Lieux par excellence de la domination britannique durant la période coloniale, les villes indiennes ont un temps été perçues comme l’emblème d’une modernité occidentale à émuler, avant que Gandhi ne renverse les tendances et fasse du petit village rural l’idéal de société à suivre pour la jeune République indienne de 1947. Depuis, et jusqu’à récemment [1], la croissance urbaine n’a pas vraiment été considérée comme un processus positif.
Toutefois, malgré la frilosité des politiques publiques à promouvoir l’urbanisation, les villes ont attiré une population croissante depuis l’indépendance. La population urbaine représente désormais 31 % de la population indienne, soit 377 millions d’habitants [2], et devrait atteindre 54 % soit 875 millions en 2050, avec tous les défis que cela implique. Ainsi, « dans les légendes et dans les faits, l’Inde pourrait bien encore être une terre de villages, mais aucun Indien aujourd’hui ne peut éviter les villes » (Khilnani 1997, p. 109).
C’est à ces villes à la fois attractives et craintes qu’est consacré l’ouvrage collectif Urban Policies and Right to the City in India, réunissant une quinzaine de contributeurs, majoritairement indiens, dirigés par Véronique Dupont, Stéphanie Tawa-Lama Rewal et Marie-Hélène Zérah. Ces trois chercheuses françaises, aux spécialisations complémentaires (démographie et processus d’exclusion socio-spatiale ; urbanisme et services urbains ; démocratie locale et études de genre), sont considérées comme des références sur les villes indiennes (particulièrement Delhi et Bombay).
Le droit à la ville, un concept applicable au contexte indien ?
Le choix des auteurs a été d’appréhender les villes indiennes à travers un cadre théorique rarement appliqué à l’Inde : celui du droit à la ville. Par ce concept, Henri Lefebvre (1968) désignait le droit des habitants à participer activement à la production de l’espace urbain, en luttant pour étendre leur contrôle démocratique sur les gouvernements locaux. Plus qu’un simple droit d’accès individuel aux ressources urbaines, il s’agissait plutôt pour les citoyens d’un droit collectif à « changer la ville d’après leur désir » (Harvey 2008, p. 23). Les auteurs d’Urban Policies and Right to the City in India suivent toutefois une approche moins radicale et plus réformiste. Ils définissent le droit à la ville comme un corpus de droits dans la ville, pouvant être obtenus et protégés en négociant avec les institutions locales. Cette conception n’a toutefois rien d’anodin dans le cas indien, où la citoyenneté urbaine (et le droit de vote aux élections locales) dépend souvent d’une preuve de résidence (excluant donc migrants, sans-abris et squatteurs). L’ouvrage insiste sur la nécessaire extension du droit à la ville à tous les habitants urbains et démontre l’acuité politique de ce concept pour des villes indiennes qui restent très inégales.
Toutefois, qu’il s’agisse de sa version radicale ou réformiste, le droit à la ville reste une notion fluctuante. Comme le note Mark Purcell (2002), il s’agit surtout d’un slogan (catchphrase). Que recouvre-t-il vraiment au fond : droit au logement, droit aux services urbains, droit à la participation, droit à la propriété, droit au travail, droit à la libre circulation, droit à la sécurité, droit à la mixité socio-spatiale, etc. ? L’ouvrage est en fait à l’image du concept qu’il emploie. Les chapitres, courts, portent sur des thèmes extrêmement variés : participation des citoyens à la gouvernance locale, relégation spatiale des basses castes, ségrégation de la minorité musulmane, droits fonciers inégaux, expulsion des habitants des bidonvilles, inégalités dans l’accès à l’eau, aux transports, et aux services de santé. Les approches diffèrent : par exemple, un chapitre sur l’insécurité de l’espace urbain vécue par les femmes l’analyse en termes de rapports de genre dans la société indienne et de planification urbaine (manque d’éclairage public, zoning impliquant des espaces désertés le soir) ; un autre chapitre sur la vulnérabilité des migrants en ville (mal-logés, exclus de la participation politique et exposés aux violences et discriminations de la part de certains partis politiques locaux) réfléchit plutôt en termes de citoyenneté urbaine. Si l’avantage est d’offrir aux lecteurs un panorama des grands enjeux auxquels sont confrontées les villes indiennes, cette structure en patchwork et l’hétérogénéité des propos tenus portent tout de même à s’interroger sur la cohérence du cadre théorique choisi.
