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Beyrouth, pour mémoires

L’anthropologue Sophie Brones publie les résultats d’une recherche sur le patrimoine à Beyrouth. S’appuyant sur des récits d’habitants et une observation attentive des lieux, elle mène une réflexion sur les usages du passé et les transformations urbaines.

Recensé : Sophie Brones, Beyrouth dans ses ruines, Marseille, Parenthèses, « ‪Parcours méditerranéens », 2020, 234 p.

Dans la capitale libanaise, l’afflux massif de réfugiés syriens, les mouvements révolutionnaires récents et le choc de l’explosion spectaculaire du 4 août 2020 ont accentué les tensions et l’incertitude politique et institutionnelle. La situation préexistante, dont témoigne Beyrouth dans ses ruines, était déjà marquée par une grande instabilité et de profondes contradictions dans le rapport de la ville à son passé architectural. Le centre a connu d’importantes démolitions de guerre, puis une reconstruction caractérisée par de nouvelles destructions. Des projets immobiliers de grande envergure, guidés par la société foncière privée Solidere (Société libanaise de développement et de reconstruction) depuis 1991, n’avaient pas hésité à procéder selon une logique de table rase, tout en préservant quelques sites au périmètre très limité (Verdeil 2001). Ces opérations faisaient l’objet de dénonciations critiques et de contestations au nom de la préservation d’édifices, voire d’ensembles urbains hérités, notamment de la part de l’Apsad (Association pour la protection et la sauvegarde des anciennes demeures). Loin d’être atténuée par des tentatives isolées de conservation ou de reconstruction à l’identique, la violence des changements du paysage beyrouthin a été mise en évidence par l’ampleur des démolitions d’immeubles engagées dans la reconstruction, et par l’ambivalence du regard porté sur le patrimoine architectural et urbain.

Figure 1. Immeuble de la famille Barakat, années 1930 ou 1940

L’immeuble de la famille Barakat dans les années 1930 ou 1940, d’après les archives de la famille Barakat. Photographie anonyme reproduite par Mona Hallak, A Tribute to Beirut : The City and its People, 2003. Photo : DR.

Figure 2. Façades et affichages sur l’immeuble Barakat en 2009

Photo : Sophie Brones.

C’est donc avant tout la circulation du sens, physique et symbolique, qu’étudie l’ouvrage en arpentant les quartiers anciens de Beyrouth. Observant les lieux centraux d’une capitale sous tensions, le regard de l’anthropologue déplace les enjeux intensément politiques de la mémoire du conflit vers la double question concrète de son inscription matérielle (patrimoine, monuments, vestiges) et de sa mise en récit (mémoire collective, transmissions familiales, aspirations individuelles). Le questionnement sur le sens et la place des ruines dans le paysage urbain émerge du croisement de ces deux interrogations.

Le patrimoine en questions

De quel patrimoine, en effet, parle-t-on ici ? De mémoire collective, de traditions familiales, de propriété privée ? D’une notion administrative elle-même héritée des différentes périodes coloniales ? D’efforts localisés de mise en « spectacle » (p. 50-51) de ruines archéologiques romaines, dotées d’une nouvelle valeur symbolique, voire touristique et marchande ? De la préservation d’édifices et d’espaces publics emblématiques, visant à restaurer leurs fonctions sociales et culturelles altérées par des décennies de conflits d’intensité variée ? De la réinvention du centre-ville à partir d’images d’archives de la période ottomane ; de la restitution de bâtiments à leurs occupants légitimes d’avant-guerre et de la « projection d’un patrimoine imaginé » (p. 115) ; ou encore, de la réalisation d’un « nouveau monument historique », la fragile « Statue des Martyrs [1] » (p. 136-137 ; voir aussi p. 44-45) ? Sophie Brones met en lumière une typologie de situations d’une rare complexité. Au fil des chapitres, le lecteur s’oriente grâce à la multiplication d’exemples précis. Les analyses font preuve d’une attention très fine aux différentes échelles temporelles et spatiales, aux situations urbaines, mais aussi aux points de vue des différentes parties impliquées.

Figure 3. Les thermes romains, entre la rue des Capucins et la rue des Banques

À l’arrière-plan, le clocher de l’église des Capucins. Photo : Sophie Brones.

