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Beyrouth, ville divisée ?

Géopolitique sensible des frontières urbaines

À partir d’une enquête menée dans le quartier de Mazraa à Beyrouth, Mohamad Hafeda propose une lecture des fragmentations spatiales de la ville à partir d’une sociopolitique locale fluide, créative et ancrée dans les pratiques du quotidien. L’ambition de dépasser les lectures confessionnelles ou géopolitiques n’est toutefois pas au rendez-vous.

Recensé : Mohamad Hafeda, Negotiating Conflict in Lebanon. Bordering Practices in a Divided Beirut, Londres/New York, I.B. Tauris, 2019, 288 p.

L’ouvrage de Mohamad Hafeda, Negotiating Conflict in Lebanon. Bordering Practices in a Divided Beirut, s’inscrit dans la continuité de son livre coécrit avec Hiba Bou Akar intitulé Narrating Beirut from its Borderlines (2011). Il conjugue démarches scientifique et artistique, l’une interrogeant l’autre dans un dialogue permanent ayant pour ambition de donner à voir la ville autrement. On y retrouve cette même approche mêlant textes, photographies et éléments graphiques, avec une volonté esthétique certaine fondée sur un savoir-faire infographique offrant au lecteur un objet et une analyse quelque peu hybrides, entre sciences et arts.

M. Hafeda s’intéresse ici aux divisions dans la ville et à leurs acteurs, à la diversité et à l’évolution des dispositifs qui les matérialisent, aux pratiques et aux représentations ordinaires des habitants qui les subissent, les acceptent, y participent et négocient avec ces frontières au quotidien. Pour cela, l’auteur propose de sortir de la lecture, souvent appliquée à Beyrouth, du confessionnalisme et de la fragmentation urbaine qui en résulte. Davantage qu’une séparation matérielle figée, il aborde la frontière (border) dans la diversité de ses formes, dans les processus créatifs qu’elle génère et à l’aune des pratiques habitantes (bordering practices). Son raisonnement s’appuie sur des entretiens et observations menés entre 2009 et 2013 dans le quartier de Mazraa, où il est né et a grandi ; un secteur densément urbanisé, construit au sud de la ville sur d’anciennes terres agricoles, comme son nom l’indique (mazraa signifie en arabe « ferme »). Un quartier que l’auteur présente comme un espace de cohabitation entre populations musulmanes sunnite et chiite, et qui a vu se cristalliser les tensions entre les partisans sunnites du parti Mustaqbal [1] de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, assassiné en 2005, et ceux du tandem chiite Amal [2] et Hezbollah [3], dont le second est soupçonné d’être l’instigateur de l’attentat en collaboration avec le régime syrien.

Une géopolitique sensible par le local et les rapports de pouvoir au quotidien

Dans la veine d’un orientalisme contemporain, bien des expertises sur le Moyen-Orient offrent une analyse géopolitique désincarnée car élaborée depuis un point de vue surplombant, dépeignant une région caractérisée par la violence, le fanatisme, à l’origine de conflits politico-religieux insolubles et difficiles à saisir par essence. C’est à contre-pied de cette lecture que M. Hafeda invite à une analyse ancrée dans le local et l’ordinaire beyrouthin. Il s’inscrit en cela dans une série de travaux sur le monde arabe (Berry-Chikhaoui et Deboulet 2000, Doraï et Puig 2012, Semmoud et al. 2014), qui ont mis au centre de leur réflexion les habitants en tant qu’acteurs et analysé leurs expériences, leurs pratiques et leurs représentations. Des travaux portent d’ailleurs plus spécifiquement sur la capitale libanaise (Dahdah 2015, Fawaz et al. 2018, Shayya 2010) et, dans celle-ci, sur la transformation des espaces, sur les résistances citoyennes et citadines, sur la précarité sociale et statutaire. Contrairement à une lecture de la ville trop souvent réduite aux structures confessionnelles, ces travaux mettent en lumière le fait qu’elle est surtout une ville travaillée par les inégalités et structurée par des rapports de domination exacerbés (Traboulsi 2014).

L’ouvrage décrit ainsi un fonctionnement sociopolitique beyrouthin basé sur l’articulation dialectique entre le politique et le confessionnalisme comme socle de la vie sociale, où chaque épisode conflictuel produit de nouveaux rapports de force et de nouvelles configurations géographiques, induisant de nouvelles pratiques de la part des habitants qui s’y adaptent.

