Au Liban la colère s’exprime haut et fort depuis le 17 octobre 2019. Au-delà du côté anecdotique d’une mobilisation enclenchée par la taxation de WhatsApp, comme l’ont relayé les médias, c’est contre une atteinte au dernier carré de liberté individuelle que chacun a commencé à se révolter. WhatsApp est, en effet, plus qu’une application de messagerie instantanée. WhatsApp est un moyen de s’accommoder du coût exorbitant des télécommunications (deux fois plus élevé que dans les pays de la région et jusqu’à cinq fois plus qu’en Égypte). Dans un pays où le salaire minimum frôle à peine les 500 dollars – quand les travailleurs bénéficient d’un contrat de travail – taxer WhatsApp à hauteur de six dollars par mois est perçu comme une atteinte directe au pouvoir d’achat et à la liberté de communiquer. Car WhatsApp est également un outil plébiscité par une population dont les familles sont réparties aux quatre coins du Liban et du monde, contraintes à des exils forcés par une situation sociale et politique qui n’offre ni opportunités de travail ni avenir à sa jeunesse. Pour des millions de gens, au Liban ou ailleurs, dans des pays où les espaces publics sont confisqués, où les réseaux sociaux comme Facebook et Twitter sont surveillés, où les libertés individuelles sont réduites et bafouées, c’est aussi un espace digital d’expression sans équivalent.
Des espaces publics contrôlés et privatisés
Car où peut-on se retrouver hors des réseaux sociaux dans un pays où l’espace public est si limité ? Depuis les années de guerre (1975-1990), l’espace public s’est peu à peu rétréci. Pendant les heures sombres de la jeune république libanaise, les lieux publics, confisqués par les combats, étaient synonymes d’hostilités, de dangers et donc de peurs. Aux premières heures de la guerre, le centre-ville a été au cœur des affrontements avant de devenir un no man’s land traversé par la ligne de démarcation, qui sépara pendant 15 ans l’est et l’ouest de la capitale. Ces craintes d’un espace public hostile n’ont aujourd’hui pas totalement disparu.
Depuis, aucune politique nationale n’a cherché à rétablir le lien entre la population et son environnement urbain. Au contraire, aujourd’hui l’espace public se limite presque uniquement à la voirie, quand celle-ci n’est pas accaparée par des occupations et privatisations sauvages et illégales… Les rares espaces de rassemblement qui existent à Beyrouth sont soit contrôlés (le bois des Pins), soit (semi-)privatisés et politisés (le centre-ville de Beyrouth, la marina Zeitouna Bay). Le bois des Pins (Horsh Beirut), est le plus grand espace vert de la capitale, composé des derniers pins parasols de la forêt, autrefois immense, plantée par l’émir Fakheredine pour contrer l’avancée des sables. Endommagé pendant la guerre, il a été réaménagé en 1995 par la ville de Beyrouth avec le soutien d’un programme de la région Ile-de-France. Pourtant, jusqu’en 2016, son accès était réservé aux détenteurs d’un permis et aux étrangers sans qu’aucun argument valable n’explique cette discrimination. La réouverture du parc sous la pression des associations n’aura été que de courte durée : le bois a été de nouveau fermé en 2017 à la suite du développement d’un parasite.
Paradoxalement, dans le centre-ville de Beyrouth même, l’espace public est contraint. En effet, en partie dévasté par 15 années de guerre, le centre-ville a été témoin d’une reconstruction controversée. Une société privée proche des milieux politiques, Solidere, a été chargée de la reconstruction dans les années 1990. Si ce choix a permis de gérer une propriété foncière partagée entre une multitude d’ayants droit, elle a été vécue par ces derniers, et par la population en général, comme une éviction pure et simple. Dans le cadre de la politique de reconstruction, la destruction de larges pans du tissu urbain épargnés par la guerre a, elle aussi, été mal vécue. La nouvelle ville s’est voulue en rupture avec ce qui avait été, tournée vers les grandes entreprises étrangères, l’ambition du projet étant surcalibrée par rapport aux besoins de l’économie libanaise. La finalité économique du projet a transformé le visage du centre-ville tant architecturalement que socialement. La mémoire architecturale du mandat français a été privilégiée plutôt que celle de la période ottomane. Alors qu’avant le conflit le centre-ville permettait à toutes les couches de la population de se rencontrer (commerces, loisirs, transports), le nouveau centre apparaît comme une enclave de luxe dédiée aux nantis et aux riches touristes étrangers. La reconstruction a substitué « une population aisée, voire riche, faite de grands bourgeois et d’étrangers expatriés, aux strates sociales beaucoup plus complexes que le maintien d’une fonction résidentielle résiduelle du centre-ville avait gardées en place jusqu’à la veille de la guerre […]. Bref, tout ce qui faisait du vieux centre un microcosme du pays, et même de la Méditerranée arabe [1] ».
