de celles de terroir, pays ou province, est hybride. Si elle n’est pas davantage réductible à la politique qu’à la physique, elle se réfère à une époque de la discipline géographique antérieure au partage dualiste entre sciences naturelles et sciences humaines (ou sociales). Le naturaliste et écrivain Benoît Vincent montre qu’elle hérite ainsi d’une histoire complexe : « issu de la géographie humaine, ce concept désigne une portion de territoire où s’imbriquent harmonieusement (« naturellement ») des réalités très diverses qui vont du sol et du climat, à la végétation, à l’agriculture, à l’architecture, et éventuellement aux données anthropiques, ethnologiques, sociologiques, voire politiques [1] ». Selon lui, cette notion floue n’en est pas moins familière à chacun de nous car elle évoque notre relation d’habitation à un lieu de taille intermédiaire, entre la commune ou le quartier et le département : la Beauce, le Médoc, la Saintonge, le Sundgau ou la Flandre sont des réalités connues, parce qu’elles sont vécues et utilisées dans l’expérience ordinaire, à défaut de constituer des catégories administratives ou de correspondre à des délimitations scientifiques incontestées.
Ainsi, et c’est l’une des raisons de son attrait potentiel pour les écrivains et les artistes, la région naturelle porte un ensemble de charges symboliques et affectives : elle suppose des attachements, des pôles biographiques, des préférences transmises, des répulsions catégoriques, des projections rêveuses… Tel est le terrain meuble où s’installe l’ARN. On peut dire de ce projet photographique qu’il prend le contre-pied de tout propos sur la stabilité putative d’une identité territoriale et contribue à démontrer que ces supposées singularités, pour autant qu’elles existent, sont relatives et changeantes. Leur nombre lui-même n’est guère fixé, comme l’indique l’article Wikipédia intitulé « Liste des régions naturelles de France [2] ».
Formes vives et angles morts : la quête d’un style
L’ARN est donc un titre délibérément trompeur, joueur. Il semble établir par l’absurde, en se tournant vers les angles morts délaissés par les guides touristiques et les publireportages du marketing territorial, l’impossibilité de circonscrire l’identité d’un territoire, aussi limité soit-il, par la seule singularité supposée de ses formes ordinaires. Car l’enjeu central, qui orientait déjà le travail antérieur d’Éric Tabuchi, semble de transposer à l’échelle d’un pays une obsession pour les formes visibles. L’obsession personnelle devient ici esprit de collection. Le résultat de ce travail pourrait présenter, par la dimension concrète de sa réalisation et la mise à disposition publique des images, un fonds utile à toute personne intéressée par le devenir spatial du territoire ; c’est l’un des objectifs déclarés de l’ARN.
Il n’en demeure pas moins que ce travail marque aussi la quête très consciente d’un style. S’inscrivant avec soin dans une histoire longue des explorations photographiques de la France, il prend des allures de « manifeste » (Bertho 2019), dont les choix appellent donc la discussion critique. Le cadrage de chaque image, redoublé par la constitution de séries très variées, sinon foisonnantes, délimite une sorte de portrait d’un élément (le plus souvent bâti, une architecture) en isolant ses formes de tout contexte social, économique, politique ou culturel. Aux antipodes de l’anthropologie visuelle, cette démarche systématique témoigne d’une fascination assumée pour l’objet bien visible, découpé sur un fond de ciel neutre – à peine un ciel et, si possible, blanc cassé, comme une nappe usée ou un drap élimé – et dégagé de toute présence humaine. Ce choix renoue ostensiblement avec la conscience du geste photographique et les grandes heures du studio, tout en installant un rapport également réfléchi au white cube des galeries d’art contemporain (Giraud et Tabuchi 2020). La tendance à rapprocher les horizons et à en faire le décor des objets sélectionnés par le cadrage tranche avec l’esthétique dominante du paysage. L’ARN n’est donc pas une énième proposition de « paysages français » où s’infiltreraient, comme la cible d’une ennuyeuse devinette, la prétendue subjectivité et les partis pris d’un photographe dans une explication personnelle avec l’état du pays, de ses paysages habités, voire de ses habitants. Il en esquisse plutôt un détournement. Ainsi, les classifications proposées par l’enchaînement inattendu des chapitres « d’objets » intercalés entre les noms de régions naturelles sont inattendues, surprenantes, voire un brin provocatrices. La proposition d’Éric Tabuchi et Nelly Monnier se veut donc en partie ludique, presque enfantine, bien qu’elle engage un effort de production considérable et qu’elle reçoive aussi une portée critique. Les résultats de ces voyages, dont les cartes des régions naturelles semblent au fond le prétexte, sont des collectes d’objets saisis dans les angles morts de l’imagerie territoriale. Ils font apparaître, plutôt qu’une lecture géographique du pays, une contre-lecture des espaces de la vie quotidienne hors des métropoles. Qu’il soit rural, périphérique ou qu’il compose la scène ralentie de villes petites et moyennes, ce décor français apparaît largement modelé par l’âge industriel. L’ARN, volumes 1 et 2, collection d’objets statiques arrêtant le regard du passant, est une flânerie très organisée parmi ces marques d’usure : un tour de la France des années 2020 par deux artistes dotés d’un permis de conduire.
Toutes les photos © Nelly Monnier-Éric Tabuchi.
Bibliographie
- Bertho, R. 2019. « L’Atlas des Régions Naturelles, un manifeste photoconceptuel de la périphérie ordinaire », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère [en ligne]. DOI : https://doi.org/10.4000/craup.1961.
- Brennetot, A. et de Ruffray, S. 2015. « Une nouvelle carte des régions françaises », Géoconfluences.
- Didi-Huberman, G. 2011. Atlas ou le gai savoir inquiet, Paris : Éditions de Minuit.
- Giraud, N. et Tabuchi, É. 2020. « Entretien », Inframince, n° 15, « L’image n’est pas le territoire », Arles : École nationale supérieure de photographie/Paris : Filigranes.