L’autre caractéristique de l’ouvrage, liée à ce langage du droit à la ville, est qu’il oscille entre analyse et regard normatif. Les auteurs sont amenés à se représenter les villes indiennes à la fois comme elles sont et comme elles devraient être. Chaque chapitre se termine par une série de recommandations pour les politiques publiques. Cette posture assumée réduit l’espace accordé à l’analyse au profit d’une expertise plus tournée vers l’action. Par exemple, face à l’étendue du secteur informel (qui représente tout de même 72 % de l’activité en milieu urbain) et à la vulnérabilité de ses travailleurs (pas de sécurité sociale, ni d’encadrement des conditions de travail), les auteurs font de longues recommandations pour une plus grande flexibilité des procédures d’enregistrement, une moindre rigidité du zoning (qui relègue actuellement de nombreux vendeurs de rue dans l’illégal) mais surtout une meilleure reconnaissance des potentialités du secteur informel et de sa contribution à l’économie urbaine. De manière générale, l’ouvrage invite les décideurs politiques à se départir d’une vision trop élitiste et formelle de la ville.
Les villes indiennes s’embourgeoisent-elles ?
L’une des principales questions qui traversent l’ouvrage est de savoir si les villes indiennes, plus précisément les grandes métropoles, ne sont pas victimes d’un accroissement des inégalités, qui favoriserait les classes moyennes et supérieures, au détriment des citoyens les plus vulnérables. Cette thèse de l’embourgeoisement des villes indiennes, développée par Partha Chatterjee (2004) et reprise dans l’ouvrage, repose sur l’idée d’une citoyenneté duale, partagée entre :
- les membres de la « société civile », ceux qui paient des impôts, déclarent un emploi et un logement, et participent au gouvernement urbain via des canaux légaux ;
- les membres de la « société politique », habitants des bidonvilles, travailleurs de l’économie informelle, que les autorités ne traitent pas en citoyens légitimes mais en individus marginaux et pour qui aucun droit n’est acquis, tout devant être négocié en échange notamment de votes aux élections – voir les travaux de Harriss (2005 et 2007), sur lesquels s’appuient les auteurs.
Les auteurs du livre s’interrogent sur l’éventuelle capture du droit à la ville par une classe moyenne payant des impôts et soucieuse d’imprimer sa marque sur l’espace urbain, en en excluant les populations les plus pauvres. Plusieurs chapitres sont consacrés à la marginalisation de ces dernières : basses castes vivant dans les quartiers les plus défavorisés et périphériques, migrants écartés du processus de décision et privés de l’accès aux services urbains, habitants des bidonvilles expulsés parfois avec violence et sans compensation (voir aussi Dupont 2010), et musulmans de plus en plus marginalisés par les discriminations (accès au logement et à l’emploi) et par les émeutes interreligieuses.
Ces processus de marginalisation entrent en contradiction avec les passages du livre qui insistent sur une démocratisation des gouvernements locaux, via la mise en place de dispositifs participatifs qui tendraient à suggérer une meilleure inclusion des citoyens à l’espace urbain. En fait, ces dispositifs semblent monopolisés par les classes supérieures (Tawa-Lama Rewal 2007 ; Zérah 2007). Leur participation accrue aux mécanismes de gouvernance locale a des effets pervers, au sens où les exigences d’embellissement et de sécurisation de l’espace urbain qu’elles promeuvent impliquent notamment l’éradication des bidonvilles et la criminalisation des vendeurs de rue, et vont souvent, de ce fait, à l’encontre du droit à la ville des plus démunis. Ces derniers se retrouvent en situation de dépendance vis-à-vis des organisations non gouvernementales locales, qui agissent plus souvent en représentants de l’État qu’en défenseurs de leurs droits.
