Au printemps 1968, le philosophe et sociologue Henri Lefebvre (1901-1991) publiait Le Droit à la ville, dans un contexte historique et politique où la critique des effets socio-spatiaux du modèle capitaliste polarisait les discussions intellectuelles. Cet ouvrage visionnaire, rédigé par l’auteur durant l’année du centenaire de la parution du Capital de Marx (1867), défendait une idée de la ville fondée sur l’inclusion et la coexistence sociale dans des « espaces réussis, c’est-à-dire favorables au bonheur » (Lefebvre 1968a, p. 100). Lefebvre critiquait l’extension et la généralisation d’une logique de profit et de promotion dans laquelle l’édification de la ville ne relève plus d’un projet social ou politique, mais d’un principe de rentabilité économique et financière à court terme. Pour l’auteur, l’espace humain se situe au croisement de différentes interprétations possibles en fonction de la position et des intérêts des acteurs concernés. L’espace perçu et l’espace conçu constitueraient les deux dimensions majeures de l’espace social (Lefebvre 1974). Cette distinction l’a parfois conduit à des oppositions d’ordre dualiste : l’espace perçu, qui renvoie à la perception quotidienne de l’espace par ceux qui l’habitent, irait de pair avec l’espace vécu, tandis que l’espace conçu désignerait les représentations abstraites et techniques de l’espace, qui sont souvent celles des ingénieurs, des entreprises et des promoteurs immobiliers, mais aussi des décideurs politiques – en particulier ceux des décennies de l’après-guerre.
50 ans après la publication du Droit à la ville, notre dossier en interroge les usages contemporains, à travers des situations précises. Les enjeux concernent la réception, c’est-à-dire la lecture, la traduction et l’interprétation des idées de Lefebvre ; mais aussi l’ampleur et la diversité des transpositions et appropriations dans des contextes géographiques et sous des formes d’action collective souvent très éloignées des formulations initiales de 1968.
Que signifie le « droit à la ville » ?
Lefebvre, dont les premiers travaux sociologiques portaient sur le monde rural, avait consacré une série d’ouvrages à une Critique de la vie quotidienne (Lefebvre 1947, 1961a, 1968b, 1981). C’est à partir de ces études attentives qu’il considérait l’espace perçu comme l’ancrage d’une résistance potentielle, voire d’une « révolution ». Habiter une ville, pouvoir s’y accomplir individuellement et collectivement, et pouvoir accéder à toutes les infrastructures nécessaires à cette fin, relève pour lui d’un droit fondamental, qu’il appelle le « droit à la ville » :
Le droit à la ville ne peut se concevoir comme un simple droit de visite ou de retour vers les villes traditionnelles. Il ne peut se formuler que comme droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée. Que le tissu urbain enserre la campagne et ce qui survit de vie paysanne, peu importe, pourvu que « l’urbain », lieu de rencontre, priorité de la valeur d’usage, inscription dans l’espace d’un temps promu au rang de bien suprême parmi les biens, trouve sa base morphologique, sa réalisation pratico-sensible. Ce qui suppose une théorie intégrale de la ville et de la société urbaine, utilisant les ressources de la science et de l’art. Seule la classe ouvrière peut devenir l’agent, porteur ou support social de cette réalisation (Lefebvre 1968a, p. 121).
Le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter. Le droit à l’œuvre (à l’activité participative) et le droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville (ibid., p. 140).
Parmi ces droits en formation figure le droit à la ville (non pas à la ville ancienne mais à la vie urbaine, à la centralité rénovée, aux lieux de rencontre et d’échanges, aux rythmes de vie et emplois du temps permettant l’usage plein et entier de ces moments et lieux, etc.) (ibid., p. 146).
Ces trois définitions mettent en exergue une acception pleinement politique de la « vie urbaine », et rappellent la visée révolutionnaire de l’auteur. Pour Lefebvre, il s’agit d’une « forme supérieure des droits », à la portée tout aussi englobante que celle de l’urbanisation de la société et les changements de mode de vie qui en résultent ; c’est pourquoi tous les habitants d’une ville devraient avoir un droit égal à la centralité urbaine, et pouvoir participer aux décisions qui concernent sa conception comme son entretien quotidien, sans discrimination ni hiérarchisation (bien que les conditions sociologiques de l’époque lui fassent mettre nettement l’accent sur le rôle de la classe ouvrière dans ce processus).
