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Une exploration urbaine (urbex) à Plauen

Sur les traces de la dentelle et de la RDA
Comment l’exploration urbaine peut-elle permettre de saisir les traces du passé ? L’historien Nicolas Offenstadt nous invite à le suivre dans la préparation et la réalisation d’une « urbex » à Plauen, ancien haut lieu de l’industrie textile de la RDA.

La ville de Plauen, dans la vallée de l’Elster blanche en Saxe, est la capitale régionale du Vogtland, une région très marquée par l’industrie textile [1]. Au XIXe siècle, cette ville déjà productrice de draps au Moyen Âge, devient le haut lieu du rideau, de la broderie et de la dentelle (Spitze) et connaît une importante croissance démographique (47 000 habitants en 1890, 128 000 en 1912, deux fois moins aujourd’hui ; et 81 000 en 1972 au temps de la RDA) [2].

Ses installations industrielles sont largement détruites par les bombardements de 1944-1945 (75 % des bâtiments de la ville). La RDA y reconstruit l’industrie textile et développe des industries lourdes comme la PLAMAG, qui fabrique des presses, ou le combinat Fritz Heckert de machines-outils. Une fabrique de lampes démarre, intégrée plus tard dans le grand combinat Narva. À l’époque de la RDA, l’entreprise de dentelle VEB Plauener Spitze (1953) regroupe progressivement – notamment en 1970 – les différentes fabriques d’un secteur fait de nombreuses petites unités, étatisées. La VEB Plauener Spitze compte 8 000 employés dans les années 1980 (environ 700 en 1956). Elle fait partie d’un groupement d’entreprises (1958) puis du combinat « Deko » (1979), qui intègre aussi la fabrique de rideau dont nous avons visité un site à l’abandon (VEB Plauener Gardine, la plus grosse entreprise du combinat, voir figure 1).

La RDA met en avant la dentelle de Plauen pour sa tradition et sa qualité, même si la production de masse s’éloigne du caractère artisanal et artistique de la marchandise. Avec l’unification et la « thérapie » de choc infligée à l’économie est-allemande après 1990, l’industrie textile est particulièrement réduite : les entreprises ferment, les ouvrières et ouvriers sont au chômage – essentiellement des femmes dans le secteur de la dentelle.

Entre 1989 et 1993, le Vogtland perd plus de la moitié de ses emplois industriels, dont 50 000 dans la circonscription du bureau du travail de Plauen. La VEB Plauener Spitze, qui compte encore environ 2 400 salariés en 1990, n’en emploie plus que 360 fin 1992 et la firme est dissoute l’année suivante. Les habitations se vident et de multiples bâtiments sont abandonnés : immeubles, casernes, usines…

Figure 1. Dans l’ancienne usine de rideaux, VEB Plauener Gardine

Source : © N. Offenstadt, juillet 2019 (pour toutes les photos de cet article).

Figure 2. Vue extérieure de l’ancienne usine de rideaux de la L.F.-Schönherr-Str
Figure 3. Boutique abandonnée dans la Liebknechtstraße

La gestion de ces friches, qui couvrent de grandes surfaces au début des années 1990, devient un problème central pour la ville. Des projets de réoccupations se développent, mais ne peuvent couvrir tous les sites abandonnés. Certains sont chargés de dettes bancaires, que les autorités ne peuvent reprendre à leur charge, d’autres ont des propriétaires qui ne souhaitent pas agir à court terme.

Cette spécificité industrielle de Plauen et son déclin m’ont donné l’envie de voir ce qu’il restait de cet espace aujourd’hui, et comment une exploration urbaine (urbex) peut en saisir les traces.

Préparer une urbex en RDA

On peut définir l’exploration urbaine comme la visite sans autorisation et le plus souvent sans but lucratif de lieux délaissés ou abandonnés. Mais l’appellation recouvre des pratiques différentes : certains « urbexeurs » sont des photographes passionnés par les ruines, d’autres s’intéressent surtout au patrimoine, tandis que certains y cherchent une forme d’aventure. Pour ma part, j’inscris la pratique de l’exploration urbaine dans un travail de recherche sur les traces de la RDA. Elle prend ici une dimension historienne car les traces recherchées et documentées portent avant tout sur une société « disparue » dans ses structures. Dans mes visites, je privilégie les bâtiments et les restes qui touchent à ce passé, même quand les lieux visités témoignent d’époques plus récentes.