Cette réflexion située, passionnante, est donc d’une grande pertinence pour comprendre l’usage du concept de patrimoine, dans les contextes urbains comme au-dehors. Dans l’anthologie Le Patrimoine en questions (2010), Françoise Choay avait montré à quel point cette notion controversée relevait d’un « combat » et recouvrait confusions, amalgames et intérêts divergents. Beyrouth dans ses ruines interroge cette ambiguïté avec une remarquable précision. Sophie Brones, qui a aussi travaillé en détail sur les archives photographiques produites après 1991 (Brones 2018), décrit le statut très variable que les différentes étapes de constitution d’un patrimoine (« patrimonialisation », p. 113, p. 188) accordent aux vestiges du passé, en se tournant aussi bien vers l’histoire institutionnelle (le détail des inventaires, des critères retenus, des acteurs impliqués) et vers des formes architecturales et urbaines déterminées que vers les expériences des habitants.

En effet, la réalité d’une ruine relève autant des mémoires et des représentations qu’on lui associe que de la persistance physique d’un vestige matériel. La transmission des récits d’une interminable guerre civile, dont les résonances sont actuelles, emprunte des chemins bien distincts, tous plus ou moins lacunaires, conflictuels et partiaux. À ces mémoires troublées s’ajoutent aussi l’héritage plus distant, mais non moins persistant, de la période coloniale du protectorat français, et l’extrême tension, depuis trois-quarts de siècle au moins, de la situation géopolitique du Proche-Orient. Le voisinage immédiat de la Syrie, d’Israël, des territoires palestiniens et de la Turquie, tout comme les relations privilégiées des différentes communautés avec les nombreuses destinations d’émigration en Europe et en Amérique du Nord, accroissent encore l’instabilité et l’enchevêtrement des perceptions.

L’usage des ruines

L’ouvrage conduit les lecteurs dans le détail des traces et des indices du passé de la capitale libanaise. Les rues du centre-ville, mais aussi de certains quartiers péricentraux deviennent le théâtre d’itinéraires où la mémoire, à la fois individuelle et collective, rencontre des jalons. Cependant, Sophie Brones n’écrit ni un livre d’histoire culturelle, ni un guide recensant des lieux de mémoire. Comme l’indique la référence récurrente aux travaux de Maurice Halbwachs [2], c’est bien d’une analyse de la présence active des traces et des vestiges dans la vie urbaine qu’il s’agit, à même le sol. La persistance des ruines est décrite avec minutie du point de vue de leurs usages contemporains : que faire de ces parcelles ? Qui les possède et qui les convoite ? D’où proviennent les intentions d’ériger des monuments, de sauver des immeubles de la démolition ou de mettre en scène un patrimoine architectural restauré ? Toute ruine est un chantier potentiel ; tout chantier avorté est un début de ruine. Toutefois, les regards sur le programme et les usages sont aussi nombreux et divergents qu’il existe de positions politiques, d’expériences biographiques, de modes de transmission ou d’oubli du passé.

En faisant varier les échelles d’étude de l’appartement et de l’immeuble jusqu’à l’îlot et au quartier, l’enquête anthropologique met au jour l’ambivalence des ruines. Si des temporalités distinctes coexistent dans toute ville, l’altération des façades met en évidence la réversibilité des usages des lieux urbains. Une place, un angle de rue, un îlot ou un bâtiment peuvent accueillir des fonctions symboliques multiples et contradictoires. Ils peuvent aussi les perdre avec le temps et se voir menacés de destruction par un changement de régime, une alternance politique ou encore un projet immobilier. Les changements de nom (voir p. 133) n’en sont que le symptôme le plus évident. Un lieu public ou un édifice institutionnel peuvent changer de destination ; tout comme un ancien cinéma, un immeuble privé ou la tour d’un hôtel, marqués par les épisodes d’une guerre civile, peuvent recevoir une valeur de monument aux yeux de celles et ceux qui l’ont vécue.

Figure 4. Vue depuis une tour du quartier de Kandaq al-Ghamiq vers le centre-ville (2014)

Au premier plan, le ring (avenue Fouad-Chahab) puis la chapelle Mar Mansour, la salle de cinéma surnommée The Egg, vestige du City Center Complex, jamais achevé depuis 1975, l’immeuble al-Azarieh rénové et la mosquée Muhammad al-Amin, récemment construite. Photo : Sophie Brones.

Les « urbanités » (p. 200) singulières de Beyrouth furent parmi les premières victimes de la guerre qui a ravagé le pays : Sophie Brones désigne ici une intrication de relations sociales et de repères spatiaux à l’échelle de quartiers, de rues et d’immeubles précis. En raison de l’importance des destructions, cet entrelacement est marqué par d’inévitables discontinuités entre les perceptions citadines d’une génération à l’autre. Il subsiste donc des « urbanités superposées » faites de « décalages » (ibid.) entre les époques, les sensibilités contemporaines et les récits, individuels et collectifs, des expériences passées. Le pluralisme, voire le cosmopolitisme que l’on associe au passé de cette ville, appartiennent ainsi en grande partie au souvenir. On peut se demander à quelles conditions ce souvenir lui-même peut encore persister, à mesure que se répètent les destructions et que les traces du passé se font moins nombreuses, ou moins visibles.