Les souks de Beyrouth illustrent cette sélectivité sociale nouvelle. Alors qu’y prenaient place avant-guerre une diversité d’activités quotidiennes, aujourd’hui le souk de Beyrouth est un luxueux centre commercial à ciel ouvert, dont l’accès est très sécurisé. La « privatisation » du centre-ville l’a privé de la dynamique qui avait été la sienne, d’autant que les crises économiques et financières régionales n’en ont pas fait le succès commercial escompté. Zeitouna Bay est un autre exemple des atteintes aux espaces publics au Liban, notamment aux biens-fonds maritimes [2]. Le terrain sur lequel est bâtie cette luxueuse marina a été loué par l’État à une société privée pour 2500 LL (livres libanaises) par m² (moins de 2 euros). Aujourd’hui, les cellules commerciales qui accueillent des enseignes de restauration d’un standing varié (revu progressivement à la baisse face aux difficultés économiques) sont sous-louées, au profit de cette société, pour des milliers de dollars. L’accès à la marina est gardé par le personnel de sociétés privées de surveillance qui rappellent les règles sur de multiples écriteaux : animaux, jeux à roulettes, pique-niques et narguilés sont interdits. La marina n’est fréquentée que par la classe moyenne-supérieure et les étrangers, loin du melting-pot social qui s’observe sur la corniche, à quelques centaines de mètres de là.
Zeitouna Bay n’est pas l’unique atteinte à la privatisation de la côte libanaise. Le littoral est touché du nord au sud, bétonné, grignoté, privatisé par des complexes balnéaires qui confisquent l’accès direct de tous à la mer. À Beyrouth, la récente édification d’un hôtel sur l’unique plage publique de la ville (Ramlet el Bayda) a mobilisé les activistes sans empêcher la réalisation du projet. La corniche n’est pas épargnée. Il y a quelques mois, les autorités ont installé des horodateurs (vite retirés sous la pression de la rue). Le quartier dit du Waterfront, qui prolonge le centre-ville avec ses hauts immeubles de luxe construits sur les déblais de la guerre, est gardienné nuit et jour. Joggeurs et apprentis cyclistes se contentent des voies que les voitures des futurs résidents n’ont pas encore envahies, à défaut de pouvoir longer la promenade au bord de l’eau… Tant et si bien que les Beyrouthins en oublient parfois qu’ils vivent dans une ville du littoral.
La contestation au centre
©Antoine Atallah.
Des manifestants près de la mosquée Al-Amin, place des Martyrs (19 octobre 2019).
© Ines Lakrouf.
Des milliers de manifestants place des Martyrs lors du premier week-end de contestation (20 octobre 2019).
© Yammine Yammine.
Dans les premiers jours de la contestation, les manifestations se sont concentrées au centre-ville de la capitale : en face du Grand Sérail sur la place Riad el Solh et place des Martyrs. Chacun de ces lieux revêt une importance symbolique. Situé sur une colline, le Grand Sérail est aujourd’hui la résidence du Premier ministre. Le Conseil des ministres y siège [3]. Située en contrebas du Grand Sérail, la place Riad el Solh, qui porte le nom du Premier ministre depuis 1957, a connu plusieurs vies. Lieu de rassemblements où avaient lieu les parades militaires et les marchés aux bestiaux sous l’Empire ottoman, elle a ensuite été transformée en square, pris entre les voies de circulation avec la modernisation de la ville. Depuis la fin de la guerre, la dimension de la place s’est amoindrie. Mal aménagée et peu étendue, elle n’est plus occupée que lors de manifestations, car c’est le point de rassemblement le plus proche du Sérail.