M. Hafeda appuie sa réflexion sur deux auteurs désormais régulièrement invoqués dans les études urbaines critiques. Il réinterprète d’une part la distinction opérée par Michel de Certeau (1990) entre stratégie (apanage du dominant qui impose son pouvoir) et tactique (réaction des dominés) pour décrypter les interactions entre acteurs au sein des rapports de pouvoir. M. Hafeda propose ainsi la notion de « pratiques stratégiques de la frontière [4] », autrement dit l’appropriation des places, la fixation des limites/frontières, leur surveillance et celle des habitants par les partis-milices (Amal et Hezbollah d’un côté, Mustaqbal de l’autre). Il oppose cette notion à celle de pratiques tactiques de la frontière [5], qui décrit la capacité de ces habitants à composer avec la présence des miliciens, avec les contraintes que ces derniers imposent depuis l’espace public jusque dans l’espace privé. Il interroge en ce sens l’espace et sa production, et c’est donc Henri Lefebvre (2000) qui est d’autre part mobilisé en tant que théoricien du triptyque spatial – perçu, conçu, vécu. Dans un récit ponctué par des photographies et une infographie au style épuré, M. Hafeda met donc en exergue l’histoire des lieux et les rapports des habitants aux lieux – résidentes du secteur, chauffeur de taxi, moukhtar (représentant local du ministère de l’Intérieur) – revisités à partir des rapports de pouvoir et des questions d’appartenance confessionnelle, toujours sous-jacentes dans son approche. La frontière signifie ici la séparation et la mise à distance spatiale qui, au plus fort d’une crise, peut se matérialiser par des barrages érigés par des miliciens armés et/ou par l’armée libanaise. Elle peut se traduire également par une symbolique marquant la domination d’un parti sur un territoire et la différence entre le « nous » et le « eux » : slogans et affichages partisans et/ou à l’effigie d’un leader, revendication d’une appartenance religieuse qui implicitement remet en cause la légitimité de l’autre. Les citadins adoptent des pratiques d’évitement et de contournement des secteurs contrôlés par le groupe opposé. Ce sont là autant d’éléments matériels et symboliques qui participent aux divisions et influencent les pratiques et les représentations urbaines, forgeant ainsi les identités par une tension entre les constructions et les affiliations collectives (communautaires, politiques) d’un côté, les expériences et les interactions individuelles de l’autre.

Dans ce livre, M. Hafeda se penche donc sur la spatialité ordinaire du confessionnalisme, ses marqueurs visibles et moins visibles, et ses conséquences urbaines à travers des réalités locales, ordinaires et sensibles. Il donne ainsi à voir la réalité et la diversité des dispositifs de contrôle des milices en dehors des phases aiguës de crise (caméras de vidéosurveillance, hommes postés sur les carrefours, dans les cafés et les épiceries, fumant la chicha sur le trottoir, circulant à scooter). Des dispositifs qui sont certes moins spectaculaires, mais qui organisent et contraignent également l’ordinaire des habitants dans l’aménagement de leur logement et son usage, dans leurs choix et projet résidentiels, dans leurs circulations quotidiennes au sein du quartier. Et qui contribuent à faire de chaque espace et de chaque instant une réalité géopolitique.

Produire un discours alternatif sans se défaire du confessionnalisme

L’auteur, dans cet ouvrage, a ainsi deux ambitions méthodologiques et analytiques conjuguées. D’une part, celle d’inventer une forme de pratique critique de la ville et de ses frontières : à travers sa démarche artistique, incluant la captation vidéo et audio, l’auteur se met en scène en tant qu’acteur et in extenso révélateur des tensions et des divisions induites par les rivalités partisanes et par l’occupation de l’espace par les hommes chargés de le surveiller et d’en contrôler l’usage. Par cette approche originale, qu’il élabore et restitue sous la forme d’une installation à l’université londonienne UCL (2010-2012), puis au Beirut Art Center (2012), il souhaite déconstruire un discours dominant qui participe à l’entretien des divisions urbaines et qui façonne l’imaginaire sur le monde arabe et sur le Liban en particulier. C’est à ce titre que la combinaison de la recherche et de l’art, comme méthode d’analyse hybride, est envisagée en tant que discours et donc imaginaire alternatif.

