Depuis quelques années, les processus de transformation urbaine qui émanent d’acteurs d’une planification « descendante » aux pratiques d’inspirations néolibérales engendrent paradoxalement la production de nouveaux espaces de quotidienneté(s) et de modes d’expression non unitaire du « droit à la ville » (DALV) (Lefebvre 1968 ; Harvey 2011 ; Soja 2010). Cet article présente une diversité de stratégies, de luttes mais aussi de contradictions du DALV à Hanoi, à travers des démarches de citoyens (Mitchell 2003) qui sont autant de (re)conquêtes et de (ré)appropriations de l’espace social. Évoquer un tel droit, dans un contexte autoritaire où la société civile est faible et les contestations limitées, peut paraître périlleux ; il est difficile d’employer le concept de DALV pour décrire un pays « communiste » en transition, où l’enrichissement et l’économie de marché semblent promettre à tous la possibilité d’améliorer leur condition. Au Vietnam, il n’existe pas de codification légale d’un tel droit, ni de ministère de la Ville, mais un ministère de la Construction qui chapeaute les agences d’urbanisme telles que le Hanoi Urban Planning Institute. Les réunions publiques informant sur les projets en cours ne sont pas des lieux de controverses, sauf à de très rares exceptions.
Pourtant, la croissance urbaine et la réorganisation sans précédent de la capitale vietnamienne donnent lieu au développement de nouvelles relations sociales spontanées et informelles qui se développent lors de contestations de projets d’aménagement ou à l’occasion de leur mise en œuvre. Ces nouvelles formes de participation ne seraient plus issues des traditionnelles associations de quartier étroitement liées au Comité populaire (organe administratif élu à l’échelle de la ville-province de Hanoï en charge des politiques publiques et des projets). Comme l’ont montré Morange et Spire (2014), l’émergence de la société civile dans « un contexte urbain postcolonial des Suds » (op. cit.) pose la question d’un « DALV polysémique », à la mesure de la diversité urbaine. Cet article se fonde sur des données de terrain collectées à Hanoï, entre 2012 et 2018, grâce à des observations de sites, des entretiens semi-directifs, des ateliers d’urbanisme et deux recherches doctorales achevées (Tran Hai 2016 ; Tran Dinh 2015) qui ont permis de collecter un matériau complet auprès d’habitants, d’aménageurs-architectes-urbanistes, d’activistes et de décideurs publics et privés. Les expériences citadines du DALV à Hanoï peuvent être comprises, non comme un acte révolutionnaire, mais comme une prise de conscience progressive du droit à jouir de et à agir pour un espace urbain digne, accessible à tous, et en faveur d’un urbanisme de qualité reflétant un « droit à la vie urbaine » tel que proposé par Henri Lefebvre (Lefebvre 1968).
Dans cet article, je n’envisage donc pas le DALV comme une notion stable et revendiquée par ses acteurs, mais comme un instrument d’analyse susceptible de décrire des mobilisations variées de citadins visant à garantir leur accès à la ville comme un cadre collectif.
Tensions urbaines
Le Vietnam est à l’image de sociétés mondiales toujours plus urbanisées : la population considérée statistiquement comme urbaine est passée de 19 % à 35 % en 30 ans. Cette période a vu s’affirmer le poids et la place des deux grandes villes : Ho Chi Minh-Ville (13 millions d’habitants) et Hanoï (7,5 millions d’habitants) (World Bank 2018). La croissance de la ville-province de Hanoï illustre deux processus sous-jacents à l’urbanisation identifiés par Lefebvre (1968) : d’une part, l’accumulation de capitaux liés à l’installation des industries et des services en ville après l’ouverture du pays à l’économie de marché (1986) ; d’autre part, la production conjointe de la ville par de nombreux groupes immobiliers locaux (étatiques, mais aussi privés) et des groupes privés internationaux, principalement originaires du Japon, de Singapour et de Malaisie.