Dans Le Droit à la ville, l’auteur reprenait aussi l’idée d’une « utopie expérimentale » (1968a, p. 100), qui s’appuie sur les « besoins sociaux » (p. 132) d’une « société urbaine » (p. 134) – et qu’il avait formulée dès 1961 en appelant à un « nouvel urbanisme » (Lefebvre 1961b). Il défendait surtout la nécessité d’une participation active et transversale des citadins à l’ensemble des étapes de la production de la ville, y compris lors des décisions [1]. D’une manière générale, son approche s’inscrivait en faux contre la planification fonctionnaliste et centrée sur des critères économiques de l’État-providence, dominante à l’époque. Si Lefebvre soutenait sans réserve la critique radicale du régime capitaliste de la production de l’espace, Le Droit à la ville apparaît aussi comme une réponse à une tendance marxiste orthodoxe dont l’auteur s’était éloigné dès les années 1950 (il est significatif que les situationnistes se soient inspirés de ses travaux sur la vie quotidienne et sur l’urbanisme). Sa volonté de situer sa pensée entre un marxisme hétérodoxe et une praxis libertaire a sans doute eu deux conséquences importantes sur sa réception : d’une part, elle a retardé la traduction de l’ouvrage en anglais, ce qui a longtemps limité sa diffusion au monde francophone, hispanophone et – dans une moindre mesure – lusophone. D’autre part, des malentendus sur sa qualification et sa portée ont pu expliquer un manque d’unité dans la réception du concept de droit à la ville chez les chercheurs, mais aussi l’extrême diversité de ses usages dans le temps et dans l’espace.
Les usages contemporains : déplacements et enjeux
Les enjeux de ces usages contemporains du droit à la ville dépassent donc le débat théorique. 50 ans après la première parution de l’ouvrage, les universitaires, les acteurs publics [2], mais aussi les associations d’habitants ou d’usagers et les mouvements citadins, voire certaines institutions nationales ou internationales, se sont diversement emparés du concept. Dans les années 2000 [3], des institutions de l’Organisation des Nations unies (ONU) telles qu’UN-HABITAT, le PNUD et l’UNESCO ont commencé à organiser des réunions – avec la participation occasionnelle des délégués de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI) – et à établir des lignes directrices pour inscrire la notion de droit à la ville dans leurs propres agendas politiques (UNESCO 2006). Le « thème central » du premier Forum urbain mondial, établi par l’Assemblée générale de l’ONU, était : « comment faire face au mieux aux problèmes de l’urbanisation afin que tous, riches et pauvres, puissent demander pleinement leur droit à la ville » (UN-HABITAT 2002). Selon Kuymulu (2013), « la notion de droit à la ville, avec la première décennie du XXIe siècle, devient de plus en plus un concept vortex, rassemblant des projets politiques discordants qui encadrent la problématique urbaine autour de la démocratie et des droits de l’homme » (p. 924). Cette idée d’un concept qui engloberait, à l’image d’un tourbillon, des discours hétérogènes, voire contradictoires, pointe le risque d’excès : les réflexions sur le droit à la ville donnent lieu à un si grand nombre d’usages et d’appropriations, en particulier par la géographie radicale, que le concept devient de plus en plus malléable et adaptable à tout type de discours et d’action concernant la ville.
Ces usages ont en effet donné au droit à la ville des significations si distinctes qu’elles pourraient sembler s’opposer : parfois, il s’agit de définir le citadin, son quotidien et ses usages de la ville ; d’autres fois, l’intention vise à légitimer une action publique. Ici, la référence au Droit à la ville fait l’objet de chartes soutenues par les organisations internationales et certaines municipalités, proposant de répondre aux contestations sociales, aux controverses politiques et aux conflits de proximité ; là, les mouvements sociaux en font un slogan pour réclamer une place dans la production et la gestion de la ville, comme le montrent les actions du mouvement Right to the City Alliance aux États-Unis, par exemple à New York en 2009. D’autres revendications l’emploient pour tenter de garantir une certaine mixité d’usages dans les espaces publics, comme la charte du Droit à la ville des femmes conçue en 2004 pendant le Forum mondial des femmes à Barcelone ; ailleurs encore, des personnes le mobilisent pour défendre le droit et l’accès au logement, comme c’est le cas pour des associations de quartier à Istanbul (Ergin 2014). D’un contexte à l’autre, on observe donc une certaine plasticité des usages de la pensée d’Henri Lefebvre.