L’auteur propose un procédé discursif susceptible de subvertir l’espace, les frontières telles qu’elles sont produites par les partis qui s’opposent et telles qu’elles sont vécues par les habitants, et donc de suggérer un autre imaginaire urbain à l’aide d’une pratique et d’une perspective artistique. En s’appuyant sur les travaux de Michel de Certeau et Teresa Caldeira (2000), M. Hafeda souligne combien toute narration est éminemment spatiale, et qu’en ce sens elle structure l’imaginaire et in fine l’identité ; et combien le discours participe de la production de l’espace, influence les pratiques des habitants, notamment en contexte de peur, où il tend à renforcer la ségrégation urbaine dans une société déjà clivée. C’est avec cette mise en tension, en relation, entre le discours artistique et le discours scientifique, que M. Hafeda cherche en somme à remettre en question « la vérité » communément véhiculée sur le monde arabe, arguant qu’elle relève avant tout d’une production idéologique. En ce sens, l’ouvrage a pour ambition de déconstruire deux discours dominants sur Beyrouth, le Liban et plus généralement le Moyen-Orient : celui qui adopte la perspective politico-confessionnelle comme seul prisme de compréhension des sociétés moyen-orientales ; celui d’une géopolitique occidentale réduisant le monde arabe en général et le Liban en particulier à des sociétés primaires, organisées selon des liens tribaux et religieux, discours alors transposé dans les pays occidentaux pour justifier la rhétorique à l’encontre des Arabes et des musulmans qui y résident.

Si l’ambition affichée par l’auteur est nécessaire, il convient tout de même de signaler une contradiction dans le chemin que celui-ci emprunte pour s’attaquer aux raccourcis sémantiques et analytiques sur le monde arabe et le Moyen-Orient. En effet, ne convient-il pas de faire un pas de côté, d’oublier les étiquettes confessionnelles pour envisager autrement les réalités plurielles et complexes de ces sociétés et du quotidien des individus qui les composent ? Or, tout au long de l’ouvrage, dans le cadre des entretiens dont il livre des extraits détaillés, M. Hafeda insiste sur l’appartenance religieuse et les enjeux confessionnels, alors même que certains de ses interlocuteurs lui suggèrent une autre grille d’analyse. Ceci est particulièrement frappant quand il s’agit d’un secteur de Beyrouth dans lequel l’ordinaire et le quotidien ne se résument pas aux tensions partisanes, qui est également caractérisé par la présence des habitants les plus précaires de la capitale – Libanais pauvres, Palestiniens apatrides, Syriens déplacés, travailleurs migrants africains et asiatiques. Finalement, en soulignant les divisions et les assignations confessionnelles, l’auteur tend à reproduire un discours et un imaginaire confessionnel que les mouvements populaires qui animent le Liban (tout comme l’Irak) depuis l’automne 2019 ont su ébranler, sinon renverser, au moyen de l’art, de l’humour et de l’occupation des espaces publics.

Bibliographie

  • Berry-Chikhaoui, I. et Deboulet, A. (dir.). 2000. Les Compétences des citadins dans le Monde arabe. Penser, faire et transformer la ville, Paris-Tours-Tunis : IRMC-Karthala-Urbama.
  • Bou Akar, H. et Hafeda, M. 2011. Narrating Beirut from its Borderline, Beyrouth : Heinrich Böll Foundation.
  • Caldeira, T. P. R. 2000. City of Walls : Crime, Segregation, and Citizenship in São Paulo, Berkeley : University of California Press.
  • Dahdah, A. 2015. Habiter la ville sans droits. Les travailleurs migrants dans les marges de Beyrouth, thèse de doctorat, Université Aix-Marseille.
  • De Certeau, M. 1990. L’Invention du quotidien, t. I. Arts de faire, Paris : Folio.
  • Doraï, K. et Puig, N. (dir.). 2012. L’Urbanité des marges. Migrants et réfugiés dans les villes du Proche-Orient, Paris : Téraèdre.
  • Fawaz, M., Gharbieh, A., Harb, M. et Salamé, D. (dir.). 2018. Refugees as City-makers, Beyrouth : American University in Beirut.
  • Lefebvre, H. 2000. La Production de l’espace, Paris : Anthropos.
  • Semmoud, N., Florin, B., Legros, O. et Troin, F. (dir.). 2014. Marges urbaines et néolibéralisme en Méditerranée, Tours : Presses universitaires François-Rabelais.
  • Shayya, F. 2010. At the Edge of the City : Reinhabiting Public Space Toward the Recovery of Beirut’s Horsh Al-Sanawbar, Beyrouth : Discursive formations-Heinrich Böll Foundation.
  • Traboulsi, F. 2014. Social Classes and Political Power in Lebanon, Beyrouth : Heinrich Böll Stiftung.

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Pour citer cet article :

Assaf Dahdah, « Beyrouth, ville divisée ?. Géopolitique sensible des frontières urbaines », Métropolitiques, 17 septembre 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Beyrouth-ville-divisee.html

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