Pour repérer la géographie politique et économique de la RDA à des fins d’exploration urbaine, le plus efficace est d’utiliser l’annuaire de l’époque. Il s’agit pour Plauen de celui du district de Karl-Marx-Stadt (aujourd’hui Chemnitz). J’y ai donc relevé les principales adresses d’entreprises ou d’institutions, puis croisé ces données avec l’annuaire du télex afin de recouper les informations.

La deuxième étape consiste à actualiser et confronter les adresses aux évolutions du tracé urbain et aux changements des noms de rue après l’unification (1990). Pour ce faire, je confronte le plan de Plauen de l’époque RDA à celui d’aujourd’hui. La motorisation accrue par l’adoption du mode de consommation de l’Ouest et la modernisation des infrastructures ont conduit à de multiples réaménagements, ici du boulevard circulaire par exemple. De plus, le dé-baptême des rues qui connotaient le régime a été important dans les années d’après 1990 : une des artères principales de Plauen, qui portait autrefois le nom du président de la RDA, Wilhelm Pieck, a par exemple changé de nom.

La troisième étape préparatoire confronte les adresses repérées avec la situation du bâti d’après Google Maps/View/Earth. L’intérêt pour une enquête en temps limité tient à la hiérarchie que ce travail permet d’établir. En effet, d’après la vue sur Google Earth, on distingue les bâtiments qui semblent encore à l’abandon ou en mauvais état et ceux manifestement rénovés et (ou) réutilisés. Les vues du ciel sont une première indication. Lorsque les toits sont très abîmés ou effondrés, la végétation luxuriante au plus près du bâti et les lieux déserts, il y a toutes les chances que le site soit à l’abandon et offre des possibilités d’accès. Mais l’outil est loin d’être parfait, d’abord parce qu’il n’opère pas en temps réel, de sorte que la situation peut évoluer entre l’observation et la visite (comme j’en ai fait plusieurs fois l’expérience). En revanche, lorsque tout a été refait et que l’on voit des bâtiments flambant neufs et de nombreux véhicules sur le parking, c’est un gain de temps certain qui permet de retirer le site des adresses à visiter.

La vue par satellite permet aussi de repérer des bâtiments qui, si l’on se rend sur place, ne sont pas bien visibles, ni accessibles, de la rue : on risquerait alors de juger qu’il n’y a rien de plus à voir, surtout en été, lorsque la végétation est dense. Ainsi, à Plauen, le siège central de la VEB Plauener Spitze (Weststraße 21-23) masque une usine en contrebas quasiment invisible de la rue, il faut donc sauter la barrière et passer derrière le bâtiment de bureau pour l’apercevoir. De même, un autre petit site de production (Wieprechtstraße 68) est masqué de la rue par un immeuble d’habitation toujours occupé et en été par la végétation. De la rue, on ne peut en soupçonner l’étendue et pour y pénétrer il faut longer un autre immeuble. La belle façade du 65 Liebknechtstraße masque en contrebas un ancien atelier-usine de dentelle (VEB Plauener Spitze) dans lequel je n’ai pas pu pénétrer car parfaitement scellé.

Figure 4. Usine de dentelle abandonnée invisible de la rue

Au total, 45 adresses m’ont semblé à retenir pour cette urbex. Le repérage par Google Earth permet surtout d’établir l’ordre des priorités, un classement des sites en fonction de leur apparence de délaissement et d’accessibilité. Ainsi, je suis arrivé à Plauen avec une liste de lieux et d’adresses par ordre d’intérêt présumé. Mais je me suis rendu compte que plusieurs beaux bâtiments à l’abandon dans le centre avaient échappé à ce repérage, des adresses jugées secondaires pouvant masquer un ensemble de bâtiments importants. Ces premières observations de terrain ont donc complété la liste. Dans l’ensemble, l’ordre établi des priorités s’avère cependant efficace.

Sur le terrain

Sur les 45 lieux retenus, quatre se sont avérés accessibles à une véritable urbex, soit environ un dixième des adresses repérées. J’en ai trouvé trois autres au cours de mes pérégrinations. Comment s’explique l’inaccessibilité de la grande majorité des sites ?

