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La pensée de Lefebvre à l’épreuve : expériences et enquêtes

Que peut apporter le droit à la ville d’Henri Lefebvre pour analyser les réalités urbaines contemporaines, en situation ? Par-delà les frontières géographiques et l’écart temporel, un ouvrage collectif envisage la reconquête des idées de Lefebvre par des enquêtes empiriques.
Recensé : Gülçin Erdi-Lelandais (dir.), Understanding the City : Henri Lefebvre and Urban Studies, Newcastle upon Tyne : Cambridge Scholars Publishing, 2014, 260 p.

Dossier : 50 ans après : actualités du droit à la ville d’Henri Lefebvre

Henri Lefebvre (1901-1991) est considéré comme l’un des théoriciens les plus influents du siècle dernier dans les études urbaines, à une échelle internationale. Ses livres, traduits dans des langues aussi diverses que le coréen, l’allemand, ou le turc, ont surtout été reçus par les chercheurs anglophones, tels que Edward Soja (1996), Stuart Elden (2004), Eleonore Kofman et Elizabeth Lebas (1996) ou encore Andy Merrifield (2006). Absentes des débats académiques dans son pays natal pendant plus d’une vingtaine d’années, ses idées ont fait un retour dans le milieu académique francophone. En 2018, année du cinquantenaire du Droit à la ville, de nombreux événements et journées d’études ont été organisés en France, par exemple à Tours, à Paris ou à Strasbourg.

Dans ce contexte, une majorité des relectures et ouvrages, souvent sous forme de reader, semble se concentrer sur l’apport théorique de la discussion plutôt que sur ses applications empiriques. Understanding the City : Henri Lefebvre and Urban Studies, dirigé par Gülçin Erdi-Lelandais, cherche à combler cette lacune en illustrant l’importance des concepts de l’auteur par l’analyse de situations concrètes, à partir d’une collection de cas d’étude particuliers situés en majorité dans des villes turques, françaises et polonaises. La préface de Rémi Hess, sociologue qui fut lui-même l’étudiant puis l’éditeur de Lefebvre, rappelle que l’approche du philosophe n’était pas seulement celle d’un théoricien ; c’est dans cette perspective que l’ouvrage adopte comme ligne directrice la mise à l’épreuve des idées lefebvriennes dans les expériences urbaines quotidiennes.

Dans quelle mesure les théories de l’auteur sur le droit à la ville peuvent-elles aider à comprendre les phénomènes urbains contemporains ? Partant du constat que les villes, tout comme les acteurs opérant sur l’espace urbain, ont beaucoup évolué depuis 50 ans, comment ce concept peut-il être repensé pour décrire les dynamiques urbaines de notre époque ? En confrontant la théorie de 1968 à des situations actuelles, l’enjeu de l’ouvrage est de répondre à ces problématiques, d’une part en démontrant la pertinence de la théorie aujourd’hui ; de l’autre, en révélant ses limites pour proposer des lignes de discussion, afin de la faire évoluer à partir de travaux empiriques.

Le premier chapitre débute par l’analyse de la réception anglophone du droit à la ville. Claire Revol y explore les sens donnés à ce terme, en montrant que ses adaptations nécessaires ont tâché de ne pas le dénaturer : cela suppose de prendre en compte le contexte de ses traductions et ses réceptions, mais aussi les changements qui ont affecté le concept lui-même (p. 18). Ainsi, autour de trois axes principaux (la justice socio-spatiale, la citoyenneté et la participation, l’appropriation et la lutte), l’auteure décrit ses transpositions à la fois spatiales et temporelles.

Lefebvre, une grille d’analyse toujours pertinente…

Tandis que les manières d’habiter et de s’approprier des espaces de vie changent à l’épreuve des logiques des marchés immobiliers, le sujet du droit à la ville est de plus en plus discuté dans les pays où la croissance urbaine est forte, comme la Turquie. Les chapitres respectifs de Nezihe Başak Ergin et Helga Rittersberger-Tılıç et de Gülçin Erdi-Lelandais contribuent à ce débat. Les deux premières auteures s’intéressent aux mobilisations du droit à la ville dans les discours qui critiquent les opérations d’aménagement et de transformation urbaine en Turquie. À partir d’entretiens avec des activistes et universitaires, elles démontrent que ce concept peut recevoir des significations différentes selon le profil des acteurs qui se l’approprient (capital social et culturel, profession, etc.). Leurs contributions interrogent aussi le rôle des associations de quartier pour concrétiser le droit à la ville en termes d’espaces de solidarité.