La place des Martyrs est l’ancien centre névralgique de la capitale, ce qu’on a peine à imaginer lorsqu’on accède à cette étendue vide, déconnectée du reste de la ville par de larges voies de circulation et entourée de parkings et d’immeubles en devenir. Pour les piétons, l’expérience peut être traumatisante : le manque criant d’aménagements les rend totalement vulnérables, au bon vouloir des automobilistes. Sehet el burj (la place de la Tour), comme l’appellent encore de nombreux Libanais, est un lieu symbolique de l’histoire politique et sociale du pays. Les Russes y ont déployé leurs canons lors de leur occupation entre 1773 et 1774 dans le cadre de leur confrontation avec l’Empire ottoman, d’où l’appellation de « place des Canons » parfois encore utilisée. Plus tard, en 1916, la puissance ottomane y a réprimé les indépendantistes arabes. Dans le Beyrouth moderne s’y étaient développés les cafés, les cinémas, les bordels, avec au centre, un jardin. C’était aussi le point de départ et le terminus du réseau de tramway aujourd’hui disparu. De cette place, seul un bâtiment a survécu à la guerre et à la reconstruction, alimentant la nostalgie de tous, même de ceux qui n’ont pas connu cette ville d’avant-guerre. En 2005, lors de l’assassinat de Rafic Hariri, Premier ministre à l’époque, la place des Martyrs a renoué avec sa vocation politique lorsque des foules s’y sont réunies pour lancer un message politique à la Syrie, jugée responsable de la disparition de l’homme politique.
La reconquête des lieux symboliques
C’est dans ces lieux que la population mobilisée se retrouve aujourd’hui. D’abord les jeunes : les moins de 30 ans, frappés par un taux de chômage élevé (22 % pour les moins de 24 ans [4]) sont les principales victimes de la crise économique actuelle. On y trouve également des familles avec des enfants en bas âge, ou des parents désespérés de voir leur progéniture s’envoler vers d’autres cieux pour assurer leur avenir. Chrétiens, musulmans sunnites et chiites, femmes élégantes d’Achrafieh [5], adolescents joyeux et turbulents de Tariq el-Jdidé [6], tous découvrent depuis le 17 octobre qu’ils ne sont pas seuls, que leurs compatriotes vivent les mêmes difficultés, à des degrés évidemment très différents, et que le peuple libanais existe, finalement.
Alors ici et là, on fait tomber les barrières psychologiques de la peur de « l’autre » et de l’interdit : ensemble on (re)découvre le Grand Théâtre, œuvre de l’architecte Youssef Aftimos, et le cinéma City Center, surnommé l’Egg, dessiné par l’architecte libanais Joseph Philippe Karam au début des années soixante. À l’abandon depuis la guerre, sa carcasse éventrée est depuis devenue un symbole de la ville, et aujourd’hui de la révolte. Très fréquentés avant la guerre, ces deux espaces culturels ont subi de nombreuses dégradations pendant les 15 années de conflit et sont depuis lors laissés dans leur état de délabrement, barricadés derrière des panneaux de protection empêchant les passants de les approcher. En 2015, lors du mouvement « Vous puez », né de la crise de la gestion des ordures dans le pays, l’accès du Grand Théâtre avait déjà été forcé par les manifestants. Aujourd’hui, ces deux lieux sont devenus les symboles de la réappropriation de leur patrimoine par les Libanais ; ils sont nombreux à le considérer comme confisqué par Solidere (l’accès au Grand Théâtre a toutefois été de nouveau interdit en raison des risques d’accidents et d’effondrement). Depuis le début des manifestations, l’Egg accueille quant à lui projections, débats et événements festifs organisés spontanément par la population et les associations, et certains se prennent à rêver de sa transformation permanente en lieu culturel.
Des manifestants entrant dans l’Egg (18 octobre 2019).
© Ines Lakrouf.
Au pied du Grand Théâtre, les manifestants s’approprient les lieux autour d’une shisha (21 octobre 2019).
© Yammine Yammine.
Ensemble, on investit aussi les bancs, les marches, les trottoirs, la cour intérieure de l’immeuble Lazarieh datant de la période moderne, le mémorial de Rafic Hariri, la place des Martyrs, les souks… Les manifestants sont en revanche tenus éloignés de la place de l’Étoile où siège le Parlement, les militaires en bloquant tous les accès. Qu’importe, ensemble les Libanais redécouvrent ce centre-ville, se l’approprient, l’investissent, certains, peut-être, pour la première fois. Les marchands ambulants déambulent : café, maïs, galettes de pain au sésame, jus de fruits frais… depuis quand n’a-t-on pu déguster un café pour 250 LL (25 cents) dans le centre-ville ? À côté des tentes qui accueillent désormais les stands des associations, au cœur de la vitalité de la société civile ces dernières années, même les stands de barbecues se sont installés. C’est aussi ça, le droit à la ville.
