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Entretiens

Comment reconstruire le Liban ?

De guerres en crises, un territoire face à des vagues de destruction

Mona Fawaz, professeure à l’Université américaine de Beyrouth, revient dans cet entretien sur les destructions qu’a subies le Liban à la fin de l’année 2024. Elle compare les événements récents avec d’autres vagues de destruction et analyse les changements des acteurs et des modèles de reconstruction du territoire.

Entretien réalisé par Éric Verdeil le 15 décembre 2024.

Le 8 octobre 2023, en réaction aux représailles d’Israël, puis à la guerre totale, contre les Palestiniens à Gaza, le Hezbollah a réouvert le front du Liban Sud, qui était relativement calme depuis 2006. Les combats se sont étendus à l’ensemble du pays à partir du 23 septembre 2024, avec des dégâts et un nombre de victimes (près de 4 000) considérables, avant un cessez-le-feu entré en vigueur le 27 novembre 2024. Quel bilan peut-on établir des destructions liées à la guerre de ces derniers mois au Liban ? Et tout d’abord, quelles sont les sources dont on dispose pour évaluer les destructions ?

Pour les sources, plusieurs initiatives se déploient plus ou moins en même temps. Il y a d’abord le travail appuyé sur la technologie LIDAR [1] par le Conflict Ecology Lab (Oregon State University) qui a, toutes les deux ou trois semaines, partagé une estimation des dégâts, sous la forme de dénombrements et de cartes. Avec mon équipe de recherche, le Beirut Urban Lab, nous avons essayé de les aider en comparant leurs productions avec des photos aériennes. Au fur et à mesure, leurs données sont devenues de plus en plus précises. Le CNRS libanais a donné des chiffres récemment ; Jihad al-Bina, l’ONG qui travaille pour la reconstruction avec le Hezbollah, également. Plusieurs journaux, le Financial Times, le New York Times, le Washington Post ont maintenant des unités d’analyse visuelle qui sont en train aussi de montrer où se localisent les dégâts, sur la base des images satellites. Ils ne font pas nécessairement de décompte, mais ils montrent bien où se situent les destructions et quelles formes prennent ces dernières. Surtout pour les villages frontaliers, cette source est très importante, parce qu’il n’est pas possible d’acheter des photos aériennes à partir du Liban.

On peut distinguer plusieurs cas. Il y a d’abord celui des villages frontaliers, dont des sections entières sont totalement rasées, effacées, parce que l’armée israélienne les a fait exploser intégralement et que les tanks les ont écrasées. C’est irréparable, parce que ce sont de vieux villages qui sont inscrits dans le paysage du Liban Sud, qui sont très symboliques. C’est un patrimoine culturel, la construction séculaire de ce territoire avec la nature, qui a été effacé. Il faut vraiment voir le contraste entre ces villages libanais et les villages israéliens de l’autre côté de la frontière, qui ressemblent beaucoup à des lotissements américains assis sur le paysage, sans aucune relation avec le terrain, et qui le transforment d’une façon très moderniste.

Au sud et dans la Bekaa, à l’intérieur des villages et des villes, les destructions sont très impressionnantes. Nabatiyeh en est un très bon exemple. Le sérail, la municipalité, le souk central de la ville ont subi des destructions immenses touchant des bâtiments aux architectures de plusieurs époques, qui sont uniques dans cette zone. Il est très important de parler de ces centres communautaires (community centers) : Nabatiyeh est un centre administratif et un marché. Les gens viennent des villages alentour, le marché qui se tient tous les jours en fait un lieu de culture partagée, il y a là un patrimoine culturel qui est effacé.

Figure 1. Immeuble détruit devant la citadelle de Tebnine, au Liban Sud, datant du XIIe siècle, dont un pan de muraille a été endommagé

© Marwan Shehadeh, 2025.

Dans la banlieue de Beyrouth, les destructions sont impressionnantes : elles sont au moins trois fois plus importantes qu’en 2006. En 2006, à la suite de la guerre dite des trente-trois jours entre Israël et le Hezbollah, les destructions s’étaient concentrées à Haret Hreik – quartier populaire de la banlieue sud de Beyrouth – où Israël avait décidé d’annihiler le quartier général du Hezbollah. De ce fait, 220 immeubles avaient été détruits, mais ils étaient plus ou moins localisés dans une zone restreinte. De ce fait, on pouvait imaginer un projet de reconstruction bien délimité. Aujourd’hui, au contraire, les démolitions s’étendent sur au moins 12 km², depuis Choueifat jusqu’à Tayouneh, dans des tissus urbains très différents : des vieux quartiers de Bourj el-Barajneh à ceux beaucoup plus modernes de Haret Hreik et de Lailaki, qui datent des dix dernières années, autour de l’Université libanaise (figure 2).