Ces observations ont motivé l’organisation d’un colloque international à Tours en mars 2018 [4], puis la préparation de ce dossier. Nous avons voulu comprendre comment les catégories analytiques de l’auteur du Droit à la ville ont résisté (ou non) à ces transpositions ou réductions, en examinant des usages contemporains au sein de leurs contextes. Il s’agissait de comprendre les mécanismes à l’œuvre dans des situations précises, et les relectures qu’en ont proposé les chercheurs aussi bien que les acteurs publics ou privés. Nous nous sommes également intéressés aux diverses formes institutionnelles ou associatives d’appropriation : de la résistance à l’intégration dans l’outillage politique, en passant par différentes formes d’arrangements.
Présentation des contributions : élargissement et diffusion du « droit à la ville »
Les contributions rassemblées dans ce dossier illustrent et questionnent cet élargissement du droit à la ville au cours de sa diffusion. Un premier élément saillant est que celui-ci prend aujourd’hui des formes plus ou moins éloignées de la pensée d’Henri Lefebvre, et que des acteurs très divers peuvent y recourir.
Agnès Deboulet, Maxime Poumerol et Mohamed Ragoubi présentent l’expérience de l’association française Appuii, qui accompagne des collectifs d’habitants mobilisés pour contester des projets de rénovation urbaine, à commencer par ceux qui impliquent de démolir des logements sociaux. Cette contribution rappelle que l’urbanisme – et singulièrement la politique de la ville – restent marqués en France par le manque d’information, le déficit de transparence des procédures et l’absence de coproduction démocratique des projets par les habitants. Le rôle d’Appuii est d’accompagner ces habitants pour tenter de « rééquilibrer » les décisions. L’apport est technique mais aussi stratégique et politique vis-à-vis des institutions. Au-delà du droit à la ville, cette démarche pose la question de l’inclusion politique réelle des habitants dans le cadre d’une citoyenneté urbaine.
À Saint-Étienne, ville en décroissance, Christelle Morel Journel et Valérie Sala Pala montrent que des collectifs d’habitants expérimentent de nouvelles modalités de production de la ville : transformations éphémères de l’espace public, autogestion de squats et de friches culturelles, mise en place d’AMAP, etc. Elles analysent comment, dans un quartier d’habitat ancien dégradé, des rez-de-chaussée commerciaux vacants ont été occupés progressivement par des activités « alternatives ». En 2016, l’association porteuse de cette démarche a été invitée par l’Établissement public d’aménagement (EPA) à transposer son approche à un autre quartier, voire à l’ensemble de la ville. Pragmatisme, ou instrumentalisation ? Encore rare en France, cette intégration d’initiatives autonomes à des politiques locales fournit un contrepoint aux nombreux cas dans lesquels le droit à la ville est marqué par la radicalité et la lutte contre les acteurs institutionnels. Par ce biais, apparaît un autre élément de discussion du droit à la ville : le rapport aux institutions établies.
La production urbaine décidée au centre peut se confronter à des résistances ancrées dans les pratiques locales. À Hanoi, métropole en transformation rapide sous l’impulsion de plans gouvernementaux et d’investissements privés de grande ampleur, Divya Leducq discerne un droit à la ville à bas bruit. En marge de mobilisations contre des grands projets, longtemps contenues mais qui semblent monter en puissance, certaines initiatives d’habitants relevant, selon l’auteure, du droit à la ville visent surtout à compléter les vides d’une production urbaine incomplète. L’aménagement de jardins partagés ou de locaux pour des fêtes familiales ou collectives procède d’une prise en charge des communautés par elles-mêmes. Mais la réaffirmation de l’importance des liens de proximité fera-t-elle contrepoids à la marchandisation de l’espace et des relations sociales à l’œuvre dans le nouveau Hanoi ?
À Belfast, Brendan Murtagh montre que des femmes des communautés catholiques/unionistes et protestantes/loyalistes ont réussi, à force de ténacité, à implanter un centre de services à la population dans un quartier ségrégué. Piloté localement, ce projet crée des emplois et répond à des besoins sociaux et de santé. Dans une logique d’économie sociale et solidaire, il restaure la valeur d’usage sans écarter pour autant la valeur d’échange. Brendan Murtagh y discerne une approche pragmatique du droit à la ville, pouvant émerger dans des espaces qui, parce qu’ils sont délaissés, offrent des possibilités de développement animées par des groupes d’habitants.