Ces constats invitent les auteurs à réfléchir, dans plusieurs passages du livre, sur les effets ambivalents de la course à la ville globale qui caractérise les grandes métropoles comme Bombay ou Delhi – voir les travaux d’une des auteurs, Dupont (2011), sur cette question. Dans leurs aspirations à devenir des world-class cities, concentrant des activités stratégiques à l’échelle mondiale, ces métropoles privilégient une planification urbaine tournée vers le spectaculaire et l’attrayant – organisation de grands évènements sportifs (jeux du Commonwealth à Delhi en 2010), construction de shopping malls, promotion de la voiture individuelle – alors même que l’accès aux services urbains de base (eau, transports et santé) reste très limité pour une large part de la population.
La ville « légale » et ses « marges »
Urban Policies and Right to the City in India participe ainsi à la réflexion sur ce concept flou et mouvant qu’est le droit à la ville, en proposant un corpus de textes très divers sur les dimensions multiples que la notion est censée recouvrir. Les auteurs accompagnent leurs analyses de recommandations, qui permettent de voir de manière concrète comment ce fameux « droit à la ville » pourrait s’opérationnaliser en termes de politiques publiques.
La vraie contribution de l’ouvrage, cependant, est ailleurs : il constitue un très bon point de départ pour saisir les principaux enjeux auxquels s’exposent les grandes métropoles indiennes (avec notamment une bibliographie très riche et complète). Le principal apport de ce livre est de montrer que les métropoles indiennes sont profondément inégales, avec de vraies différences en termes de droits selon les catégories de population. La course à la ville globale et l’engagement local des classes supérieures contribuent à creuser ces inégalités, la planification urbaine se faisant sans, et parfois à l’encontre, des catégories les plus pauvres de la population. Le droit à la ville des citoyens légaux et « légitimes » (middle-class tax-payers) se construit en fait au détriment de celui des « citoyens de seconde zone ». Il existe un vrai dualisme entre la ville « légale » et ses « marges », bien que celles-ci abritent la grande majorité des citadins.
Bibliographie
- Chatterjee, P. 2004. « Are Indian Cities Becoming Bourgeois At Last ? », in The Politics of the Governed, Delhi : Permanent Black, p. 131-47.
- Dupont, V. 2011. « The Dream of Delhi as a Global City », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 35, n° 3, p. 533-554.
- Dupont, V. 2010. « Création de nomades urbains et appauvrissement : impact des politiques d’éradication des camps de squatters à Delhi », Tiers Monde, n° 201, p. 25-45.
- Harriss, J. 2005. « Political Representation, Participation and the Urban Poor », Economic and Political Weekly, 12 mars, vol. XL, n° 11, p. 1041-1054.
- Harriss, J. 2007. « Antinomies of Empowerment. Observations on Civil Society, Politics and Urban Governance in India », Economic and Political Weekly, 30 juin, vol. XLII, n° 26, p. 2716-2724.
- Harvey, D. 2008. « The Right to the City », New Left Review, n° 53, p. 23-40.
- Khilnani, S. 1997. « Chapter Three : Cities », in The Idea of India, London : Hamish Hamilton, p. 107-149.
- Lefebvre, H. 2009 [1968]. Le droit à la ville, Paris : Economica Anthropos (3è édition).
- Purcell, M. 2002. « Excavating Lefebvre : the right to the city and its urban politics of the inhabitant », Geojournal, vol. 58, p. 99-108.
- Sivaramakrishnan, K.C. 2011. Re-visioning Indian Cities : The Urban Renewal Mission, New Delhi : Sage.
- Tawa-Lama Rewal, S. 2007. « Neighborhood Associations and Local Democracy : Delhi Municipal Elections 2007 », Economic and Political Weekly, 24 novembre, vol. XLII, n° 47, p. 51-60.
- Zérah, M.-H. 2007. « Middle-Class Neighborhood Associations as Political Players in Mumbai », Economic and Political Weekly, 24 novembre, vol. XLII, n° 47, p. 61-68.