Figure 2

© Beirut Urban Lab.

Et là, les chiffres ne s’alignent pas du tout. À partir de quel seuil de démolition peut-on qualifier un bâtiment de « détruit » ? Qui a été observer les immeubles pour distinguer ceux qui sont structurellement toujours sains et ceux qui ne le sont plus ? Lorsque je suis allée dans la banlieue sud, il n’y avait pas d’armée libanaise, pas d’ingénieurs, il n’y avait pas de sécurité publique. On sentait une région abandonnée… Les résidents sont eux revenus dans beaucoup d’endroits, mais aucune décision n’a été prise pour dire quels bâtiments il est nécessaire de démolir pour des raisons de sécurité. On entend tous les jours encore : « un immeuble est tombé ».

Figure 3. Une rue commerçante de Haret Hreik, banlieue sud de Beyrouth

Dans les décombres de cet immeuble, on peut voir des objets, notamment de la literie, mêlés aux gravats. On peut noter aussi l’effet très différencié des bombardements, démolissant totalement certains immeubles tandis que leurs voisins restent debout tout en étant endommagés par le souffle des explosions.
© Mona Fawaz, 2 décembre 2024.

Et en ce qui concerne les infrastructures civiles, les infrastructures en réseau, quel est le bilan, et comment le comparer avec celui de 2006 ?

J’ai moins de visibilité, mais je sais que les Israéliens ont ciblé toute l’infrastructure hydraulique (water infrastructure) dans le sud. Cela a été systématique et les journaux en ont parlé. Les dommages sont majeurs. Entre l’Union européenne, qui a beaucoup financé ce genre de projets, et l’État libanais, qui doit de l’argent à l’Union européenne dont certains pays ont fourni des bombes à Israël, un dialogue devrait s’ouvrir. Qui a la responsabilité de ces destructions ? Un État en état de banqueroute comme le Liban, qui doit de l’argent, doit-il assumer cette responsabilité ?

Dans les villages, à cause de l’absence d’électricité, beaucoup de municipalités avaient rassemblé les générateurs auparavant dispersés, pour les sortir des quartiers résidentiels [2]. Dans beaucoup de villages, les maires avaient racheté les générateurs. Comme les bâtiments municipaux ont été ciblés, cela a causé de graves dégâts. Il suffit de traverser le sud pour voir le nombre de panneaux solaires endommagés. Des villas par terre, des immeubles au sol, et dessus des panneaux solaires démantelés (figure 4). C’est que, depuis 2019, le pays n’a plus d’infrastructures publiques d’électricité. Les gens avaient chez eux, dans l’habitat privé, leur propre équipement de production d’électricité. Quand on perd sa maison, on perd toute sa fourniture d’électricité, tous les services.

Figure 4. Haret Hreik, banlieue sud de Beyrouth

La vie reprend timidement son cours devant des immeubles détruits par l’aviation israélienne à Haret Hreik, dans la banlieue sud de Beyrouth. On distingue bien les panneaux solaires démantelés et d’autres encore en place sur les immeubles non touchés.
© Mona Fawaz, 2 décembre 2024.

Comment, dans un État dont les institutions connaissent un grave dysfonctionnement (rappelons que la présidence de la République est sans titulaire et que l’État est pratiquement en faillite), la reconstruction peut-elle s’engager ?

Aujourd’hui, l’État libanais n’a pas d’argent, et les États arabes ont une priorité qui est de veiller que la Syrie ne tombe pas dans les mains turques ou iraniennes. Les États arabes vont vouloir s’impliquer davantage en Syrie qu’au Liban, ce qui est compréhensible.

De ce fait, la première question est : d’où vont venir les financements ? On peut redouter une crise, parce que les Libanais n’ont pas d’argent. En 2006, les gens de la classe moyenne qui ont perdu leur maison n’ont pas eu de compensation sérieuse, ni de l’État, ni du Hezbollah, ni de l’Iran, ni de personne. Mais ils ont reconstruit leur maison, parce qu’ils avaient de l’épargne, des ressources, et parce que leurs enfants qui étaient à l’étranger pouvaient les aider. Cette fois, les enfants à l’étranger sont en train d’aider les parents à se nourrir car les parents ont perdu leurs retraites avec la crise financière et bancaire. Pour les autres, notamment ceux qui avaient leur résidence principale dans la banlieue sud, je ne sais pas d’où vont venir les financements. Nous sommes dans un moment de grande incertitude à ce sujet.