Dans cette même perspective, Erdi-Lelandais étudie la mobilisation d’habitants contre le projet de transformation urbaine du quartier de Sulukule, un quartier rom situé dans la péninsule historique d’Istanbul. En examinant la résistance urbaine « par des actes ordinaires de la vie quotidienne » (p. 85) de ses habitants roms à travers la vie sociale du quartier (tels que les fêtes musicales et les relations de voisinage), l’auteure montre que le quartier possède ici une « identité spatiale », qui favorise la revendication du droit à la ville dans un contexte d’urbanisme néolibéral. Pour ces habitants, le droit à la ville signifie participer et être pris en compte : avoir une voix sur le processus de rénovation urbaine, avoir un poids sur le sort de son quartier, demander que les grandes restructurations des opérations d’urbanisme ne laissent pas les habitants actuels exclus (au sens spatial et social). Ces deux chapitres montrent que le concept de Lefebvre permet d’examiner les quartiers précaires de grandes villes contemporaines comme Istanbul qui font l’objet de vastes opérations de démolition-reconstruction, soulevant des enjeux relatifs à la ségrégation socio-spatiale.

L’ouvrage amène également à réfléchir sur la « production de l’espace » (Lefebvre 1974), sous l’angle de la réception sociale des opérations d’urbanisme. À partir d’une étude menée à Saint-Étienne, Nora Semmoud évoque le triptyque de l’espace perçu, vécu et conçu, proposé par Lefebvre pour examiner les processus d’urbanisme et leur articulation avec la participation des habitants qui s’organisent selon leur appropriation de l’espace : « une distinction importante entre ce qui se passe dans l’espace (ce qui est vécu et perçu par les habitants) et ce qui est fait de l’espace par les professionnels de l’urbanisme » (p. 91). L’analyse de l’auteure démontre que les habitants requalifient l’espace en fonction de leurs représentations du quartier, par leur comportement et l’utilisation qu’ils en ont, par exemple en fréquentant (donc en « valorisant ») certains endroits du quartier qu’ils préfèrent plus que d’autres, et en « annulant » certains endroits, en faisant « des espaces ignorés et refusés, car ils ne sont pas aimés » (p. 108).

… mais que l’on doit aussi actualiser

Plusieurs auteurs, tout en reconnaissant la valeur et la pertinence des idées de Lefebvre pour expliquer le fait urbain, en montrent également les limites sur certains points, et proposent des pistes de discussion pour les enrichir. Hervé Marchal et Jean-Marc Stébé reviennent sur la notion de centralité qui, chez Lefebvre, repose sur une dualité entre centre et périphérie. Ils questionnent la pertinence de cette forme binaire pour comprendre les modèles d’urbanisation contemporains, notamment dans les villes postindustrielles ; à partir de leur travail empirique sur la périurbanisation de Nancy, ils concluent que la centralité périurbaine est en réalité composée de « plusieurs types de centralités concrètes » (p. 131). De son côté, Yıldırım Şentürk estime que les idées de Lefebvre constituent une heuristique pertinente pour comprendre le sens des villes d’aujourd’hui, mais restent lacunaires sur certains aspects. Il le démontre par l’analyse des espaces de travail à Istanbul en tant qu’espaces contradictoires, à partir d’exemples pris dans différentes professions sous l’angle de l’économie globalisée : femmes de chambres dans l’hôtellerie, mécaniciens du secteur de l’automobile et dirigeants de centres commerciaux. Adoptant le même point de vue, Adrew Otway montre, en prenant l’exemple de Marseille, que la « rythmanalyse » de Lefebvre, qui consiste à analyser les rythmes de la vie quotidienne dans le fonctionnement des villes à travers le temps et l’espace, constitue un outil pertinent pour décrire comment les forces du capitalisme et le pouvoir de l’État affectent les rythmes de la société urbaine et les rythmes de l’aspect naturel de la ville ; tout en soulignant que « la notion originale de rhytmnalayse proposée par Lefebvre doit être mise à jour » (p. 214) afin de la rendre plus adéquate aux contextes actuels.