On peut dresser la typologie suivante à partir de l’expérience de Plauen. Une quantification stricte serait une opération compliquée, parce que les catégories ne sont pas étanches et l’on ne peut pas toujours définir le statut précis d’un lieu par la seule observation ethnographique. Il est parfois difficile, lors d’une visite unique, de savoir si une entreprise est définitivement abandonnée, marche au ralenti ou sert à autre chose. Ainsi, je suis resté de longues minutes devant une ancienne usine de dentelle : tout semblait signifier un abandon assez récent, mais il y avait des portes refaites, manifestement pour des habitations, quelques fleurs dans des pots… Pour ne pas risquer de me confronter à des habitants, je ne suis finalement pas entré.

Certains lieux ont été rasés ou ont disparu, éventuellement après la prise de vue de Google View/Earth. Ou du moins ne suis-je pas en mesure de les retrouver avec les documents dont je dispose. C’est une catégorie minoritaire car la disparition peut être repérée, souvent, au préalable par les images satellite.

Certains ont été réhabilités, rénovés et occupés entièrement ou partiellement, sans que cela soit clairement décelable sur Google Earth. C’est le cas des anciennes usines de lampes Narva dans l’ex-rue Dimitrov, aujourd’hui L. F. Schönherr.

Figure 5. Dans la cour du bâtiment réhabilité des anciennes usines Narva

D’autres sont parfaitement clos, inaccessibles sans forcer des portes ou briser des serrures, ce qui est contraire aux règles générales admises par les urbexeurs et que l’on trouve affichées d’un site à l’autre : ne jamais casser ou briser pour rentrer sur un lieu, ne rien abîmer (Offenstadt 2019a, p. 9-11).

Certains autres pourraient être accessibles, mais l’accès est dangereux ou demande des accessoires comme une échelle, ce qui constitue une étape d’intrusion que je me suis refusé à franchir. C’est le cas d’une villa voisine de l’entreprise qui siégeait au 10 Rinnelberg (broderie à la main, VEB Handstickerei) : tout est scellé sauf une fenêtre surélevée, et les prises pour y accéder ne sont pas sûres et se trouvent juste en face de l’entreprise active. Deux raisons de renoncer.

D’autres encore sont dans un état de relatif abandon, mais une partie du site a été reprise par des petits commerces ou artisans, ce qui rend difficile la visite, avec le risque de se faire prendre par les occupants, qui ont souvent tendance à considérer que l’ensemble du site est sous leur protection, même quand ils n’en occupent qu’une petite partie. « Urbexer » lorsqu’ils sont absents ouvre par ailleurs au risque de violation de propriété.

De manière comparable, pour accéder à certains sites vides, il faudrait passer par d’autres qui sont actifs : ainsi n’ai-je pas pu accéder à une usine abandonnée (sans doute une usine de blouse et dentelle, Spitzen- und Blusenkonfektion VEB, 71 Friedensstraße) parce qu’il aurait fallu pour cela enjamber des clôtures puis traverser des jardins domestiques d’immeubles insérés entre l’accès intérieur et l’usine abandonnée. De même, pour visiter un ancien dépôt de commerce de gros (Großhandelsbetrieb Waren täglicher Einkaufs- und Informationszentrum au 7 Luisenstraße), il aurait fallu que je traverse le site d’une entreprise active aux locaux neufs (aux numéros 9-11). Cette intrusion aurait constitué une violation manifeste de propriété, et les habitants ou employés pouvaient être présents.

Cette rapide typologie permet de montrer l’environnement, le cadre et les limites de la pratique de l’urbex, comme manière d’enquêter sur les traces matérielles du passé. Elle invite à une enquête plus poussée, à la fois historienne et ethnographique, pour rendre compte de l’évolution parallèle de chacun des sites, dans le contexte des grands bouleversements économiques et politiques des années 1990 et de ce qu’il en résulte pour chacun d’eux aujourd’hui.

Errances urbaines

Même si mes « campagnes » d’urbex sont organisées, hiérarchisées et préparées de manière documentaire, la visite sur place amène toujours à se dérouter, à découvrir des sites imprévus comme l’illustre l’exemple suivant. La rue Hans-Sachs, excentrée au nord de la ville dans une zone industrielle et commerciale, est assez lâchement occupée. Les anciens bâtiments industriels, de la Plauener Spitze notamment, identifiés au préalable, sont soit en partie repris par de nouvelles entreprises et institutions (comme un centre de formation), soit complètement scellés (comme c’est le cas aux numéros 19 et 49). Le quartier offre cette apparence de « non-lieu » tel que je l’ai défini pour l’ex-RDA, soit des espaces dont le développement échappe à un ordre urbain, quel qu’il soit, c’est-à-dire des lieux auxquels l’œil ne peut assigner une unité, une organisation, dont on ne peut relier aisément les différentes parties ; et qui comportent, second critère, des terrains ou constructions sans entretien apparent. C’est la combinaison de friches et d’un « dés-ordre » spatial qui les définit (Offenstadt 2019b, p. 226-232).