La ville de Hanoi se transforme ainsi graduellement en valeur d’échange, posant de multiples défis aux planificateurs et autant de problèmes à ses habitants : étalement anomique et fragmentation vers de nouvelles zones urbaines sans mise en places d’infrastructures de base ; éviction des populations pauvres au profit des classes aisées dans le centre historique ; implosion des formes urbaines de la ville vietnamienne traditionnelle ; tensions sur le foncier dans le cadre d’une planification stratégique et d’un urbanisme encore très largement fonctionnaliste. Dans le même temps, et pour utiliser un vocabulaire lefebvrien, les nouvelles « conditions urbaines » de la capitale du Vietnam qui se transforme « au gré d’événements toujours en reconfiguration » mettent au jour les limites de cette urbanisation et le besoin des exigences d’un DALV partagé par tous (Harvey 2011).
Des revendications multiples, complexes et évolutives au droit à la ville
Notre travail de terrain a permis d’identifier trois types d’expression du DALV à Hanoï, qui oscillent entre l’évitement, la transformation et la résilience. Ces multiples mobilisations s’expriment dans la vie quotidienne pour des « droits à la ville » aux contenus politiques variés et buttent parfois sur de nouvelles contradictions.
Mobilisations. Hanoi se transforme à marche forcée, selon un modèle fonctionnaliste laissant la part belle à un urbanisme de vastes infrastructures. Ainsi, en modifiant profondément le paysage urbain, la construction des trois premières lignes de métro mobilise régulièrement des habitants et activistes contre la destruction des éléments traditionnels de la ville, dont font partis les arbres. Par exemple, la protection de l’environnement naturel a fait partie des revendications de la première manifestation citoyenne de grande envergure (2015) contre le projet du gouvernement de couper arbitrairement 6 700 arbres pour la construction du métro aérien (Ngoc 2017). Ce rassemblement a conduit les autorités urbaines à repenser le projet initial en modifiant de façon marginale le tracé de la ligne, en préservant des arbres déjà présents tout en compensant l’arrachage des arbres par de nouvelles plantations.
Par ailleurs, d’autres formes de mobilisations existent. Quand les classes populaires et modestes accèdent à la propriété, c’est souvent dans des grands ensembles d’habitation à bas coût dans lesquels les problèmes liés au non-respect du droit de l’urbanisme en vigueur se multiplient. Le cas du complexe public-privé HH à Linh Dam Lake, localisé dans la première périphérie au sud de Hanoî (25 000 habitants pour 8 000 logements), en est une bonne illustration (figure 1). Les habitants se sont regroupés en association de défense de leurs droits face au promoteur-gestionnaire HUD pour revendiquer un droit à la sécurité (respect des normes incendies) et d’accès à l’eau potable courante, aux espaces verts (14 m2/habitant programmés, mais dans les faits, inférieurs à 3 m2/habitant) et aux commerces et services de proximité (les quatre étages inférieurs des douze tours d’habitations prévus à cet effet ont été sacrifiés pour aménager d’autres logements). Aucune réponse positive ne semble avoir été apportée à ces demandes. L’impossibilité d’accéder aux promesses d’un projet de métropole spectaculaire et attrayant accentue la déception des populations qui en sont écartées.
Source : Divya Leducq, mars 2018.
Adaptations. La métropolisation apporte ainsi son lot de désillusions et de mécontentements à Hanoï. Tout d’abord, les petits commerçants de rue, dont les pratiques ordinaires font partie de la vie urbaine (Gibert 2014), se voient évincés des espaces « revitalisés » du centre de la ville, des grandes artères et des quartiers en voie de patrimonialisation, de résidentialisation ou de « mise en tourisme ». Ces évictions privent les vendeurs ambulants de leurs faibles revenus. Plus encore, la régulation du commerce ambulant par les autorités locales les exclut de l’espace public. Par ricochet, les Hanoïens assistent à la suppression de la rue comme élément fondamental de constitution de la sociabilité urbaine lié à des formes spontanées de consommation, plus ou moins ambulantes (thé, barbier, cireurs de chaussures).