Paysages avec conflits

L’enquête de Sophie Brones se nourrit de rencontres et de correspondances où les mémoires des uns et des autres se déplient, en particulier dans le chapitre 5, « Destins d’immeubles ». Qu’il s’agisse d’édifices publics ou de propriétés familiales, le statut des bâtiments en ruine est rapporté aux variations historiques de leurs usages. Ce n’est parce que les intérêts diffèrent d’une époque à l’autre que les formes s’immobilisent, mais parce que des intérêts divergents d’une même époque peuvent s’opposer, figeant les possibilités d’évolution d’un bâtiment. Suspens et indécision amplifient les ruines. Leur présence atteste donc la persistance des conflits, bien au-delà de la fin des luttes armées.

On sait qu’une ville est une accumulation de traces et d’indices soumis à de constantes réinterprétations. Enquêter sur ces déplacements, immeuble par immeuble, permet d’esquisser des rapprochements entre un grand nombre de situations analogues, sans s’arrêter à la matérialité d’un état des lieux. L’itinéraire que suit Beyrouth dans ses ruines est tout aussi temporel que spatial. Quartier après quartier, rue après rue, dans les espaces de contact de la vieille ville comme dans les secteurs « péricentraux », les perspectives mémorielles se croisent : parcours individuels, familiaux, communautaires ou internationaux ; institutions héritées de la période coloniale ; antagonismes persistants des conflits successifs et des séparatismes religieux (Fawaz 2009, 2017). Une histoire culturelle commune, malgré tout, se fait jour, si l’on prend le temps de reconstituer les conditions des partages. L’attachement aux lieux ne suppose pas leur fixité mais leur durée, tandis que la permanence symbolique des rapports sociaux s’appuie sur des modes d’organisation spatiale qui se renouvellent nécessairement avec le passage des générations. En reconstituant pas à pas le mouvement aléatoire de ces transformations, le regard de l’anthropologue sur l’architecture et les formes urbaines reste attentif aux interactions qui la provoquent : dans plus d’un cas, il s’agit d’« un constant télescopage, [d’]interférences, entre présent et passé » (p. 207). Ces enchevêtrements complexes manifestent un ensemble de cohabitations, traversées d’enjeux politiques et religieux, mais aussi de parcours plus individuels. Si la dimension affective de la mémoire s’inscrit dans des configurations matérielles localisées, elle contribue donc aussi à les modifier en intervenant sur le statut et le devenir des lieux. Si l’on peut apprendre à reconnaître et à lire ces formes complexes de la ville, il est aussi nécessaire de relever que les traces peuvent être tour à tour sauvegardées et effacées, et peu à peu oubliées.

Tant qu’elle subsiste, la présence visible de bâtiments en ruines au cœur de la ville atteste néanmoins l’inachèvement des conflits, par-delà la suspension des hostilités ouvertes entre groupes armés. À l’arrière-plan, les divisions se poursuivent, se transmettent et se renouvellent. Par son attention minutieuse à des « trajectoires mémorielles » (p. 193) complexes et hétérogènes, en marge de la visibilité précaire des traces matérielles du passé, Beyrouth dans ses ruines rend à la fois palpable et intelligible cette tension qui perdure.

Bibliographie

  • Brones, S. 2018. « ‪Dans les archives photographiques de la reconstruction de Beyrouth‪ », Gradhiva, n° 27, p. 196-225.
  • Choay, F. 2010. Le Patrimoine en questions. Anthologie pour un combat, Paris : Éditions du Seuil.
  • Fawaz, M. 2009, « ‪Hezbollah as Urban Planner ? Questions to and from Planning Theory‪ », Planning Theory, vol. 8, n° 4, p. 323-334.
  • Fawaz, M. 2017, « ‪Exceptions and the Actually Existing Practice of Planning : Beirut (Lebanon) as Case Study », Urban Studies, vol. 54, n° 8, p. 1938-1955.
  • Halbwachs, M. 1994 [1925], Les Cadres sociaux de la mémoire, Paris : Albin Michel.
  • Verdeil, É. 2001. « Reconstructions manquées à Beyrouth : la poursuite de la guerre par le projet urbain », Annales de la recherche urbaine, n° 91, p. 65-73.

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Pour citer cet article :

Olivier Gaudin, « Beyrouth, pour mémoires », Métropolitiques, 4 janvier 2021. URL : https://metropolitiques.eu/Beyrouth-pour-memoires.html

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