Deuxième point : en 2006, le gouvernement était en situation de guerre avec le Hezbollah. Les Libanais qui venaient de perdre leur maison étaient pris au milieu de cet affrontement. Pour le gouvernement, ne pas leur permettre de construire, c’était souligner la responsabilité du Hezbollah. Et leur permettre de reconstruire était au contraire la preuve que le Hezbollah avait, soi-disant, gagné la guerre. Le Hezbollah avait vraiment le besoin et le désir de reconstruire. Il avait beaucoup à prouver dans ce domaine, il voulait le faire. Il s’est posé en défenseur des habitants.

En 2006, la loi ne permettait pas à la majorité des résidents de construire. En effet, dans la banlieue sud, les immeubles – construits de manière illégale – avaient été régularisés en payant des pénalités après la fin de la guerre civile. Mais en cas de destruction, la régularisation impliquait le respect de la loi de construction. Or, celle-ci avait été faite à l’époque où la banlieue sud avait été pensée comme une périphérie éloignée de Beyrouth. La densité y était faible. Et donc, reconstruire en respectant les critères de faible densité imposés par la loi voulait dire que beaucoup de gens n’auraient pas pu y trouver leur place. À l’époque, je sais que beaucoup voulaient récupérer leur argent et ne pas revenir. Surtout pas à Haret Hreik. Les gens avaient peur, ils disaient : « on ne veut pas revenir si le Hezbollah reconstruit ses institutions ici ». Mais ils le disaient à voix basse, par peur d’être ostracisés.

Toutes les annonces et les procédures se faisaient en ligne. Or, les gens n’avaient pas accès à Internet et leur seul canal d’information était le Hezbollah, qui a donné la priorité à la reconstruction, encourageant fortement les propriétaires à récupérer les indemnités pour aller acheter ailleurs. Lorsque les compensations sont arrivées, avec la hausse du prix du fer en 2006 et 2007, le Hezbollah a dû chercher de nouveaux fonds. Il a considéré la reconstruction de la banlieue sud comme un enjeu pour conserver sa légitimité et garantir sa présence. Et il a reconstruit, mal je dirais, mais vite et en rendant aux gens ce qu’ils possédaient.

Aujourd’hui, le même scénario se répète. Au sud, la loi ne permet pas de construire, parce que les maisons sont anciennes, qu’elles ne suivent pas des réglementations modernes. L’urbanisme est surtout fondé sur des habitudes sociales. Quand on analyse les tissus urbains, surtout au sud et dans la Bekaa, on voit que beaucoup de règles sont négociées entre voisins. Qui regarde qui ? Où sont les fenêtres ? On n’ouvre pas sa porte face à la porte d’un voisin. On ne met pas un deuxième étage en surplomb de la cour du voisin. La cour est un espace privé pour les femmes qui peuvent s’y dévoiler. Ces accords sont peu compatibles avec les lois de construction modernes. Ainsi, dans beaucoup de cas il n’était pas possible de reconstruire sa maison à l’identique.

Et comme le gouvernement était en train de criminaliser les résidents parce qu’il voulait les culpabiliser d’être des partisans du Hezbollah, les gens sont allés voir le Hezbollah, lequel a construit lui-même, sans permis, tous les immeubles. Et après, en 2014, ils ont fait passer une loi de régularisation qui stipulait que, à titre exceptionnel, les maisons qui avaient été détruites allaient être reconstruites comme elles étaient avant la destruction. Et les constructions ont été réintégrées à la légalité.

On est à nouveau dans cette situation. Sauf que maintenant, on n’est pas dans un contexte d’affrontement entre le gouvernement et le Hezbollah, car celui-ci est très affaibli. Pour que les gens puissent reconstruire, il faut un projet de loi. Le gouvernement vient d’en proposer un qui est un copier-coller de celui de 2014, qui dit qu’à titre exceptionnel, les gens seront exemptés des taxes de construction. C’est une différence avec 2006.