Source : Divya Leducq, modifié par Quoc Dat Nguyen, mars 2018.
Les locataires ou petits propriétaires pauvres des districts centraux d’Hoan Kiem, Hai Ba Trung ou Dong Da sont une autre catégorie de population en voie d’exclusion d’une métropole en recomposition. Le Comité populaire de Hanoï affiche le double objectif de diminuer la densité urbaine et d’améliorer les conditions de vie, tout en faisant place à la construction de nouveaux projets immobiliers ou d’infrastructures en centre-ville. Cette politique se traduit par des opérations importantes de démolition-reconstruction, permises par des processus de rachat, de préemption ou d’expropriation. Que les déplacements soient volontaires ou forcés, les habitants sont relogés dans des zones résidentielles monofonctionnelles très périphériques, sans accès à la ville du fait de l’absence de transports en commun et avec, par conséquent, une diminution de leur reste à vivre. L’adaptation de ces nouveaux résidents à leur marginalisation spatiale et fonctionnelle s’exprime de façon variée. À Viet Hung, se plaignant de n’avoir pas de commerces alimentaires accessibles et abordables, les nouveaux résidents se sont mis à cultiver leur propre potager sur des espaces publics dont les aménagements paysagers n’ont toujours pas été réalisés 36 mois après leur arrivée.
Source : Dung Tien Nguyen, modifié par Divya Leducq, mars 2018.
Négociations. Loin d’être uniforme, Hanoï est une ville où s’expriment de nouvelles contradictions et où la négociation entre les secteurs privé, public et associatif, en fonction de différentes finalités selon les groupes sociaux, peut se lire à la lumière du DALV. Ainsi, les classes moyennes supérieures qui aspirent à vivre selon des standards internationaux épousent le projet politique de ville globale « Hanoï 2030 Vision 2050 », qui encourage le développement de condominiums résidentiels privés presque clos (par exemple Times City, Ciputra, Ecopark) destinés aux classes privilégiées, en rupture avec la cospatialité antérieure de Hanoï. Ces projets urbains favorisant la séparation et l’entre-soi relèvent de dynamiques opposées au DALV, tel que défini par Lefebvre. Cependant, l’urbanisme rationaliste et homogène prévu par « Hanoï 2030 Vision 2050 » ne satisfait pas pleinement les résidents privilégiés de ces nouveaux ensembles résidentiels, qui voient les liens sociaux se diluer. Ils l’adaptent donc en vue de pratiques plus collectives, en créant par exemple des espaces partagés informels (jardins) ou en obtenant une salle commune pour les fêtes collectives, réunions amicales ou événements familiaux, après en avoir formulé la revendication lors d’une assemblée de propriétaires cogestionnaires de leur immeuble. Ce type de mobilisation peut s’interpréter comme une aspiration à un collectif urbain partagé.
Ainsi, on peut comprendre un certain nombre de négociations en cours à Hanoï dans le cadre analytique du DALV, par exemple celles qui ont lieu entre des citadins qui réclament davantage d’espaces publics libres, sécurisés et gratuits et les autorités urbaines, soucieuses de voir approuvés leurs projets de transformations urbaines. Un DALV négocié, entre les autorités urbaines, les promoteurs et les citadins, se traduit par exemple par la revendication d’un droit à jouer à l’extérieur, et conduit à trouver des espaces adéquats, ce dont rendent compte les initiatives de l’association Thinkplayground (Laurent-Allard et Labbé 2017). Il s’illustre aussi dans l’expression d’un droit à se promener tout en faisant usage d’équipements collectifs. À ce titre, la piétonisation du lac Hoan Kiem, du vendredi soir au dimanche soir, mise en place par le Comité populaire de Hanoï en septembre 2016, reflète une planification descendante et réussie et qui correspondait aux envies et besoins exprimés des habitants. Le Comité populaire de Hanoï mène cependant des projets parfois contradictoires : d’une part, il aménage une ambiance urbaine récréative pour tous dans la ville-centre, d’autre part, il encourage les investisseurs à construire de vastes centres commerciaux dans les faubourgs plus ou moins éloignés (Big C, Savico, Royal City Vincom Megamall, Aeon Mall Long Bien…).