Toujours à Belfast, ville marquée par la désindustrialisation et par trente ans de conflit politique violent, Hadrien Herrault observe des mouvements sociaux qui revendiquent avant tout un droit au logement. Le contexte explique cette focalisation : la privatisation d’une forte proportion du parc de logements sociaux depuis les années 1980, les projets urbains récents qui visent le rayonnement international en négligeant les besoins locaux. Mais les mobilisations prennent des formes contrastées, et certains mouvements catholiques/unionistes s’attaquent aux « inégalités religieuses » dans l’accès au logement, au point de s’opposer aux projets de logements sociaux mixtes conçus pour promouvoir la réconciliation. Sur le fond du fragile équilibre entre catholiques et protestants, les mobilisations pour défendre le droit au logement, interprétation partielle du droit à la ville de Lefebvre, parviendront-elles à dépasser les clivages communautaires ?
Aujourd’hui, les usages du « droit à la ville » éloignent celui-ci de son sens politique radical. Il tend plutôt à devenir une sorte de label qualitatif de certaines politiques et décisions publiques en matière d’urbanisme. 50 ans après, il est nécessaire de revenir sur la formulation initiale en rappelant le sens et la portée du concept d’Henri Lefebvre, afin de mesurer la pertinence et l’innovation, mais aussi les limites, de certains de ses usages contemporains. Il nous semble que c’est à cette condition que nous pourrons éclairer les débats en cours. Ce dossier se veut une contribution à cette réflexion collective.
- « Une association aux côtés des habitants : faire valoir le droit à la ville », Agnès Deboulet, Maxime Poumerol et Mohamed Ragoubi.
- « La ville en décroissance, laboratoire du droit à la ville ? », Christelle Morel Journel et Valérie Sala Pala.
- « Les déclinaisons du droit à la ville à Hanoi. L’émergence d’une société civile aux aspirations plurielles », Divya Leducq
- « Solidarity Economics and Rights to the Contested City in Belfast », Brendan Murtagh
- « La pensée de Lefebvre à l’épreuve : expériences et enquêtes », Ece Arslan
- « Belfast : "droit à la ville" et divisions communautaires », Hadrien Herrault
- « Le droit à la ville : un concept émancipateur ? », Matthias Lecoq
Bibliographie
- Erdi-Lelandais, G. (dir.). 2014. Understanding the City. Henri Lefebvre and Urban Studies, New Castle : Cambridge Scholars Publishing.
- Ergin, N.B. 2014. « The Right to the City : Right(s) to “Possible-Impossible” Versus a Mere Slogan in Practice », in G. Erdi-Lelandais (dir.), Understanding the City. Henri Lefebvre and Urban Studies, New Castle : Cambridge Scholars Publishing, 2014.
- Fainstein, S. 2010. The Just City, Londres et Ithaca : Cornell University Press
- Harvey, D. 2005. A Brief History of Neoliberalism, Oxford : Oxford University Press.
- Harvey, D. 2012. Rebel Cities, Londres : Verso.
- Kuymulu, M.B. 2013. « The Vortex of Rights : “Right to the City” at a Crossroads », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 37, n° 3, p. 923-940.
- Lefebvre, H. 1947. Critique de la vie quotidienne, Paris : Grasset.
- Lefebvre, H. 1961a. Critique de la vie quotidienne, I. Fondements d’une sociologie de la quotidienneté, Paris : L’Arche.
- Lefebvre, H. 1961b. « Utopie expérimentale : Pour un nouvel urbanisme », Revue française de sociologie, vol. 2, n° 3, p. 191-198.
- Lefebvre, H. 1968a. Le Droit à la ville, Paris : Anthropos.
- Lefebvre, H. 1968b. La Vie quotidienne dans le monde moderne, Paris : Gallimard.
- Lefebvre, H. 1970. La Révolution urbaine, Paris : Gallimard.
- Lefebvre, H. 1972a. Espace et politique, Paris : Anthropos.
- Lefebvre, H. 1972b. La Pensée marxiste et la ville, Tournai : Casterman.
- Lefebvre, H. 1974 [2e éd. 2000]. La Production de l’espace, Paris : Anthropos.
- Lefebvre, H. 1981. Critique de la vie quotidienne, III. De la modernité au modernisme (Pour une métaphilosophie du quotidien), Paris : L’Arche.
- Lefebvre, H. 1996. Writing on Cities/Henri Lefebvre, trad. E. Kaufman et E. Lebas, Oxford : Blackwell.
- UN-HABITAT. 2002 (press release). « First Ever World Urban Forum Successfully Launched », Nairobi, 29 avril.
- UNESCO. 2006. « International Public Debates : Urban Policies and the Right to the City », Paris : UNESCO