Le troisième point de comparaison avec 2006 a trait à la gestion des décombres, qui s’inscrit dans une logique de continuité, même si la situation est très différente. Cette logique est de jeter les déblais à la mer, dans l’idée de favoriser l’immobilier, de construire des mètres carrés en gagnant des terrains sur la mer, sur des remblais. Le ministre des Travaux publics raconte ainsi dans toutes les réunions que c’est la seule solution, qu’on ne peut pas faire autrement. Alors que, dans une situation de banqueroute, avant d’aller faire de la spéculation immobilière, il faut s’interroger sur le coût du recyclage. Jeter les déblais à la mer, sans traitement, serait un crime environnemental. Il y a des batteries issues des systèmes d’énergie solaire, il y a les métaux, il y a le béton dont on ne connaît pas la nature... On a déjà détruit tellement de montagnes au Liban, car les cartels du ciment veulent continuer à vendre du ciment. La logique des cartels qui continuent à faire de l’immobilier et du ciment implique de jeter les déblais à la mer.

On voit bien les limites de l’action de l’État libanais. Mais qu’en est-il des municipalités ?

Je crois que certaines municipalités sont en train d’essayer d’agir vite, pour mobiliser les villageois. En même temps, des tensions sont remontées, entre le mouvement Amal [3] et le Hezbollah, car le Hezbollah est dans une situation de faiblesse qu’il n’a jamais vécue auparavant et il veut prouver qu’il est toujours présent. La majorité des municipalités du sud va avoir les deux partis en compétition.

Par contre, à Beyrouth, dans la banlieue sud, il faut qu’on fasse preuve de flexibilité intellectuelle afin d’empêcher que le Hezbollah contourne les municipalités comme il l’a fait en 2006 en les tenant à l’écart. Aujourd’hui, certaines municipalités ont déjà dit aux habitants : « si vous avez à réparer des fenêtres, des aluminiums et des choses comme ça, faites-le. Et ramenez vos factures et vos photos à la municipalité. On rembourse à travers les municipalités ». C’est le Hezbollah qui va payer, parce que les municipalités n’ont pas d’argent. Mais au moins, les municipalités sont en train de jouer un rôle institutionnel. Même si les financements se font en réalité à travers le parti chiite, les municipalités assument la fonction d’une institution qui a été démocratiquement élue par les résidents.

On a vu aussi, à l’extérieur des partis, des municipalités non Hezbollah, comme celle de Tebnine, mobiliser les résidents. Donc, certaines municipalités vont avoir davantage d’espace pour agir, parce que le parti est plus faible. Quelque chose d’intéressant pourrait se passer. Et puis il ne faut pas oublier que les municipalités sont contrôlées à la fois par le Hezbollah et par des groupes familiaux. Et le parti chiite ne peut pas travailler sans les réseaux familiaux.

Dans la banlieue sud, en particulier, il semble que le Hezbollah remette en avant l’organisation Waad [4], qui dépend de la fondation Jihad al-Bina, qui avait joué un rôle central dans la reconstruction en 2006.

On entend dire que le parti a ce souhait. Est-ce qu’il le dit parce qu’il veut rassurer les gens ? Il y a aussi la question des financements. Selon certaines rumeurs, le Qatar payerait à travers le Hezbollah pour que l’organisation Waad se remette en place et qu’elle reconstruise la banlieue sud. En 2006, l’action de Waad a été possible parce que les destructions d’immeubles étaient regroupées spatialement. Aujourd’hui, avec la dispersion des destructions, et le fait que certaines municipalités ne font pas partie de l’union des municipalités de la banlieue sud – contrôlée par le Hezbollah –, cela paraît plus compliqué.

Quand je dis banlieue sud, je pense à un territoire qui n’est pas nécessairement géographique et administratif. Je pense à un territoire socialement construit où le Hezbollah a beaucoup d’influence. Selon cette définition, la banlieue sud commence à Tayouneh et finit à Choueifat ou à l’Université libanaise, voire plus loin. Alors que si on appelle Dahiyeh les quatre municipalités qui forment l’union des municipalités de la banlieue sud, cela devient beaucoup plus petit. Et peut-être que, dans ce périmètre-là, le Hezbollah peut travailler à travers les municipalités sans problème, parce qu’elles sont unies (figure 1).

Cela m’amène à la question du rôle des organisations de la société civile, y compris les universitaires. Quelque chose de similaire à ce qui s’est passé en 2006 ou en 2020 est-il possible ?