Aspects concrets du DALV et allégorie d’une autre fabrique urbaine
Au-delà de la variété de ses formes, le DALV tel qu’il est « en train de se manifester » à Hanoï nous invite à repenser les notions d’urbain et de quotidien (Carlos 2012). Tout d’abord, confronter la notion du DALV à la capitale vietnamienne confirme l’intérêt de saisir des processus dynamiques pour comprendre comment s’accroissent les inégalités d’accès et d’appropriation de la ville : contradiction entre centre et périphérie, absence d’infrastructures, etc. Ensuite, les formes plurielles du DALV, de la débrouillardise et l’adaptation à la contestation dans la rue, tendent à démontrer l’expression généralisée d’un droit à l’initiative pour l’amélioration de ses conditions de vie. Elles se rapprochent de revendications classiques du développement : ressources urbaines accessibles – logement, mobilité, équipements – et environnement vivable. Enfin, ces différentes mises en œuvre du DALV révèlent leur ambition de créer de nouveaux communs urbains alternatifs et utopiques au cœur d’une réalité urbaine et environnementale en mouvement. En conclusion, le DALV à Hanoï ouvre la voie à « deux champs concrets des possibles », fondamentaux et universels : le droit au renouvellement du dialogue entre gouvernement(s), praticien(s) et habitant(s) et le droit à remodeler l’espace selon une vision partagée et co-conçue d’une ville en devenir.
Bibliographie
- Carlos, A.F.I. 2012. « Le droit à la ville comme projet de nouvelle société », L’Homme et la société, vol. 185-186, p. 65-81.
- Gibert, M. 2014. « Déplacements forcés et renouvellement urbain à Ho Chi Minh Ville », L’Espace politique, n° 22.
- Harvey, D. 2011. Le Capitalisme contre le droit à la ville. Néolibéralisme, urbanisation, résistances, Paris : Éditions Amsterdam.
- Laurent-Allard, J. et Labbé, D. 2017. Les Enjeux politiques et les questions du droit à la ville soulevés par une initiative d’urbanisme Do it yourself à Hanoï, Vietnam, 14e colloque de la Relève VRM, Québec.
- Lefebvre, H. 1968. Le Droit à la ville, Paris : Anthropos.
- Mitchell, D. 2003. The Right to the City : Social Justice and the Fight for Public Space, New York : Guilford Press.
- Morange, M. et Spire, A. 2014. « Le droit à la ville est-il soluble au Sud ? », Métropolitiques, 22 octobre.
- Ngoc, A.V. 2017. « Grassroots Environmental Activism in an Authoritarian Context : The Trees Movement in Vietnam », Voluntas, n° 28, p. 1180-1208.
- Purcell, M. 2003. « Excavating Lefebvre : The Right to the City and its Urban Politics of the Inhabitant », GeoJournal, n° 58, p. 99-108.
- Soja, E. 2010. Seeking Spatial Justice and the Right to the City, Minneapolis : University of Minnesota Press.
- Tran Hai, N. 2016. Contribution à la valorisation de l’eau dans les espaces urbains durables : l’exemple de Hanoï (Vietnam), doctorat en aménagement de l’espace et urbanisme, université de Lille-1.
- Tran Dinh, D. 2015. La Planification urbaine à l’épreuve du développement durable : appropriation du modèle ou génération de formes singulières ? Cas de Hanoï (Vietnam), doctorat en aménagement de l’espace et urbanisme, université de Lille-1.
- World Bank. 2018. Perspective monde. Outil pédagogique des grandes tendances mondiales depuis 1945.