On peut aussi contribuer à développer et enrichir les idées de l’auteur en les confrontant à d’autres théories. Pour étudier la ville turque d’Antalya, Reyhan Varlı-Görk mobilise le concept de rythmanalyse, les théories de machine de croissance de Molotch (1976), mais aussi les transformations de formes de capital de Bourdieu. Elle décrit la transformation progressive d’Antalya vers la labellisation de « ville de la culture », à la faveur de politiques publiques spécifiques. Cette analyse rythmique dévoile qu’une alliance circonstancielle des motivations des divers acteurs impliqués se forme dans la restructuration de la ville, tout en montrant le potentiel des théories lefebvriennes pour se conjuguer avec d’autres approches.

Pour Maciej Kowalewski, les idées du philosophe et sociologue français permettent également d’analyser des phénomènes contemporains inédits. Cet auteur confronte le concept de production de l’espace aux pratiques de « natation urbaine sauvage » dans des lieux publics qui ne sont a priori pas destinés pour la baignade, par exemple les fontaines. À partir de son étude comparative de sept villes européennes (Berlin, Cologne, Copenhague, Cracovie, Rome, Sofia, Szczecin), Kowalewski examine « comment les pratiques inhabituelles redéfinissent l’espace urbain et tendent à être considérées comme une forme de protestation politique » (p. 174). Présentant une dimension performative (par exemple le graffiti ou le skateboard), il remet en question les règles de la ville par des actes jugés non conventionnels, ou encore irrationnels, voire dangereux, dans le sens où « un corps de nageur urbain (à moitié) nu présenté dans l’espace public provoquera sensation, sourires ou scandale, mais il fera principalement un commentaire sur le texte social urbain » (p. 172).

Dans toutes les contributions empiriques mises en avant par les auteurs, le point de convergence est la revendication de faire partie de la vie de la ville, quelle que soit sa forme : que cela soit par se baigner dans des endroits atypiques, par fréquenter certains endroits du quartier ou encore par des festivités musicales entre voisins en bas de chez soi. Ces exemples traités dans les chapitres illustrent ainsi les différentes caractéristiques qui constituent le droit à la ville défini par Lefebvre comme le « droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter », et démontrent que « le droit à l’œuvre (à l’activité participante) et le droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville » (Lefebvre 2009, p. 125).

Dans son ensemble, cet ouvrage a le mérite de replacer les idées de Lefebvre dans les études urbaines actuelles. Son point fort réside dans une approche holistique de son œuvre : sans se limiter au droit à la ville de façon isolée, les auteurs soulignent l’importance de saisir la pensée de l’auteur dans son intégralité afin de comprendre sa signification, et mettent la lumière sur le lien entre ce concept, celui de rythmanalyse et celui de production de l’espace. Dépassant les discussions théoriques, l’ouvrage prend en compte des recherches de terrain pour se pencher sur ce que les concepts signifient pour des villes spécifiques. En ce sens, le projet du livre est atteint : la pertinence en situation des concepts mobilisés et la qualité des études empiriques restituées montrent que le défi est relevé. Les contributions d’auteurs issus de différents pays et de diverses disciplines (aménagement du territoire, sociologie, philosophie, architecture) esquissent une compréhension transversale de l’urbain et attestent que les idées de Lefebvre sont transposables à d’autres contextes urbains que son époque et son pays natal.

Bibliographie

  • Elden, S. 2004. Understanding Henri Lefebvre : Theory and the Possible, Londres-New York : Continuum.
  • Kofman, E. Lebas, E. et Lefebvre, H. 1996. Writings on cities, Cambridge : Blackwell Publishers.
  • Lefebvre, H. 1974. La Production de l’espace, Paris : Anthropos.
  • Lefebvre, H. 2009 [1968]. Le Droit à la ville, 3e éd., Paris : Economica.
  • Merrifield, A. 2006. Henri Lefebvre : a Critical Introduction, New York : Routledge.
  • Molotch, H. 1976. « The City as a Growth Machine : Toward a Political Economy of Place », American Journal of Sociology, vol. 82, n° 2, p. 309-332.
  • Soja, E. W. 1996. Thirdspace : Journeys to Los Angeles and Other Real-and-Imagined Places, Cambridge : Blackwell Publishers.

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Pour citer cet article :

Ece Arslan, « La pensée de Lefebvre à l’épreuve : expériences et enquêtes », Métropolitiques, 13 décembre 2018. URL : https://metropolitiques.eu/La-pensee-de-Lefebvre-a-l-epreuve-experiences-et-enquetes.html

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