Il faut souligner d’abord qu’il y a eu un mouvement de solidarité extraordinaire à Beyrouth, et dans plein d’autres localités libanaises. Les Israéliens ont essayé de détruire ce mouvement en faisant peur à ceux qui accueillaient les gens, en bombardant les maisons de manière indiscriminée. Dans plusieurs cas, il est clair que ce sont des familles qui ont été visées, où personne ne pouvait être considéré comme un membre militaire du Hezbollah. Malgré ça, les gens ont continué à accueillir. Et il y a eu des positions très responsables de certains leaders politiques, disant qu’il fallait être solidaires, que face à Israël cette solidarité faisait partie de notre histoire nationale. C’est important d’en parler parce que, pour le moment, on ne retrouve pas cet élan de solidarité dans le processus de reconstruction.

Pour moi, c’est la très grosse différence avec ce qui s’est passé en 2020 après l’explosion du port de Beyrouth. Toutes les ONG qui sont venues reconstruire Mar Mikhaïl [5], où sont-elles aujourd’hui ? Elles se sont très vite mobilisées, en 2020, dans les espaces où le HCR des Nations unis a impliqué son Refugee Response Group. On a organisé des appels aux dons pour la reconstruction. Et puis toutes les ONG, libanaises et internationales, se sont réparti les quartiers à reconstruire. Aujourd’hui, on ne voit rien de tout ça.

La triste leçon de toutes nos reconstructions d’après-guerre au Liban, c’est qu’elles ont toutes renforcé ce que la guerre essayait de faire. Je vais commencer par rappeler la situation du centre-ville, qui a été vidé par la guerre civile (1975-1990), puis a été consolidé comme un espace vide et mort par la reconstruction. Cette reconstruction a été prise en charge par une société foncière, Solidere, redevable à ses actionnaires, pas aux citoyens libanais. Dans cet espace où tous les Libanais avaient des intérêts économiques et sociaux, qui était le lieu des échanges par excellence avant la guerre civile, la reconstruction a été menée en fonction du prix du mètre carré, avec pour seul but de ramener plus de profit aux actionnaires de la société foncière. Mais ce n’est pas la faute de la société foncière, mais de l’État. Finalement, l’État au Liban, c’est une pieuvre d’intérêts privés qui utilise les pouvoirs publics pour reproduire le système du clientélisme confessionnel. L’idée d’un État où nous sommes tous citoyens reste une ambition très lointaine.

En 2006, Israël a décrété le quartier d’Haret Hreik « fief du Hezbollah ». Cette manière de dire a effacé le fait que c’était un quartier commercial par excellence, un quartier au sein duquel la population chiite libanaise a connu sa première urbanité, où, pour la première fois, elle a pu construire des immeubles de bureau, des cinémas – comme dans les années 1980 avec le cinéma Cindarella par le premier promoteur chiite. Et qu’a produit sa reconstruction ? Elle en a fait le quartier par excellence du Hezbollah, où le parti peut montrer au Liban qu’il peut reconstruire 220 immeubles, sans respecter la loi, en démontrant son pouvoir face à tous les autres acteurs. Et les résidents n’ont pas eu le choix. Certains ont pu partir, d’autres pas. Beaucoup de partisans du Hezbollah s’y sont installés, et le quartier est clairement devenu un quartier affilié au parti.

Quant à la reconstruction qui a suivi l’explosion du port, elle a contribué à vider des quartiers qui déjà se vidaient… Selon l’observatoire de la reconstruction du port du Beirut Urban Lab, les quartiers ne se sont pas repeuplés à l’identique. Les habitants portent une cicatrice profonde, association de peur et de pertes très fortes, et beaucoup ne sont pas revenus. Et il n’y a pas eu de guérison (recovery) ni de partage de l’espace public. Au contraire, les premiers commerces qui sont revenus sont les pubs, et les pubs, c’est justement ce dont les résidents ne voulaient pas. Donc, ce ne sont pas des quartiers de vie, comme ils l’étaient auparavant.

Et aujourd’hui, nous faisons face à cette même question : la reconstruction actuelle consolidera-t-elle finalement ce que la guerre a fait, ou réussira-t-on à faire les choses autrement ? Il est difficile d’avoir de l’espoir, parce que nous n’avons pas d’argent, ni d’acteurs publics responsables, et nous continuons à ne pas avoir de président, après cinq ans de crise. Nous sommes le seul pays au monde où, pendant cinq ans, pas un seul plan d’aide à la population n’a été fait. Il y a de quoi être pessimiste.

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Pour citer cet article :

Mona Fawaz, « Comment reconstruire le Liban ?. De guerres en crises, un territoire face à des vagues de destruction », Métropolitiques, 9 janvier 2025. URL : https://metropolitiques.eu/Comment-reconstruire-le-Liban.html
DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2118

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