Le 29 octobre, au dixième jour de la contestation, quelques heures avant la démission du Premier ministre Saad Hariri, des casseurs ont fait irruption au centre-ville de Beyrouth et détruit toutes les installations temporaires qui s’y étaient implantées. Une légère réorganisation de l’espace en a suivi : infrastructures plus flexibles, espaces de débats mieux établis, encerclement de tout l’espace des manifestations par des barrières métalliques (installées par les autorités).
Le mémorial Rafic Hariri protégé par des barrières et investi par les manifestants (23 octobre 2019).
© Ines Lakrouf.
L’accès à la place de l’Étoile bloqué par des barrières gardées par l’armée (18 octobre 2019).
© Yammine Yammine.
Les tentes des associations après leur destruction par des casseurs (29 octobre 2019).
© Yammine Yammine.
Après la destruction des tentes, les associations ont rapidement réinvesti le parking de Lazarieh (30 octobre 2019).
© Ines Lakrouf.
L’autoroute rendue aux piétons
Dans les banlieues nord qui s’étendent le long du littoral et qui offrent le spectacle d’un étalement urbain continu, incontrôlé et déconnecté des réalités topographiques (construction d’immeubles d’habitation jusqu’aux crêtes des montagnes), c’est sur l’autoroute bordant la mer que les manifestants se retrouvent, paralysant ainsi la circulation au grand dam des autorités. Décentralisant le mouvement spontané de protestations, les manifestants amplifient ainsi son impact et lui donnent un caractère national unique. Mais au-delà de la réalité du blocage des routes, le choix de ces lieux de rassemblement n’est pas que stratégique. Quels seraient en effet les lieux alternatifs où ils pourraient se réunir ? Aucun. Ici le piéton est une espèce en voie d’extinction et les véhicules sont roi. Sans voiture, la population est assignée à résidence car victime de l’absence d’alternative en termes de transports collectifs institutionnels fiables. Ronds-points ou carrefours de circulation, les places n’ont ainsi de place que le nom, et sont inutiles à la vie urbaine. Les manifestants ont donc investi les autoroutes, comme à Jal el Dib, au nord de Beyrouth, ou à Zouq, dans la banlieue de Jounieh. L’espace est généreux, la foule s’étend librement, de l’autre côté de la voie les enfants peuvent jouer et faire du vélo.
L’autoroute et le pont de Jal el Dib (banlieue nord de Beyrouth) envahis par les manifestants (23 octobre 2019).
© Yammine Yammine.
Les manifestants recréent l’ambiance d’un salon sur le ring, la voie express enserrant le centre-ville et reliant l’est et l’ouest de la ville (29 octobre 2019).
© Ines Lakrouf.
Une protestation contre les défaillances de l’État et pour la démocratie
Après la démission du Premier ministre Saad Hariri le 29 octobre, la stratégie de la contestation (toujours totalement horizontale et sans leader) a changé. Le blocage des routes a laissé la place à l’organisation, partout dans le pays, de multiples sit-in quotidiens devant de nombreux lieux symboliques de la corruption généralisée : Banque centrale, Palais de Justice, siège de l’Électricité du Liban, TVA, ministère de l’Éducation, sièges des deux sociétés de télécommunication, résidences des responsables politiques. Non sans heurts les premiers jours, les manifestants ont aussi investi Zeitouna Bay et la plage de Ramlet el Bayda, où l’hôtel mentionné plus haut a été édifié. Le choix des espaces de la contestation actuelle confirme les forts dysfonctionnements urbains du Liban, un des nombreux pans de la défaillance de l’État dans ce pays. Précieux et indispensables pour construire le rapport à l’autre, à la citoyenneté et aux bien commun, les espaces publics aujourd’hui réinvestis ou créés ex nihilo sont devenus le support des revendications des manifestants et objets des revendications elles-mêmes. Souhaitons que la revendication de ces espaces dans la crise accompagne le mouvement et qu’à l’avenir ils soient des lieux essentiels à l’exercice de la démocratie et à l’expression des libertés individuelles et collectives.
Manifestation devant le siège de l’Électricité du Liban pour réclamer l’électricité 24 heures sur 24 (7 novembre 2019).
© Yammine Yammine.
Des manifestants investissant Zeitouna Bay, la marina privatisée, pour contester la privatisation du littoral (10 novembre 2019).
© Yammine Yammine.