Aussi, sans avoir pu accéder aux sites repérés, je continue à parcourir la rue et je tombe par hasard sur un petit ensemble abandonné avec des garages et un bâtiment d’un style années trente. On peut facilement entrer dans l’enceinte même si les bureaux sont fermés. Quelques garages et pièces demeurent accessibles, un bureau est encore rempli de papiers et d’objets. Je découvre donc ici par hasard un ancien dépôt d’essence de la firme Minol, qui n’avait pas fait partie de ma préparation. Il figurait bien dans l’annuaire, mais comme les stations-service de l’époque RDA ont souvent disparu, je ne l’avais pas retenu.

Je n’avais pas noté non plus l’adresse Am Mühlgraben 12, parce que l’annuaire n’indiquait que le garage de la VEB Plauener Spitze. Je tombe donc par hasard sur une immense usine abandonnée entourée de petits ateliers en activité. La palissade qui l’entoure s’ouvre par un côté et, en montant le long d’une pente vers l’arrière du bâtiment, une fenêtre cassée permet d’entrer.

Un des grands intérêts de l’urbex est de pouvoir documenter les lieux et leur histoire dans le cours même de la visite, par des découvertes matérielles et documentaires. Celles-ci permettent encore, dans certains cas, de préciser la topographie de la ville ou des bâtiments visités. Par exemple, dans l’une des usines de dentelle, j’ai retrouvé dans un monceau de papiers de tous ordres une liste de tous les bâtiments liés à la VEB Plauener Spitze, avec le nom du responsable, classés par rue (daté sans doute de juin 1987, mais le papier était un peu détrempé). Cette découverte m’a permis de poursuivre ma visite en utilisant cette feuille d’époque qui enrichissait ma liste d’adresses.

Figure 6. Papiers abandonnés sur le sol dans l’ancienne usine de broderie de la Wieprechtstraße

De l’intérêt de l’urbex pour les sciences sociales

On comprend les multiples intérêts personnels de l’urbex, en tant que loisir ou visite patrimoniale, mais que peut y gagner la connaissance en sciences sociales [3] ? Le premier intérêt manifeste est de mesurer l’emprise spatiale de ces industries de RDA. L’urbex est un mode d’appréhension particulier de l’espace : c’est une approche-qui-prend-son-temps, loin d’une visite classique et organisée, qui permet de s’imprégner non seulement des espaces urbains, de la configuration des sites, mais aussi des distances d’un lieu à l’autre, en tenant compte de leur insertion dans un environnement précis. Le second intérêt tient aux découvertes matérielles que l’on peut faire. J’ai trouvé des archives et documents inédits dans deux sites de Plauener Spitze, et par exemple des notes d’un contremaître dans la tourmente de la dernière année de la RDA (1990, voir figure 7).

Enfin, une telle pratique, avec sa dimension sensorielle, conduit aussi à écrire d’autres récits (Offenstadt 2019a). II me semble en effet que l’écriture d’un chercheur emprunte une tonalité propre, entre expériences sensorielles et découvertes, lorsque l’on rend compte de ces expéditions ou de documents que l’on a soi-même trouvés dans ces circonstances très prenantes.

Figure 7. Carnet de notes abandonné dans une usine de broderie (Wieprechtstraße)
Figure 8. Dans les locaux abandonnés de l’usine VEB Plauener Spitze, site Am Mühlengraben

Bibliographie

  • Offenstadt, N. 2019a. Urbex RDA, Paris : Albin Michel.
  • Offenstadt, N. 2019b. Le Pays disparu. Sur les traces de la RDA, Paris : Gallimard.

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Pour citer cet article :

Nicolas Offenstadt, « Une exploration urbaine (urbex) à Plauen. Sur les traces de la dentelle et de la RDA », Métropolitiques, 13 janvier 2020. URL : https://metropolitiques.eu/Une-exploration-urbaine-urbex-a-Plauen.html

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